Panayotis SOLDATOS
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I.  RÉFLEXIONS -  ESSAIS

Fragments de souvenirs d’un étudiant de la promotion 1959-1963 de la Faculté de droit d’Athènes: une nostalgie de temps édifiants et une mélancolie d’un passé qui refuse l’oubli*

Panayotis Soldatos

* Texte adressé aussi à une Anthologie des Alumni 1959-1963) de cette Faculté de droit
« La fée a fui sans doute au fond de la fontaine
Et la fleur se fana qui chut de son corset…
Le vin de violette est pour d’autres grisant
Les rêves de chez nous sont mis en quarantaine
 »
 (Louis Aragon, Brocéliande)

 
        Ces lignes, nostalgiques d’un passé édifiant de jeune étudiant de 1959, sont mues d’un élan spontané de retrouver, malgré le long passage du temps, le pouls sociétal d’une époque révolue, avec les yeux du cœur et de l’esprit. Abreuvés à la fontaine du Temple du Droit mais ayant, également, nos ailes déployées au-dessus de la réalité sociopolitique et culturelle du Kleinon Asty, au tournant d’une rude décennie et à l’aube d’une nouvelle (années soixante), nous contemplions la réconciliation salvatrice après un passé de guerres, de conflits, de fractures, de tragédies humaines et nourrissions une espérance d’ascension humanitaire, d’aggiornamento intellectuel-culturel, d’oxygénation sociopolitique et de développement économique du pays, grâce, entre autres, à sa participation d’association  à l’aventure des Communautés européennes.
       Dans cet ordre d’idées, notre plume enregistre, ici, l’écho de nos souvenirs, sans, toutefois, être sûre d’avoir réussi à éviter une certaine rationalisation a posteriori de notre marche d’étudiant et des événements vécus : ces perceptions du passé, à forte dose émotionnelle, sont, en effet, inévitablement connotées d’une tendance quasi instinctive, liée, peut-être, à l’apaisement de l’âge, à prendre du recul pour ordonner-interpréter, aujourd’hui, les réalités d’une lointaine époque.
 
       1° Une vie estudiantine plongée dans les incertitudes sociétales d’un « après-guerre prolongé » mais demeurant ouverte à l’espérance d’un avenir meilleur
       Après plus de six décennies écoulées depuis nos débuts de vie estudiantine, notre évocation d’aujourd’hui reste profondément marquée par la nostalgie d’une jeunesse d’enthousiasme d’avancement, la mélancolie face aux belles pages d’un chapitre de vie, hélas, fermé, la tristesse de délestages que le passage du temps nous a imposés.
       Car, en effet, nous faisions partie d’une génération d’angoisse sociétale et d’appauvrissement matériel, dus à la Seconde Guerre mondiale, à la guerre civile, à l’hécatombe de vies humaines sacrifiées, aux violations de l’État de droit, à la frénésie idéologico-politique d’une « chasse aux sorcières », aux procès sommaires, aux condamnations expéditives, à l’ostracisation des opposants, aux déportations et à l’exil, aux atteintes massives aux droits de l’homme.
        Plongée dans cette disette matérielle et ces atteintes à la dignité humaine, notre génération, au tournant de deux décennies de profondes convulsions sociétales, celles des années  quarante et cinquante, avançait timidement, souvent épeurée mais toujours chargée d’espérance  dans sa marche vers les années soixante, années qui promettaient une  sortie du tunnel, à la lumière de la création-consolidation des Communautés européennes et  de l’espoir d’une Europe Unie, vivant en paix et en sécurité, placée ainsi en nouvelle trajectoire vers la justice sociale et la prospérité élargie.
       C’est dans cette atmosphère de signes d’enthousiasme, de soif de connaissances, d’espoir d’épanouissement de l’être que nous avons effectué notre entrée dans l’arène du savoir universitaire, avec la cohorte 1959 de la Faculté de droit de l’Université d’Athènes.
        2° Dans l’Alma Mater : une communauté estudiantine initialement différenciée et concassée, mais progressivement rapprochée
       Située en plein centre de la capitale hellénique, pratiquement au pied de la colline du Lycabette, notre Faculté s’inscrivait dans un environnement urbain privilégié : elle était entourée de librairies, d’autres Facultés de sciences humaines, de l’Institut français d’Athènes, du patrimoine d’une trilogie néoclassique, composée  de la Bibliothèque nationale, de l’Université (Propylées) et de l’Académie d’Athènes  (on y trouve, selon le bâtiment, la signature de Christian Hansen et de son frère Théophile ainsi que la contribution d’Ernest Ziller); au-delà, elle faisait partie d'une
 trame urbaine qui n’avait pas encore connu les ravages de la destruction d’une grande partie du  patrimoine de bâtiments néoclassiques et de résidences unifamiliales au profit du développement disgracieux et anarchique d’aujourd’hui.
​

       a.- Le tissu social stratifié et les mixages progressifs de nouvelles appartenances
       Notre entrée à la phase de la formation universitaire fut l’occasion d’un « baptême » social dans un creuset de strates diversifiées et, de ce fait, de mixage dynamique. Des couches sociales défavorisées, côtoyaient, dans ce vivier facultaire, des segments nantis de la société grecque : il en découla une série de liens de camaraderie, voire d’amitié, initialement circonscrits, tout spontanément, dans l’appartenance sociale d’origine, la provenance régionale ou de quartier, l’affiliation scolaire (de divers Lycées, publics ou privés). Cela dit, assez vite, l’on remarqua un progressif mixage, avec de nouvelles appartenances trans-sociales de groupes, élargies et horizontales, fondées sur des compatibilités idéologiques, des parentés politiques ou syndicales, des similitudes de goûts artistiques-culturels, des affinités de personnalité, déclenchant ainsi un processus étapiste d’homogénéisation générale ou partielle, dans une convergence intellectuelle d’étudiants « like-minded ».
        Il conviendrait aussi de souligner, ici, que ce processus de nouvelles appartenances d’homogénéisation favorisait une finalité assez largement partagée au sein de cette communauté estudiantine, celle de l’aspiration, dans ces «après-guerres », à l’ amélioration du sort matériel de la population, à l’établissement d’un vrai État de droit, à l’avènement d’une société de méritocratie, à la  renaissance intellectuelle-culturelle, au règne d’un  climat de paix et de justice.
      b.- Les lieux de socialisation
      Force nous est de noter à ce sujet que, à l’époque, en l’absence à la périphérie immédiate de l’Université d’une infrastructure conséquente de thermopolia (cafés, bars, relais de restauration rapide), d’une part, des actuels réseaux sociaux du monde du numérique, d’autre part, ce processus de communication et de rapprochement au sein de la communauté estudiantine demeura, pendant un certain temps, d’un quotidien court, essentiellement situé à la sortie des cours. À cet égard, nous conservons le vif le souvenir d’agglomérations, aux propylées de la Faculté ou aux trottoirs avoisinants,  de petits groupes d’étudiants, avides de débats, essentiellement politiques, et en quête d’horizons d’actions et de solutions aux problèmes sociétaux, agglomérations qui rappelaient l’Agora des Athéniens de l’Antiquité. Aussi, plutôt que de se limiter à la revendication de droits sectoriels (estudiantins), réclamait-on de plus larges droits sociétaux et assumait-on des devoirs promotion du bien commun du pays. 
        c.- La conscience socio-politique
       Dans ces années, de disette sociale et d’encadrement autoritaire, l’esprit d’étudiant-citoyen m’apparaissait vivace, en contraste avec l’atmosphère de nos jours, davantage marquée par le goût de la consommation, du loisir, du divertissement, parfois même découplé d’un souci social. En effet, au désir d’une formation scientifique et, au-delà, professionnelle d’avancement, s’ajoutait la forte participation à un syndicalisme estudiantin et, dirais-je davantage, un vif attrait du politique, le pays traversant,  durant la phase quadriennale de nos études (en l’occurrence 1959-1963), une période de soubresauts politiques, par la  lutte pour l’assainissement d’un système démocratique, bancal et fragile, qui se heurtait, de surcroît, à l’opposition d’une partie musclée de la droite et, également, du Monarque, en violation de l’esprit et des règles d’une monarchie constitutionnelle, sans oublier, certes, un autre combat, concomitant,  celui de l’établissement-consolidation d’un État chypriote réellement  souverain et indépendant. Aussi, dans ces années, les rues du centre d’Athènes accueillaient-elles de centaines de milliers de manifestants, dont de larges segments de la population estudiantine, souvent faisant fi de la violence policière pour exprimer leur volonté tantôt de protection-réforme du régime démocratique grec, tantôt de la défense de Chypre, aux débuts étatiques fragiles, incertains. Et on n’avait pas tort de manifester, avec insistance et combativité, pressentant déjà les dangers de dérapages constitutionnels, matérialisés, hélas, lors du coup d’État de 1967, dans une fâcheuse succession d’atteintes aux valeurs démocratiques et aux libertés fondamentales.
      3° Le corps professoral : rigueur et compétence dans le Temple de Thémis
      La question, qui nous a souvent été posée depuis notre entrée à la Faculté de droit «veux-tu devenir un avocat ?» révèle une conception fort répandue au sein du grand public, qui ramenait cette  formation de droit à l’exercice de la profession d’avocat. Et pourtant, un tel enseignement comportait un vaste éventail de connaissances et d’expertise, essentielles au bon fonctionnement d’une société démocratique et ainsi à la protection efficace du bien commun. En effet, une Faculté de droit, assure, prioritairement, le meilleur, voire le nécessaire profil de législateur au sein du Parlement, de commis de l’État au sein de l’appareil administratif, de magistrat ordonné à la protection, accompagnée de sanctions des législations, d’avocat épaulant le judiciaire dans la bonne attribution de la justice, tous des  rouages fonctionnels fondamentaux au service de État de droit et des libertés publiques dans une vraie démocratie.
       Sur ce plan, personnellement, nous nous considérons privilégié d’avoir pu bénéficier, à l’époque, de la présence et de l’encadrement d’un corps professoral compétent, rigoureux, maîtrisant les diverses branches et facettes du droit et férus de talents de transmission de la connaissance, ce qui n’exclut, certes, pas des cas de déficiences pédagogiques et de fragilités, liées davantage à la personnalité-idiosyncrasie de l’enseignant qu’ à sa maîtrise de la matière concernée. Qu’il nous soit, également, permis ici, une mention spéciale consacrée au Professeur Phédon Vegleris, dont nous fumes l’assistant pendants près de trois  ans,  dans le cadre de sa pratique d’avocat spécialisé dans le Contentieux du Conseil d’État : esprit libre, d’une élégance du verbe, d’un maniement délicat de l’humour, d’une affection prononcée pour ses étudiants, d’une une sensibilité aigüe aux valeurs démocratiques, il nous a communiqué sa grande passion pour la défense de la légitimité constitutionnelle et de la légalité administrative.

       Quant à l’audience estudiantine, elle donnait une impression, proche à la réalité majoritaire, d’assiduité, de discipline, de curiosité intellectuelle, de soif de connaissances, d’interaction enrichissante. A posteriori, d’ailleurs, la confirmation de ce niveau de qualité au sein de la Faculté, durant les quatre ans de formation, nous fut donnée par la présence ultérieure de diplômés de cette cohorte aux hauts rangs de l’État et de ses institutions publiques  ( Parlement, Gouvernement, Conseil d’État, Cour de Cassation et autres juridictions, Administration), aux  Universités, au  Barreau, aux hautes fonctions de direction du secteur privé (grandes entreprises, médias etc.).
       Connaissant les insuffisances de l’Éducation supérieure des dernières décennies, en Grèce, mais aussi à l’étranger, nous ne pouvons que nous enorgueillir de la formation  alors reçue et nourrir des sentiments de vive reconnaissances à l’égard de nos enseignants de Faculté, qui nous ont ainsi profondément marqués.
       4° Le foisonnement culturel, source de maturation-orientation sociétale des étudiants
       Dans ce contexte sociopolitique et universitaire brièvement décrit, il conviendrait, maintenant, de nous interroger sur l’environnement culturel de l’époque, cette oasis d’inspirations, d’émotions, de rêves et d’idéaux, qui abreuva notre marche de vie et contribua à l’éclosion d’un esthétisme artistique, au maintien d’une euphorie-créativité  de l’esprit, à l’ajout d’une dimension affective à nos relations humaines (relations sociales, amitiés, vie amoureuse), à la canalisation d’un enthousiasme sociétal tourné vers le bien  commun, dans ces temps de difficultés matérielles et d’ambiance politique anxiogène, voire, parfois, délétère. À cet égard, le monde du cinéma et du théâtre, de la musique et de la chanson, de la poésie (et de la littérature plus généralement), prodiguait de précieux éléments constitutifs de notre environnement culturel d’époque que nous allons illustrer, ci-après, de quelques exemples de réalisations.
         En effet, bien que l’année universitaire 1959-1960 n’ait pas été une date clé dans cette mouvance de renouveau culturel, elle en constitue une période charnière qui préfigura l’enchaînement continu de production d’œuvres culturelles diversifiées, dans un crescendo de rajeunissement et de saut qualitatif, véhiculant  des objectifs de promotion de l’État démocratique, de rejet de l’autoritarisme, de pluralisme  idéologique, de nouvelles relations entre les deux sexes, basées sur l’égalité et l’épanouissement mutuel, de libération des mœurs (famille et relations parentales, relations amoureuses, relations conjugales  etc.),  de passage progressif à une eudémonie collective.
       a.- Cinéma et théâtre
       Nous remémorons, avec une douce nostalgie, dans ce tournant d’une décennie et à l’aube d’une nouvelle (1959-1963), la riche contribution de réalisateurs (penser, entre autres exemples, à: Michael Cacoyannis, Notre dernier printemps et Electra  (films) ; Jules Dassin, Jamais le dimanche (film), Nikos Koundouros, Les petites Aphrodites (film), Karolos Koun, Ornithes (théâtre), George Tzavellas, Antigone (film)) et d’acteurs (entre autres : Alekos Alexandrakis Dimitris Horn, Tzeni Karezi, Manos Katrakis, Nikos Kourkoulos, Élli Lambeti, Melina Merkouri, Dimitris Papamichael, Aliki Vouyouklaki).
        b.- Musique et chanson, fréquemment associées à la littérature poétique
        Dans cette même période, la présence de deux géants de la musique grecque de l’après-guerre, Manos Hadjidakis et Mikis Theodorakis, créateurs d’un patrimoine musical de renommée internationale, grâce à un processus d’interaction-fécondation avec le cinéma, le théâtre, la chanson et la poésie, fut pour nous, jeunes étudiants, une oasis de divertissement et d’enrichissement culturel et, surtout, un creuset de valeurs de sensibilisation sociopolitique et d’élan de marche sociétale libératrice. En effet,  nous conservons-chérissons le vibrant souvenir d’habillages musicaux qui nous ont accompagnés souvent dans nos sorties, parfois dans nos manifestations publiques, toujours dans notre parcours d’êtres, tels que ceux de Manos Hadjidakis ( entre autres : Jamais le dimanche, Rue des rêves, Ornithes) et de Theodorakis (Axion Esti du poète Odysseas Elytis), poursuivis, dans les années soixante et au-delà,  en relation avec d’autres  œuvres de poésie, dont celles de Nikos Gatsos, Yannis Ritsos, Georges Seféris, Angelos Sikelianos ou, encore, de tragédies et de comédies de la Grèce Antique, telles que  Medea, Electra, Antigone, Lysistrata).
       5° Quelques pensées d’épilégomènes
       a.- Qu’il nous soit permis, en guise d’épilégomènes, de souligner la forte charge émotionnelle ressentie lors de ce retour au passé. Nous étions, en effet, à l’âge de l’enthousiasme créatif, de l’élan de l’édification, de l’optimisme déterminé, de l’innocence idéaliste, de la rationalité en devenir, de l’affectif  bouillonnant, du  romantisme en marche, de l’ambition sociétale,  de l’appétence de vie, de la poursuite du  bonheur. Aussi, invité à cette incursion au passé de jeune étudiant, avons-nous tenté de préserver dans nos souvenirs cet enthousiasme et ces émotions de l’époque, tout en évitant, aujourd’hui, une rationalisation de bilan.
         b.- Par ailleurs, dans cette démarche de rétrospective de souvenirs, nous avons été mû par le souhait de remémorer, dans notre esprit et cœur, l’élan d’origine dans notre jeunesse vers des études au service de la Loi et de la Justice ainsi que l’ambition légitime d’entrer, parallèlement, dans l’arène sociétale par la voie estudiantine, parsemée d’espoirs, d’optimisme et  de fougue. Car, à l’époque, il s’agissait de s’édifier dans une quête du bien commun, de rendre hommage à nos parents pour leur soutien, sacrifices et attentes, de nouer des relations de solidarité et d’amitié, voire de couple, d’acquérir les outils d’une activité professionnelle féconde, de nous doter, in fine, de valeurs et de qualités humaines dans la quête de l’eudémonie individuelle, familiale, collective. 
        c.- Cette insertion dans la sphère universitaire et dans le cercle estudiantin, projetée qu’elle fut vers l’environnement sociétal de l’époque, a connu, certes, des beaux jours et des intempéries. Aussi, tout en insistant sur les acquis d’une marche de jeune vers un horizon meilleur, est-il nécessaire d’admettre, ici, les moultes interrogations, inquiétudes,  peines, déceptions qui ont jalonné notre parcours dans notre pays des années soixante, temps d’un cheminement socioéconomique et politique ardu, sinueux,  souvent balayé de vents forts d’influences étrangères de contrôle et d’interventions intérieures de déstabilisation et plongé dans un continuum sociopolitique antagonique, qui assombrit, pendant longtemps, et encore aujourd’hui, l’horizon du nécessaire apaisement de réconciliation sociétale.
        d.- Last but not least, tout en exprimant, ici, notre profonde appréciation de cette occasion de feuilleter le livre de nos souvenirs pour participer à ces retrouvailles de plume, nous ne pouvons pas  nous empêcher de penser à tous ceux, camarades et amis de Faculté, qui nous ont quittés en cours de route. Qu’ils soient ici remerciés d’avoir fait cette partie du chemin ensemble et assurés de nos fortes pensées d’accompagnement fidèle. 

Et que trois collègues défunts, Amis précieux de l’auteur, issus de cette cohorte de 1959, Antoine Antapassis, Michel Minoudis et Panos Panotopoulos acceptent cette dédicace de texte, in memoriam d’une marche commune.  



II. PENSÉES

Pensée no 1

30 octobre 2019
 
 La solitude dans le silence étourdissant  du monde moderne:
 Séduction ou punition?


L’état de solitude dans notre siècle, chargé d’étrangeté, parfois absurde, mais aussi d’oasis de vie, nous interpelle dans ce   monde de la communication, du numérique, des réseaux sociaux. Il  nous invite ainsi à le circonscrire, à l’expliquer, à le définir dans ses manifestations  et conséquences.

Quels chemins pour la solitude ? Nombreux sont les choix : se réfugier dans des endroits reculés  pour échapper au brouhaha des hommes et de leurs créatures techniques ou, encore, pour les plaisirs d’un dialogue solitaire avec la nature; s’isoler dans la verticalité des gratte-ciels dans la solitude de l’être désenchanté des autres, en quête d’introspection et de méditation ou, encore, assoiffé d’écriture créatrice, de lecture absorbante et apaisante, de contemplation silencieuse de l’horizon mystérieux de vie.

La solitude se trouve couplée d’un silence,  pas complet tout de même, notre cœur et âme pouvant nous  raconter des choses, nous  parler du passé, nous promettre l’avenir, nous bercer dans le rêve ou nous berner dans l’espoir, face à une  nature  toujours aussi  prête à  nous offrir sa faune et sa flore pour  un autre dialogue de vie.

La solitude, choix ou une obligation? On choisit de se retirer, dans la nature, dans l’ermitage, dans  sa demeure, et on sait, ou on apprend, quoi y faire. Dans d’autres cas,  on  nous impose la solitude, comme punition institutionnelle,  comme sanction de l’âge (il semblerait qu’à l’ère technétronique  les vieux n’ont rien à apporter aux plus jeunes, qui se mettent à l’abri du profond fossé générationnel, comme si le passé (l’histoire aussi?) n’aurait rien à leur dire et à leur apprendre) ou, encore, comme conséquence d’une exclusion sociétale. Source de jouissance, lieu d’inspiration, mal sociétal, cellule du condamné, la solitude est omniprésente, comme mode de vie en libre choix ou comme échec, volontaire ou involontaire, d’intégration.

Absurdité dans le  monde des communications, coût du progrès technologique, concassage d’une société avare de solidarité, malédiction du pauvre et de l’exclu, sort du philanthrope oublié, deuil de l’amoureux abandonné, oasis du contemplatif, ermitage de l’anachorète, passionné de Dieu, ô combien la solitude et le silence nous guettent, nous attendent, nous attirent, nous séduisent, nous promettent, nous condamnent!


Panayotis Soldatos.

Pensée no 2
Décembre 2019

L’amitié,  lien existentiel  aux prises avec la précarité-fluidité du monde «moderne»
 
       1° Lien  précieux dans notre trajectoire humaine et, aujourd’hui, hélas, en processus d’érosion de ses ingrédients constitutifs, l’amitié nous met au défi d’une définition, tant sont multiples et variées ses acceptions et manifestations. Et, pour compliquer davantage notre compréhension de ses contours et de son évolution, nous sommes, également, invités à explorer, ici, ses quelques  recoupements avec la  famille (avec, aussi, quelques références aux unions amoureuses, potentiellement antichambres de la famille), dans ce binôme de rapports existentiels qui sous-tendent, sillonnent et façonnent la vie.
     «Animal politique» («zoon politikon»), selon Aristote, qui pensait à l’appartenance et vie dans la Cité («Polis»), animal sociétal dirions-nous, aujourd’hui, avec l’«élargissement» de la «Polis» vers de plus vastes espaces de structuration sociétale (locaux, régionaux, étatiques, supranationaux), l’homme est toujours en quête de cadres collectifs d’appartenance relationnelle (famille, amitié, union  amoureuse, regroupement idéologique, communauté ethnique, culturelle, linguistique, religieuse etc.), dans son désir d’y trouver, selon le cas, un réservoir d’attention, de compréhension, d’affection, d’amour, de joie, de complicité, de solidarité, d’accompagnement de marche de vie, de sécurité, d’enracinement identitaire, de réalisations communes, d’épanouissement holistique (matériel, intellectuel, spirituel) de son être et, ultimement, un sens à sa vie.
     Dans cette optique d’appartenance relationnelle, la famille et l’amitié offrent à l’homme un schéma, prioritaire et de proximité émotionnelle, de cercles intersectés de vie : le premier cercle, bien que susceptible d’évolutions et de mutations, tout au long des liens interpersonnels de parenté, impose les limites et les rigidités d’une dotation héréditaire et d’une certaine dose de déterminisme (encore que relatif, compte tenu des influences de l’environnement sociétal, notamment socio-culturel, sur la famille); le second, qui sera l’objet de cette feuille de réflexion, subsidiaire et d’appoint du premier ou, encore, substitutif, pour les «sans famille» ou les désenchantés d’une vie familiale, assure le libre arbitre de l’individu et ouvre à son volontarisme un horizon (proportionnel, toutefois, à ses ressources affectives et intellectuelles et dépendant de son environnement et parcours de vécu) d’épanouissement dans  des  liens fusionnels d’amitié profonde et pérenne avec le  prochain («fellow being»).
        Mais, alors, comment tenter de définir l’amitié (on n’arrivera jamais à la cerner complètement, tant sont nombreuses et variées ses expressions chez l’humain), la sincère, l’équilibrée, la fidèle, la pérenne, dans un sens holistique, optimal, profond, exigeant, humaniste, avec ses ingrédients constitutifs et ses manifestations d’ouverture, de disponibilité, d’écoute et de don de soi ?
       À cet égard, notre conception de l’amitié pointe (certes, sans aucune prétention à l’exhaustivité mais, tout de même, avec le souci de bien appréhender son essence optimale) vers une ambition  créatrice de qualité de marche de vie accompagnée, par la recherche de l’établissement, à l’enseigne de la réciprocité,  d’un lien affectif (le fort attachement affectif de l’amour du cœur, dans le sens  de l’«agapè» des Grecs, sans les dimensions de l’attirance et prolongements physiques de l’«éros»), qui assure à l’être humain: la présence chaleureuse, l’écoute attentive, la volonté d’échange et la capacité de dialogue, la compréhension sans limites, l’harmonie, la recherche de l’épanouissement par l’apport de l’autre et sans replis d’égoïsme, la solidarité, le dévouement, la complicité d’esprit et la connivence d’action, la patience, l’assistance  et le soin de l’autre devant les intempéries de la route («ami dans le bonheur, ami dans la douleur»), le pardon en cas de chute de l’autre, l’abnégation, la convergence de vertus («arété» des «hómoioi» dans la Grèce antique) et de valeurs sociétales (pour participer ensemble à une meilleure société). Il s’agit d’ingrédients constitutifs optimaux et multi-niveau, d’autres pouvant, certes, y entrer en jeu, à titre d’appoint.
       Conséquemment, et pour encapsuler ces ingrédients fondamentaux de l’amitié, nous proposons cette définition épigrammatique qui veut que l’amitié  soit un arrimage de cœurs, avec ses émotions et sentiments, et une élévation d’âmes, activant-mobilisant le patrimoine affectif  et de valeurs de deux êtres, dans un profond  lien commun.
       2° Cela dit, à l’ère de la « société liquide» (pour reprendre un concept sociologique de Z. Bauman) et du monde moderne, aux structures fragiles et déficitaires, l’individu  apprendra, à ses frais, que, dans la «fluidité de nos sociétés pressées, «affairées», grandes «consommatrices» de biens et de services, manquant de temps d’arrêt, de réflexion, d’appréciation, de concentration, d’approfondissement, d’engagement ferme et à l’horizon du long terme, sa quête existentielle de liens d’amitié profonde et pérenne risque de le confronter souvent au désenchantement des espoirs déçus (liens d’amitié effrités, dilués, disparus) ou des illusions perdues (l’introuvable amitié), tel un orphelin sociétal laissé  sur le bas-côté de la route de vie. Dans un tel paysage de rareté ou de fluidité des vrais liens intimes (famille, amitié, unions  amoureuses), les voies de «rattrapage» réel relèveraient d’un destin incertain : celui d’un Sisyphe têtu, qui roulerait, sans cesse, son rocher jusqu’en haut de la colline pour atteindre la vraie amitié (ou, encore, la famille ou l’union amoureuse), condamné à ce «cycle de l’absurde»; celui d’un Diogène patient, qui persisterait  à chercher, à l’aide de sa lanterne, l’«homme vrai» («bon et sage»), donc, dirions-nous, désireux  de vraies amitiés) ; celui de l’humain «fortuné», qui, aidé, par la «Tyché»( divinité de la mythologie grecque, tutélaire de la fortune), trouverait la vraie amitié, telle que nous l’avons définie plus haut ; celui, enfin, de l’être découragé par cette fluidité sociétale, qui se résignerait à l’ersatz de simples connaissances (d’école, de travail, de voisinage, de voyage etc.) et de contacts occasionnels, fortuits, circonstanciels, épidermiques, de convenance, en somme éphémères, noyés dans la mouvance des communications sociales d’aujourd’hui, antichambre d’une solitude dans le silence étourdissant du monde moderne.
       3° Réfléchissons, maintenant, sur l’intersection, déjà évoquée, de l’amitié avec la famille (et l’amour familial), sans, certes, nous y attarder, vu notre projet de consacrer à la famille, ultérieurement, une Pensée distincte.
      Certes, il est infiniment souhaitable (mais pas toujours du domaine réel du patrimoine affectif et du vécu familial), que les ingrédients précités, constitutifs de l’amitié (et, dirions-nous, aussi, de l’amour du cœur, tourné vers l’«âme-sœur» de l’union amoureuse) nourrissent, également, la famille, et inversement, dans un schéma d’intersection des traits des deux cercles : penser, par exemple, aux éloquentes appellations «frère d’âme» et «sœur d’âme», empruntées à la famille et transposées dans la dynamique de l’amitié et, de façon inverse, à l’approche parentale « être l’ami de ses enfants»,  soulignant la valeur ajoutée de compréhension et de communication qu’offre l’amitié.
 
       Cela dit,  la réalité actuelle de la famille, aux liens «éclatés» (bien que parfois remplacés ou recomposés : famille adoptive et famille recomposée) ou, tout simplement, en pente descendante d’érosion- dilution,  est, elle aussi, à l’instar de l’amitié, fortement déficitaire dans son patrimoine affectif et d’un avenir hypothéqué par la délétère emprise de la «liquidité» de la société  moderne et son entrée dans la zone de turbulence du simple relationnel sans fondements  structurels. À cet égard, même l’amour parental inné (par exemple, maternel) subit l’influence de facteurs épigénétiques et environnementaux. Quant à la causalité de ce phénomène d’érosion-dilution  et de «décote» sociétale de la famille, quelques variables paraissent, ici, déterminantes, soit : l’éloignement précoce, prématuré de membres de la famille de l’«oikos» (foyer familial), pris dans les vagues centrifuges d’un monde globalisé et d’extrême mobilité;  le temps familial rétréci par le déploiement professionnel du couple parental et de tous les autres membres --  ascendants et descendants --  de la famille; l’éclatement-dilution  du couple; la volonté hâtive d’émancipation-autonomisation des enfants; l’attrait grandissant de pans de vie situés à l’extérieur de la famille et plongés dans le brouhaha du trafic sociétal, dense et croissant, que génère l’univers des  loisirs, des réseaux  sociaux, des incessantes communications sociales à l’ère du numérique; l’érosion progressive de valeurs familiales et, plus largement, humaines (penser, par exemple, à la solidarité-cohésion du cercle familial et  à ses traits de lien privilégié et durable), sacrifiées à l’autel d’un matérialisme économique et d’un consumérisme exacerbé (bien que les crises économiques ont pu ramener au «giron» familial, de façon, certes, circonstancielle et cyclique, certains membres -- notamment des enfants --  qui l’avaient déserté, ne fût-ce que temporairement); le profond fossé générationnel, se creusant de plus en plus dans un monde de vélocité et de déstructuration, où le présent méprise le passé, au risque de compromettre  l’avenir.
 
      Et pourtant, malgré cette érosion des liens familiaux, il n’en demeure pas moins que la famille, même déficitaire, sur ce plan de son tissu contemporain de rapports et de patrimoine affectif, dispose d’autres éléments de socle de cimentation qui manquent à l’amitié, soit : d’un construit sociologique et culturel, avec aussi un patrimoine commun de traditions familiales, de situations, de perceptions, de mémoire collective et de vécu dans l’«oikos» ou «estia» (termes empruntés à de la Grèce antique); d’un  encadrement juridique (suivant, certes, l’évolution sociétale) de droits et de devoirs, souvent seul rempart de protection des membres d’une famille en érosion-dilution.
 
       4°  En somme, notre  feuille de réflexion, fruit d’une démarche d’observation des deux cercles en intersection (amitié et famille) et de leur environnement sociétal, nous a permis d’alerter l’esprit et le cœur sur deux tendances lourdes de la société moderne : la fluidité des liens d’amitié et le détricotage  de ceux de la famille. Et, chose plus grave, elle nous a «autorisé» à considérer que  cette double érosion, loin d’être un phénomène isolé, passager et réversible, demeure inscrite dans les grandes mutations sociétales qui l’entourent et déterminent sa  profondeur et gravité, avec notamment : le concassage sociétal, dans la primauté de l’économique qui engloutit les valeurs humanistes  et les subordonne à la croissance, au progrès technologique, à la compétitivité et à la consommation; la poursuite du bonheur matériel aux dépens de l’éthique et de l’humanisme; la fragilité des structures sociétales  et des institutions; l’apathie de l’individu , dans une atrophie affective et émotionnelle, qui l’éloigne du «prochain» et le pousse vers  le monde du virtuel, le brouhaha de l’inintelligible et, in fine, la solitude, au sein d’une société qui n’encadre ni protège suffisamment l’«animal politique» d’Aristote, mais qui se limite à canaliser les flux humains dans la cacophonie, l’asymétrie et le concassage des êtres et de leurs relations.
  
      Qu’il nous soit permis, en cette fin de feuille de réflexion, de formuler le souhait que le sort de Sisyphe ne soit pas, sur ce terrain de la quête d’amitiés profondes et pérennes, le destin dominant et que la persévérance de Diogène à la rencontre  de l’«homme vrai», ami idéal,  nous motive dans notre marche de vie, sur le chemin de la rencontre de l’autre!
                
Panayotis Soldatos

 Pensée no 3
Juillet 2020

La marche de vie au seuil d’un âge avancé : quelle quête d’un futur ultime?
Qu’il nous soit permis, en préambule d’écriture, de confesser notre hésitation sémantique d’intitulé et de «cadrage» de temporalité de la «chère dernière étape» d’un être humain, laquelle, placée dans un continuum de mutations de vie, s’accommode peu de l’étanchéité d’une coupure dans la succession des âges, tant en amont qu’en aval du découpage. En effet, le long et multiforme  processus du vieillissement renvoie à une temporalité bien incertaine, tant ses traits bio-fonctionnels, psychologiques et émotionnels ainsi que les perceptions, attitudes et comportements sociétaux qui s’y réfèrent varient selon les époques, les cultures et les frontières sans cesse repoussées de la longévité.
      1° Aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales «avancées» (nos guillemets de scepticisme, à propos  de ce qualificatif, y voient un progrès plus technoscientifique qu’humaniste), les «personnes d’âge» (plutôt qu’un euphémisme, adoucissant le  terme  «personne âgée» et ses nombreux synonymes, ce choix d’appellation souhaite tenir compte du large éventail de configurations et d’interactions, souvent en décalage, entre les facteurs physiologiques et les traits émotionnels des sujets ici concernés) sont soumises à un regard sociétal qui révèle deux approches contradictoires et  au grand déficit d’humanité.
       - Tout d’abord, à l’ère de la culture du jeunisme, de la performance et de la transformation numérique, du concassage générationnel, de la décote du processus de transmission du vécu, par les «passeurs d’âge», aux nouvelles générations (mémoire historique, traditions, expériences, valeurs sociétales) et, in fine, des turbulences du dialogue intergénérationnel, surgit une mouvance de «dégagisme» systémique (statutaire ou informel d’«encouragement»), qui éloigne progressivement  les gens d’âge de fonctions sociétales aux attributs d’influence et de décision (dans le secteur public, dans le monde des professions, dans la sphère socioéconomique de production etc.) et contribue à leur marginalisation d’exclusion (l’amorce de politiques et de pratiques de leur réintégration ne pointe toujours pas vers un processus  dynamique d’avenir, dans ce domaine). À cela s’ajoutent les phénomènes de bouleversement-relâchement-dilution des liens familiaux, fragilisés par la «modernité liquide» (terme de Z. Bauman) de nos sociétés et conduisant à la distanciation (physique, affective, de communication) des membres ascendants de la famille élargie.
      -  Parallèlement, une approche mercantile de «marchandisation» de la santé (en privatisation croissante, eu égard, notamment, aux carences du système public, récemment confirmées dans la pandémie du coronavirus) et, au-delà, dudit «mieux-vivre» sociétal, courtise et agglomère les gens d’âge, profitant de leurs vulnérabilités d’existence: ceux-ci se trouvent, en effet, déclassés, passant du statut d’«acteur aux fonctions et droits citoyens» à celui de «client-consommateur» de services médicaux-paramédicaux  de prévention-conservation et, dans la tyrannie du jeunisme, de rajeunissement bio-esthétique; ils subissent, par ailleurs, l’étouffante pression d’un marketing de services du type d’un «sur mesure imposé», car d’une offre homogène, quasi cartellisée (par exemple, assurances de vie, de sécurité et de voyage aux conditionnalités d’actionnement souvent prohibitives) ou, encore, d’un «prêt-à-porter» régimenté (voyages et, au-delà,  vaste gamme de loisirs standardisés, car faisant rimer «âge avancé-et homogénéité d’intérêts-goûts-passions).
      2° Dans cet ordre d’idées, la mise en situation sociétale des personnes d’âge, soumises, de façon croissante, à ces courants contradictoires de distanciation-évitement-déstabilisation-exclusion, d’une part, d’embrigadement clientéliste, d’autre part, nous conduit, ici, aux cœur de la finalité de notre réflexion, celle de l’identification de leur positionnement et profil, en termes de quête de sens de vie dans ce futur ultime. En effet, loin de refléter un oxymore, ce «futur ultime», s’il est bien planifié et géré, pourra représenter une période d’accomplissement personnel eudémonique : l’humain, dans les paramètres actuels de durée de vie, passe, environ, ses deux  premiers tiers à se développer, s’éduquer, se reproduire, élever une famille, exercer une activité professionnelle; or,  le dernier tiers,  cette «chère étape du futur ultime», le trouve  libéré de pans entiers de vie passés à l’enseigne de l’édification de l’être et de l’accomplissement de devoirs familiaux-sociétaux, lui ouvrant, désormais, les arcanes du «soi», avec ses interrogations enfouies, ses projets entre parenthèses,  ses aspirations en attente, ses élans freinés, ses rêves écartés, pour un nouveau voyage, le dernier, certes, aux tournants imprévus, aux vents d’Éole insondables, aux conditions sociétales variables, à la durée incertaine, mais, aussi, à l’espérance d’épanouissement.
       Aujourd’hui, en effet, malgré la mercantilisation de la vie des  personnes d’âge (devenues un important bassin de clientèle de services) et les phénomènes, en cascade, de leur stigmatisation - marginalisation- isolement- exclusion, celles-ci, en nombre croissant, peuvent faire  preuve de résilience, voire de volontarisme actif, prêtes à  réaliser leurs ultimes projets et à chercher une nouvelle et dernière feuille de route, connotée par des envies, espoirs, rêves, illusions. À cet égard, ces promeneurs du dernier cercle, se mettent, tout d’abord (le comment)  en forme, de corps et d’esprit, dans une approche de conservation ou, selon le cas, de rétablissement, aux fins de rebondissement- redéploiement de vie, certes dans les limites sociétales imposées ; ensuite, ils se donnent des finalités (le pourquoi) dans cette quête de nouveaux horizons d’épanouissement, sous-tendues par des choix spontanés ou réfléchis (envie d’exister pour continuer à s’édifier et jouir de son «solde de vie»; projets concrets de réalisations), et, parfois, par des considérations philosophiques (valeurs à déployer- promouvoir - défendre dans un ultime parcours qualitatif).
       3° La quête d’une marche de dernière étape révèle plusieurs profils de motivation que nous ramènerons ici (considérant les limites de cette réflexion ponctuelle et globalisante) à une catégorisation binaire qui reconnaît : les  adeptes de la marche de continuité et les explorateurs de nouveaux pans de vie.
       a) Les adeptes de la marche de continuité, passifs ou actifs, forment un  premier profil-type de personnes d’âge dont la démarche est sous-tendue par un  bilan de satisfaction, eu égard au parcours passé que l’on souhaite  poursuivre, voire enrichir mais  sur les mêmes traces,  ou, alors, trahit à un comportement d’apraxie de  résignation face à la réalisation de l’incapacité de changement.
       - Pour leur part, les passifs de la continuité avancent les yeux fixés sur leur rétroviseur de vie (personnelle, familiale, sociale), y trouvant des souvenirs heureux, cherchant quelques  joies renouvelées «à la marge» ou, encore, se plongeant dans une routine d’accommodement (simples contemplatifs du passé); et si, en revanche, l’image du passé y enregistrée est pâle, voire d’une triste réalité, ils s’en détournent, et, las de fatigue ou de déception pour emprunter de nouveaux sentiers, s’installent,  pour «tuer le temps», dans l’antichambre de  la contemplation de l’inéluctable.
      -  Quant aux actifs de la continuité, en plus de s’attacher à l’acquis du passé, ils s’investissent dans son approfondissement-élargissement : on y trouve, par exemple, les heureux d’un patrimoine affectif familial, dont ils furent les artisans et dont ils continuent à bénéficier (le cas, notamment, des membres ascendants de familles élargies qui retrouvent la joie de nouveaux rôles, tels que ceux illustrés dans «L’Art d’être grand-père» de Victor Hugo) et/ou ceux qui subissent toujours la force d’attraction gravitationnelle de leur profession ou d’autres activités cultivées dans la durée du temps (leur violon d'Ingres), s’efforçant d’y demeurer toujours ancrés (entièrement ou partiellement).
       b) Les explorateurs  de nouveaux pans de vie, osant une  rupture imaginative-créative par rapport au  passé, que celui-ci ait pu être heureux ou infortuné, et se mettant à la recherche de l’ultime futur
      En effet, l’étape de l’âge avancé pourrait bien se prêter à un changement de trajectoire de vie, partiel ou total, dans la recherche de l’épanouissement personnel et/ou de l’utilité sociétale : après l’âge d’un vécu heureux (enfance heureuse, adolescence épanouie et nourrie de connaissances, âge adulte de formation et de devoirs de vie active, familiale, professionnelle, sociale)  ou d’un parcours de désenchantements-déceptions –désillusions, la quête d’une nouvelle vie, celle jadis rêvée mais jamais atteinte ou celle nouvellement dessinée,  mériterait d’être entreprise.
     C’est dans cette quête de l’ultime futur que ces gens d’âge partent pour leur dernière mise en route, aux forces fragilisées mais à l’œil aguerri, affranchis du temps (car acceptant la fatalité d’un dérapage  ou autre interruption) et de l’espace (car tournés vers l’immensité d’une nature invitante par sa beauté et intrigante par ses rides millénaires), avides d’exploration systématique des racines et vestiges civilisationnels de l’humain que la mondialisation de la communication rend accessibles, soucieux de l’Autre  dans une humanité en détresse, assoiffés d’exercice philosophique pour «se connaître eux-mêmes», désireux d’un ultime rendez-vous de l’existence et, peut-être, d’un face à face avec leur âme d’enfant qu’ils ont voulu ou dû enfuir tout au long du continuum de leurs mutations de vie.
      4° Au terme de cet exercice de réflexion, qu’il nous soit permis la formulation d’un profond souhait à toute  personne d’âge qui entreprendra cette dernière marche : qu’ elle ne soit pas pressée, mais prête, comme Ulysse, aux détours, ouverte aux découvertes, disponible aux rencontres, pensant que, dans cet ultime aventure, c’est  le voyage qui compte plutôt que l’arrivée, cette fin  à retarder le plus longtemps possible; et qu’elle écoute l’inspirante suggestion du poète : « N’écourte pas ton voyage : mieux vaut qu’il dure de longues années et que tu abordes enfin dans ton île aux jours de ta vieillesse, riche de tout ce que tu as gagné en chemin » (extrait du poème de Constantin CAVAFY, Ithaque, trad. de Marguerite YOURCENAR, lors d’une de ses conférences).
     In fine, est-ce la revanche  du temps retrouvé sur le temps perdu ? À chacun de tenter d’y réponde à l’occasion de son voyage de la «chère dernière surprise», en lui souhaitant de pouvoir conclure, comme Jean-Jacques Rousseau dans ses promenades ultimes : «heureux si par mes progrès sur moi-même j'apprends à sortir de la vie, non meilleur, car cela n'est pas possible, mais plus vertueux que je n'y suis entré» (Rêveries du promeneur solitaire/ Troisième promenade), Paris, Les classiques de poche, 2001, p. 81.

Panayotis Soldatos




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