Le Professeur Soldatos publie, depuis 2010 (plusieurs fois dans l'année), des Chroniques d'analyse de l'actualité de l'Union européenne , dans le site web de Paris http://fenetreeurope.com
Chaque fois, la dernière Chronique paraît, également, dans ce site web http://www.soldatos.net (rubrique CHRONIQUES).
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Chronique* du 29 janvier 2024
Panayotis Soldatos
Professeur émérite de l’Université de Montréal Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3
*Chronique parue, également, le 29 janvier 2024, sur le site web de Paris www.fenetreeurope.com
L’actuelle fébrilité géopolitique européenne, accentuée par la fluidité-fragmentation de l’espace à contrôler et la « superposition »de la puissance américaine
« L’objet de la guerre, c’est la paix » (Aristote) « Mieux vaut se disputer autour d'une table que sur un champ de bataille » (Jean Monnet)
1° L’effondrement du rideau de fer au cœur de l’Europe a nourri l’ambition, voire l’enthousiaste espoir des Européens de compléter leur sphère géopolitique par l’élargissement progressif des Communautés européennes et, par la suite, de l’Union européenne, en direction de l’Est du Continent. Ceci dit, chemin faisant, ce parcours géopolitique s’est avéré sinueux, voire accidenté, eu égard à la présence de variables d’une évidente rigidité, dont, en particulier, l’enchevêtrement des contours de l’aire géographique eurasiatique, la « barrière russe », l’inévitable hétérogénéité (quantitative et qualitative) d’une Grande Europe, facteurs peu propices à une approche géopolitique européenne cohérente et de grande puissance (I). Par ailleurs, l’Union européenne fait face, aujourd’hui, à la permanence de l’installation géostratégique, dans ce même espace géopolitique, de l’Amérique, laquelle, bien qu’initialement libératrice-protectrice de l’Europe, vise, dans l’après-guerre froide, l’alignement européen sur les orientations directionnelles d’une politique étrangère américaine en quête de primauté transcontinentale, aux sérieuses conséquences géopolitiques : le conflit ukrainien fournit une illustration de cette « superposition » américaine (II). 2° Rien d’étonnant, alors, de nous trouver, aujourd’hui, devant une Europe qui doute de sa mission géopolitique, hésite sur une stratégie de déploiement international autonome, appréhende, en cas de tentative européenne de révision du schéma asymétrique de partenariat avec les États-Unis, une éventuelle réaction américaine de mécontentement, susceptible de perturber la constellation euratlantique de coopération économico-commerciale, de politique étrangère et de sécurité, voire de remettre en question l’actuel déploiement du parapluie stratégico-militaire, offert, certes à grand coût de cofinancement, aux Européens. Il en découle une tendance européenne de suivisme géopolitique et géostratégique, avec une Union européenne résignée à la redynamisation de l’ambition reaganienne « Let’s Make America Great Again » que souligne la reprise de l’affirmation déclaratoire « America is Back » par le président Biden et son nouveau ciblage géoéconomique et géostratégique face à ses deux ennemis systémiques, la Russie et la Chine. En effet, l’Union européenne a eu, « à chaud », à mettre en veilleuse sa posture internationale de puissance civile (« Civilian Power »), aux rôles diplomatiques et économiques de coopération et de médiation, et à s’aligner promptement, d’une part, sur une politique d’élargissement de l’OTAN, encore plus vers l’Est et, notamment, vers l’Ukraine, et, d’autre part, sur une démarche de réévaluation, voire de remise en cause de ses importants liens économico-commerciaux avec la Chine. I.- La fluidité-hétérogénéité de l’espace européen, source d’incertitudes géopolitiques
1° La conception et le développement d’une approche géopolitique européenne de grande puissance comporterait un schéma structurel-processuel complexe de démarches-conditions préalables dont, en priorité, la définition-fixation de l’aire d’intégration concernée ainsi que des moyens de déploiement géoéconomique et géostratégique. Or, les Communautés européennes, initialement amputées de l’aile orientale, sous domination soviétique, se sont, en priorité, attelées à l’homogénéisation socio-économique de leur espace occidental, dit de « petite Europe », autour d’une union économique, certes, partielle, dans l’attente de la libération des pays du Centre et de l’Est européens, pour une extension géographique et, dans la foulée, la formulation d’une ambition géopolitique aux frontières continentales: cette attente, quoique concluante, dès l’effondrement du rideau de fer, au-delà même de l’espérance initiale, vu la rapide désintégration de l’URSS et son repli sur les frontières de la Russie, pays en partie européen sur le plan géographique et culturel (dans sa partie « de l’Atlantique à l’Oural »), s’est heurtée, sur le plan d’une ambition géopolitique, à deux réalités : a) la présence et l’empiètement dans la même aire du voisin russe, acteur nullement « accommodant », vu son vaste espace géographique, son système autoritaire, son étalement eurasiatique, ses ambitions géopolitiques de grande puissance et sa force nucléaire; b) les orientations géopolitiques, aux manifestations géoéconomiques et géostratégiques, des États-Unis, pays d’une ferme volonté d’influence directionnelle de la marche du Vieux Continent et réussissant, à cet effet, à assurer la permanence-longévité de l’OTAN dans l’après-guerre froide, sous une forme toujours asymétrique et de « superposition » américaine. 2° Cette difficile « cohabitation géopolitique » de l’Union européenne, à la fois avec la Russie, aux ambitions de grande puissance, et avec les États-Unis, pays aux ambitions géoéconomiques et géostratégiques mondiales, accompagnées d’un impératif besoin de maintien du tremplin européen que représente l’alliance euratlantique, a empêché la cristallisation d’un dessein géopolitique européen. Du reste, le déploiement géopolitique européen autonome fut, également, compromis de l’intérieur, soit par le développement socio-économique et diplomatico-politique hétérogène d’une Union placée dans la mouvance du grand et hétéroclite élargissement vers l’Est et le Sud européens, avant même la consolidation et l’approfondissement de sa structuration politico-institutionnelle, celle-ci rendue, in fine, impossible par les dissonances intra-européennes et de politique étrangère et, pire encore, par la fragilisation des systèmes politiques de pays membres, sous la pression, entre autres, de tendances populistes, de virage vers les extrêmes de l’échiquier politique, de phénomènes de communautarisme exacerbé par des variations diatopiques (selon les régions) et diastratiques (selon la stratification sociale, les différences linguistiques, culturelles et confessionnelles ainsi que les mouvements démographiques de peuplements et de flux migratoires). Aussi, et malgré quelques efforts arythmiques de définition et de mise en œuvre d’orientations de géopolitique européenne au sein de l’Union, celle-ci s’est-elle cantonnée, pour l’essentiel, dans le suivisme atlantiste, le « presque-rien » d’affirmations déclaratoires en quête de dessein géopolitique différencié, demeurant ainsi, dans le court et moyen terme, condamnée, tout simplement, à la procrastination, antichambre de l’apraxie.
II.- L’ambition américaine de « superposition » directionnelle dans la définition et l’opérationnalisation d’une stratégie géopolitique pour l’Europe et son illustration dans le conflit ukrainien
1° Pour comprendre l’actuel « accompagnement » américain du processus d’intégration européenne, couplant appui déclaratoire et contrôleopérationnelsuperposé, quelques précisions d’ordre historico-politique s’imposent. La posture des États-Unis face au paradigme européen d’intégration a été, et le demeure toujours, sous-tendue par une ambivalence aux sources utilitaires d’intérêt national américain, ancrées dans le pragmatisme de leur Realpolitik et, manquant, généralement, de conviction idéologique profonde, favorable à l’Europe Unie. En effet, l’appui initial américain au projet d’intégration européenne répondait à l’impératif besoin d’établissement d’une « zone tampon » face au bloc soviétique, condition sine qua non de la réussite de leur politique d’endiguement (« containment »). Or, ce rempart européen ne pourrait résister aux pressions soviétiques dans l’état de fragilité des sociétés européennes de l’après-guerre immédiat, d’une économie détruite dans ses infrastructures, en quasi-arrêt dans ses flux économico-commerciaux et porteuse de graves tensions sociales qu’alimentait le discours de lutte des classes, dans la vulnérabilité idéologique de populations appauvries et exposées au chant des sirènes communistes et à la pression de la présence des troupes soviétiques aux portes de l’Occident européen : le nouveau paradigme systémique de solidarité intégrative européenne (les Communautés européennes) paraissait, alors, impératif aux yeux des Américains, car susceptible de garantir le développement et la prospérité socioéconomique, de redorer le blason des élites dirigeantes, généralement déconsidérées sur le Continent par la défaite face aux forces du nazisme-fascisme, d’éloigner les populations de tentations de rapprochement avec les forces politiques communistes et apparentées, d’aider, in fine, les États de l’Europe occidentale à assumer une partie du fardeau de financement des forces militaires euratlantiques au sein de l’OTAN et à les accueillir ainsi en garantes de sécurité et de défense. C’est ainsi que les Communautés européennes devraient, pour l’allié outre-Atlantique, aller de pair avec l’OTAN, dans un tandem harmonieux de dispositif efficace d’endiguement militaire, socioéconomique, idéologique (fondé sur le socle commun de valeurs de démocratie, de justice, de libertés fondamentales) de l’URSS, voire de fer de lance pouvant fissurer le mur du bloc soviétique. Force nous est, alors, d’admettre que cette stratégie euratlantique de couplage s’est avérée victorieuse, surtout grâce à la grande supériorité de l’économie occidentale face à l’URSS et les pays du Pacte de Varsovie, ceux-ci ayant ainsi perdu leur souffle dans leur compétition géoéconomique et géostratégique avec couple CE-OTAN et aspirant, en même temps, à leur libération de la domination soviétique. 2° Chemin faisant, toutefois, la fulgurante ascension commerciale et, au-delà, économique de la CE/UE (marché unique, union économique partielle, zone euro) alerta les États-Unis sur le risque de voir, aujourd’hui, dans cette marche intégrative réussie à Vingt-Sept (surtout depuis le Brexit et la fin de la forte influence d’atlantisme du Royaume-Uni au sein de l’Union), un potentiel de « décrochage » géoéconomique et géopolitique de l’UE, en marche vers une « Europe puissance et de géopolitique autonome » au service de ses intérêts, parfois similaires avec ceux des États-Unis, parfois, divergents, comme il peut arriver aux relations entre systèmes aux capacités symétriques et aux traits géographiques, historico-politiques et socioculturels d’une compatibilité toute relative, car incomplète. Dans cet ordre d’idées, le souci des États-Unis, grande puissance aux ambitions de suprématie mondiale et aux prises, en termes géostratégiques et géoéconomiques, avec ses deux principaux ennemis systémiques que sont la Russie et la Chine, est de s’assurer d’un comportement de « solidarité contrôlée » de ses partenaires économiques et alliés militaires européens, sans ledit risque de « décrochage » géopolitique : les normes et politiques américaines d’extraterritorialité, aux sévères sanctions économiques, et la supériorité américaine au sein de l’OTAN procurent aux États-Unis cette assurance de loyauté européenne à préserver, et leur permettent, par ailleurs, de tenter une extension transcontinentale de leur présence géopolitique (penser, notamment, au déploiement sécuritaire Indo-Pacifique, appuyé sur la relance du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité /Quad (Japon, États-Unis, Australie et Inde) et à la conclusion de l’alliance militaire AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis)). 3° Sur le terrain de l’opérationnalisation de cette approche de superposition, depuis la reprise, par le président Biden, de l’éloquente ambition de leadership américain par le slogan de communication « America is Back », les États-Unis ont pris de court l’Union européenne et sa politique de coopération d’association économique avec l’Ukraine, par l’activation énergique de l’option d’adhésion de ce pays à l’OTAN, dans une optique d’éventuel couplage avec une admission dans l’UE (déjà, la pratique de couplage d’une adhésion à l’OTAN et d’une admission dans l’UE des pays du Centre et de l’Est européens confirme cette volonté de processus de concomitance). Pire encore, l’UE se trouve, de nouveau, bousculée dans sa politique d’admission de nouveaux États membres, sous la pression de la guerre, entre autres, par une nouvelle poussée d’élargissement hâtif et laxiste vers l’Est, avec aussi l’octroi à l’Ukraine d’un statut d’État candidat et, dans la foulée, la décision d’ouverture de négociations d’admission avec ce pays, en violation de certains critères d’éligibilité requis par les traités et les textes afférents (voir, notamment les « critères de Copenhague », dont ceux de l’existence d’une économie de marché viable et d’un État de droit), alors que les institutions européennes, elles-mêmes, signalaient, systématiquement, dans leurs évaluations d’avant la guerre en Ukraine, la présence dans ce pays de sérieux problèmes au niveau du développement économique, d’État de droit, de la corruption (avouons, toutefois, que cette violation des critères d’éligibilité avait, également, eu lieu, bien que dans un degré moindre, lors du grand élargissement vers le Centre et l’Est européens, au niveau de certains des États alors admis). 4° Mais, en dehors de cette fragilisation géopolitique dans l’aire européenne par l’activation du dossier d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et, dans la foulée, à l’UE, d’autres phénomènes, cette fois-ci de crise interne, s’en sont suivis au sein de l’Union et de ses États membres qui ne peuvent que déstabiliser le processus d’intégration européenne, aujourd’hui en érosion croissante, ainsi que le déclassement de l’influence géopolitique de l’Europe. En effet, ce « débordement » géopolitique de l’Union, suite au rôle directionnel de « superposition » des États-Unis dans ce conflit ukrainien, a généré des phénomènes de fragilisation interne du système européen et notamment : une crise énergétique, aux coûts financiers, à l’impact inflationniste et aux effets microéconomiques (notamment, difficultés du secteur de la transformation) et macroéconomiques (entre autres, augmentation de la dette, pressions budgétaires, ralentissement des investissements étrangers, tendances récessionnistes) ; des difficultés d’adaptation-transition énergétique (sources énergétiques de substitution) des États membres, entre autres, dans l’optique à la fois de la crise énergétique et des exigences du « Pacte vert » (en Allemagne, par exemple, les projets de construction d’une série de centrales électriques à hydrogène rencontre de sérieuses difficultés et controverses); des critiques de la libéralisation spéciale en faveur des exportations ukrainiennes, vu l’entorse aux règles de « fair play »; des voix divergentes de position entre États membres sur la poursuite et le niveau de l’aide à l’Ukraine, qui commencent à gagner certains milieux dirigeants européens et divers segments de la population; des arythmies de posture chez les partis politiques et des virages vers des forces extrémistes (notamment d’extrême droite), qui tentent de tirer profit électoral de ce prolongement de la guerre et des incertitudes afférentes de résultat. Notons à cet égard, que des fissures d’opinion publique et d’institutions se manifestent aussi aux États-Unis : penser, entre autres, aux opinions divergentes au sein du Congrès américain (surtout au sein des Républicains) sur la poursuite et le niveau de l’aide à l’Ukraine, qui évoluent dans le sens d’un scepticisme croissant devant ce « puits sans fond », scepticisme que le spectre d’une présidence Trump ne saurait qu’accentuer. 5° Ces causes de dissensions en devenir, nourrissent un plus large débat de fond, portant sur la validité de l’objectif géostratégique poursuivi par le camp euratlantique dans cette guerre en Ukraine, débat aux traits de scepticisme croissant :la tragique hécatombe des victimes au sein du peuple ukrainien, ses vagues migratoires, la destruction des infrastructures, notamment économiques et de communications du pays, les énormes coûts de future reconstruction dépassent le seuil rationnel et humanitaire d’acceptabilité. En même temps, la guerre et les sanctions occidentales imposées à la Russie, plutôt qu’à affaiblir l’autocrate Poutine, lui permettent, au cœur d’un système politique verrouillé et fort centralisé, de s’afficher comme le défenseur du peuple et de la nation russe menacés par les États-Unis et le prolongement géostratégique de l’OTAN aux portes de Moscou. Quant à la légitime finalité d’une libération des territoires ukrainiens (occupés par les forces russes, durant cette invasion et guerre), elle nous paraît peu réaliste, inatteignable, par la guerre, vu qu’un tournant de défaite de la Russie sur le terrain conventionnel entraînerait le recours russe à l’arme nucléaire, virage apocalyptique à éloigner du champ optique des belligérants, de l’Europe, du monde. D’où l’idée, aujourd’hui en état de balbutiements, de négociations en vue d’un retrait total des troupes russes (la Crimée, illégalement occupée par les Russes, constituerait le volet le plus difficile mais, également, le plus critique de cette négociation), offrant, en contrepartie, à la Russie la fin des sanctions, la neutralité internationalement garantie de l’Ukraine (futur membre, toutefois, de l’UE, quand elle répondrait aux critères d’éligibilité), des réformes d’autonomie-protection linguistique et culturelle des russophones, dans un schéma de décentralisation (fédéralisation asymétrique) de l’État ukrainien. Atteindre cet objectif de pacification, certes, au prix de longues et ardues négociations, devrait être le socle d’une stratégie géopolitique de l’Europe face à cette zone de conflit aux risques mondiaux. Reconnaissons, toutefois, que rien que d’y penser, susciterait des débats controversés, voire rudes, en l’état actuel de l’opinion publique européenne, ainsi que des risques d’impopularité en proportion pour le leadership européen. Et pourtant, l’UE, « puissance civile », devrait aborder avec courage, sagesse, conviction d’œuvre de pacification cette approche de scénario optimiste, assumant ainsi, du même coup, les responsabilités d’une autonomie géopolitique de l’« Europe puissance », à nos yeux, tant justifiée et impérative pour l’avenir du Vieux Continent : la pensée de Victor Hugo « La guerre, c’est la guerre des hommes ; la paix, c’est la guerre des idées » l’y incite.
Chronique* du 3 octobre 2023
Panayotis Soldatos
Professeur émérite de l’Université de Montréal Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3
*Chronique parue, également, le 2 octobre 2023, sur le site web de Paris www.fenetreeurope.com
« L'Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises » (Jean Monnet) « Quand le soleil s’éclipse on en voit la grandeur » (Sénèque)
La courbe des crises du système intégratif de l’Union européenne s’inscrit dans un processus de mutations, dont la profondeur et la diversité laissent, aujourd’hui, des séquelles structurelles que la prudente anticipation sibylline de Jean Monnet (lui qui n’était « ni optimiste ni pessimiste, mais déterminé »), mise en exergue de ce texte, permettrait d’attribuer aux déficiences-insuffisances des solutions apportées. En effet, la somme des solutions d’un dénominateur commun fort bas, retenues par l’Union européenne lors des grandes crises de son parcours accidenté, débouche sur une physionomie intégrative d’érosion, produit qu’elle est de compromis hâtifs, fragmentés, circonstanciels, elliptiques, incohérents, antinomiques, privés de vision stratégique globale et de rationalité incrémentale d’unification du Continent. Cette thèse de la pente descendante du processus d’intégration européenne, surtout depuis l’enchaînement d’élargissements prématurés, hâtifs et laxistes, contraste, certes, avec les évaluations euphoriques du leadership européen de Bruxelles et des adeptes de solutions d’expédients réactifs et fragmentaires, sans grande valeur qualitative ajoutée. En d’autres termes, plutôt épigrammatiques, le réalisation « étapiste » d’un grand marché à monnaie unique, quoiqu’initialement instrumental, car ordonné à la progression vers une Europe intégrée, aux profondes solidarités horizontales et verticales multiniveaux (sociales, économiques, culturelles, politiques, identitaires), s’est diluée par l’élargissement constant et aux partenaires hétéroclites, par le concassage idéologique et l’approche « clientéliste » des élites dirigeantes et des populations, l’UE demeurant ainsi cantonnée-immobilisée dans sa version mercantiliste et de matérialisme introverti. À l’appui de cette proposition, ici avancée, notre argumentation empruntera deux niveaux d’illustration de la courbe de déclin : - les actions et omissions qui affaiblissent les fondements, bien que déclaratoires, d’une communauté européenne de solidarité et de valeurs humanistes que les traités et la Charte des droits fondamentaux érigent, pourtant, en trame « constitutionnelle », voire civilisationnelle de l’édifice de l’Union (I); - l’incapacité des Européens, après plus de sept décennies d’intégration (au sein des trois Communautés européennes et de l’Union européenne), de s’affranchir de l’aile protectrice et, simultanément, « lourdement directionnelle » de la puissance américaine, pour passer à une Europe aux orientations géoéconomiques, géopolitiques et géostratégiques autonomes (II).
I.- Une politique sélective, voire déficitaire de défense des valeurs de l’Union qui décrédibilise son profil international de « puissance civile » (« civilian power »)
L’Union européenne, en déficit évident au chapitre de sa politique étrangère et de défense, arrimée, voire enclavée, pour l’essentiel, au véhicule prioritaire et, ô combien, dominant de l’Alliance atlantique et de son organisation militaire (OTAN), s’est, sélectivement, efforcée de s’en démarquer sur le plan international, à la fois par son poids économico-commercial et par son système de valeurs « constitutionnalisées », considérées comme le fondement humaniste de sa marche intégrative et de sa finalité ultime d’unification du Continent. Malheureusement pour ceux de la scène internationale qui y voyaient un paradigme sociétal prometteur pour un monde meilleur, cette communauté européenne de valeurs n’a pas pu s’élever à la hauteur d’un grand défi de l’heure et du long terme, celui de la solidarité européenne pour l’accueil des déshérités de ce monde qui affluent sur ses frontières, souhaitant échapper tantôt aux tyrans de leur pays d’origine et/ou aux conflits régionaux armés, tantôt à une pauvreté, souvent extrême. Eu égard à cette défaillance systémique de l’Europe, nous nous attarderons, dans ce premier volet de notre réflexion, au bilan profondément déficitaire de l’Union en matière de politique migratoire, celle-ci truffée de dérapages d’actions et d’omissions unilatérales de la part d’États membres (construction de clôtures aux frontières nationales, mesures « repoussant » les flux migratoires au prix de grandes pertes de vies humaines, contrôles renforcés aux frontières de pays voisins, membres de l’Union etc.), et couplée à l’incapacité décisionnelle des institutions européennes et de leur leadership. 1° En effet, les affirmations déclaratoires du Préambule et de l’article 2 du Traité sur l’Union européenne (TUE) et, en particulier, les références au respect de la dignité humaine, à l’héritage humaniste de l’Europe, à la solidaritéentre les peuples, aux droits des personnesappartenant à des minorités, souffrent d’un énorme manque de crédibilité dans une Union qui, après avoir échoué dans sa tentative d’établissement-imposition de quotas obligatoires par État membre, pour l’accueil et la relocalisation des flux migratoires, s’est rabattue (se heurtant, même dans son approche « minimaliste », à la forte opposition de la Hongrie et de la Pologne) sur un mécanisme de solidaritéde repli des pays membres, par la proposition législative de répartition et d’accueil volontaires, sur une base annuelle, d’un certain nombre de migrants, demandeurs d’asile, (nombre largement insuffisant, vu les vagues de migrants arrivant aux portes de l’Europe) ou, en cas de refus de participation directe à leur relocalisation, de versement d’une compensation financière (accompagnée aussi d’autres formes possibles de contribution opérationnelle -- administrative, logistique etc.) pour venir en aide aux pays qui opteraient pour l’accueil de migrants. Ajoutons que cette approche a minima de l’Union, en attente d’adoption législative, se heurte à la fois à l’opposition et aux critiques d’États membres et aux hésitations-réticences des membres du PE (les eurodéputés ont, du reste, annoncé, le 20 septembre dernier, la suspension des difficiles négociations sur deux dossiers du Pacte européen sur la migration et l’asile « tant que les ministres des États membres ne progressent pas sur le règlement de gestion de crise, qui prévoit un mécanisme de solidarité» -- face, notamment, à la situation en Italie --, menaçant même de « bloquer » ce Pacte). Pareil comportement de « forteresse Europe » est alimenté par des attitudes nationalistes au sein de pays membres (gouvernements et gouvernés), attisées par des forces politiques extrémistes et/ou à saveur populiste. Dans certains cas, on frôle même le paradoxe, sinon l’absurde, comme le révèle, notamment, le cas de la Pologne, d’une opposition à ce type de solidarité européenne (elle organisera un référendum, portant, en partie, sur cette question d’accueil de migrants), accompagnée d’un traitement inégalitaire dediscrimination des flux migratoires : étonnamment, en effet, le gouvernement polonais se vante d’avoir accueilli et localisé au pays plus d’un million d’immigrants ukrainiens (d’un flux initial de plusieurs millions, retournés depuis en Ukraine), mais refuse l’accueil de flux migratoires en provenance d’autres pays et régions du monde (y compris même les cas de ressortissants étrangers vivant en Ukraine et cherchant à fuir la guerre en se pressant au portillon de l’UE). 2° Enfin, placé devant ces refus de solidarité européenne, il ne serait pas téméraire d’y ajouter la part de responsabilité de l’Europe dans l’apparition-intensification de ces mouvements de populations, dus, en bonne partie : aux faibles structures industrielles dudit « Sud globalisé » (pays « périphériques en quête ou en voie de développement) à l’extraction et le transfert de ses matières premières, notamment stratégiques, vers le Vieux Continent, dans une mouvance d’échange inégal, source d’appauvrissement; au maintien d’une agriculture d’exportation; à l’immixtion politique de gouvernements européens (comme aussi de pays occidentaux en général, de la Russie et de la Chine) dans les affaires internes de ces pays, cause souvent de déstabilisation politique, voire, dans certains cas, de conflits armés; à l’incapacité de l’UE de jouer dans ces conflits régionaux (Moyen-Orient, Grand-Moyen Orient, Afrique) son rôle de « civilian power », par une diplomatie d’arbitrage et de conciliation réussie, conduisant ainsi au pourrissement des situations, à l’éruption de la violence, à l’exode vers l’Europe. Cette quête de la causalité profonde du problème des flux migratoires est fondée sur notre conviction que ces flux continueront, par-dessus les frontières et les obstacles physiques érigés, tant que leurs causes persisteront. 3° Et pourtant, l’UE aurait tout à gagner par une approche réussie de quotas obligatoires de relocalisation desdits flux migratoires, si son leadership, de concert avec celui des États membres, appuyé sur un vaste appareil organisationnel et administratif, parvenait à inscrire une telle méthode dans une politique multiniveaux, innovante et cohérente, comportant, entre autres : une fine analyse du profil démographique de chaque pays européen, eu égard, notamment, au vieillissement de la population; une prise en considération des besoins du devenir du marché européen de l’emploi, dans l’optique d’une vraie politique industrielle et technologique commune, de la vélocité de progression du numérique, du virage vert; une planification intégrée de la formation professionnelle adaptée aux impératifs de la concurrence internationale et aux défis économiques y afférant. Dans un tel horizon dynamique, les flux migratoires bien encadrés, répartis et intégrés dans la société européenne, cesseraient d’être un problème et deviendraient sa solution; car, « un problème sans solution est un problème mal posé » (Albert Einstein). 4° En somme, cette incurie des institutions (cacophonies, procrastination, apraxie, erreurs et omissions) et cette inefficacité de la diplomatie européenne, couplées aux reflexes nationalistes d’une « forteresse Europe » dans ce domaine des flux migratoires, condamnent l’UE à une trajectoire de « grand marché », décrédibilisent son volet de « communauté de valeurs », la privent de son socle fondamental de solidarité. Or, pour reprendre l’affirmation d’un grand artisan du marché unique et du renforcement du rôle moteur de la Commission européenne (rôle, hélas, érodé après son départ de la présidence de l’exécutif de Bruxelles), Jacques Delors, « à défaut de solidarité, l'Union européenne risque de sombrer ».
II.- Le devenir de la guerre en Ukraine et la probable fin de l’ambition d’autonomie géopolitique de l’Europe
Il est difficile à l’analyste averti de la problématique d’ensemble de la guerre en Ukraine de se frayer un chemin dépassionné d’étude (causalité de déclenchement, objectifs poursuivis par les belligérants, intérêts des Européens, approche réaliste de résolution du conflit), tant l’invasion russe et le caractère autoritaire du régime de Poutine et de son oligarchie d’accompagnement ont façonné-cristallisé un unanimisme occidental qui marginalise les voix en quête d’une catharsis aristotélicienne, celle qui transformerait les émotions excessives en émotions vertueuses. Nous sommes, en effet, conscient que de telles tentatives d’exploration d’une autre voie d’approche pour la résolution de ce conflit (« problem-solving ») que celle de la poursuite de la guerre, approche basée sur une vision géopolitique autonome de l’Europe, se heurteraient, actuellement, audit unanimisme euratlantique, qui, bien installé, exige un alignement quasi-automatique d’interprétations et d’actions des partenaires de l’OTAN: pour preuve, les quelques vagues déclarations du président Macron dans une quête de solution diplomatique et la plus audacieuse proposition de l’ancien président Sarkozy, envisageant un compromis diplomatico-politique en vue du retrait des forces russes d’occupation avec, en échange, une neutralité ukrainienne aux « assurances de sécurité extrêmement fortes » furent peu audibles en Occident. 1° Notre lecture du conflit en Ukraine et de ses ramifications géopolitiques nous révèle la logique d’une poursuite du déploiement géostratégique de l’OTAN en Europe et au-delà, illustrée dans ce dialogue bilatéral « au sommet » entre les États-Unis et la Russie, les premiers poursuivant ainsi leur propre objectif de peser dans les évolutions géoéconomiques et géopolitiques de l’Eurasie (Russie comprise) et de l’Extrême–Orient (notamment, face à la Chine, dont la fulgurante ascension de puissance multidimensionnelle incita les États-Unis, sous la présidence Biden, à y voir plus qu’un simple concurrent économique, soit un rival systémique, voire un ennemi géopolitique) et de maintenir leur suprématie dans les affaires mondiales (« America is back », selon le mot d’ordre du président Biden). C’est dans cet ordre d’ambitions que s’inscrit le refus d’engagement formel de la part des États-Unis, de l’OTAN et des autorités ukrainiennes de non-adhésion de l’Ukraine à l’Alliance (engagement sollicité par écrit par Poutine, lors de ses échanges avec les États-Unis), refus interprété du côté du Kremlin comme une volonté américaine de déploiement de la couverture stratégico-militaire de l’Alliance atlantique jusqu’aux frontières de la Russie, voire à proximité de ses centres vitaux (du reste, le déroulement du conflit actuel fournit déjà l’illustration de la grande vulnérabilité, d’un point de vue militaire, de l’espace russe face à la présence d’un crescendo quantitatif et qualitatif dans le processus d’armement fourni par les États-Unis et les membres de l’Union à l’Ukraine). Parallèlement, on ne peut pas s’empêcher de constater que la Chine est, elle aussi, inscrite dans cette stratégie américaine d’endiguement, ainsi que le souligne la création de l’alliance militaire de l’AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis) et la relance du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité dans le cadre du Quad (États-Unis, Inde, Japon, Australie), les deux considérées par les Américains, tout au moins dans une première phase de « containment », comme un premier pas de relais Indo-Pacifique de l’Alliance atlantique. 2° Face à cette stratégie américaine et malgré les paramètres émotionnels, dès lors restrictifs, du débat, qu’il nous soit permis d’aborder dans cette réflexion la problématique de la résolution dudit conflit sous un angle qui nous paraît en harmonie avec les finalités fondamentales de l’approche d’unification du Vieux Continent (entre autres : pacification, prospérité économique, géopolitique et géoéconomique européenne autonome), finalités qui ne sauraient, croyons-nous, converger, voire s’identifier, en tout temps et en tout lieu, avec les intérêts de la puissance américaine, celle-ci étant résolument engagée, surtout depuis la Deuxième Guerre mondiale, à poursuivre une constante extension géopolitique de son dispositif stratégico-militaire (tantôt autonome, tantôt « transitant » par l’OTAN) et à étendre-protéger ainsi sa sphère de prédominance économico-politique à l’ensemble du globe. Car, en effet, l’alternative à une solution diplomatique équilibrée du conflit ukrainien, sous influence directionnelle de l’UE, serait l’intensification de la guerre, aux effets dévastateurs, d’abord et surtout, pour l’Ukraine, soit : la destruction totale des infrastructures ukrainiennes, déjà en phase existentielle immensément précaire; l’hécatombe, en nombre incalculable de pertes de vies humaines et de traumatismes psychiques de la population ukrainienne; l’effondrement de l’économie de ce pays. Quant aux pays de l’Union européenne, les dépenses des États membres et de l’Union dans ce « quoi qu’il en coûte » pour faire face à la crise énergétique et alimentaire et, également, pour fournir un armement de plus en plus sophistiqué et coûteux à l’Ukraine, creuseraient les déficits publics et la dette publique, ouvriraient la porte à une récession généralisée, compromettraient le Pacte vert de l’Union, ouvriraient la boîte de Pandore de crises socioéconomiques et politiques (déjà l’Allemagne, moteur de la croissance européenne s’essouffle, ses partenaires dans l’Union commencent à ressentir les effets socioéconomiques de la crise ainsi qu’un début d’arythmies et de dissonances politiques, notamment au niveau du couple franco-allemand et des comportements clivants, sur la guerre, de certains pays de l’Est européen), susciteraient des mécontentements au sein des populations, déjà aux signes anxiogènes de fatigue (inflation, peur de récession etc.), avec les forces politiques extrémistes en embuscade. Pour ce qui est de la Russie, grande puissance dont le régime autoritaire survivrait même après Poutine, vu la structuration centralisée du pouvoir et sa concentration oligarchique, si elle était menacée de défaite (est-ce le dangereux pari des Américains ?) par cette escalade de crescendo dans l’armement fourni à l’armée ukrainienne, de plus en plus sophistiqué, elle pourrait, comme ultime recours, faire usage de l’arme nucléaire (la crise des missiles de Cuba est chargée d’enseignements sur les réflexes de grandes puissances se sentant menacées). 3° En somme, dans le cadre de cette quête de résolution du conflit ukrainien, il ne faudrait pas sous-estimer le poids politico-économique de l’UE, qui, avant la guerre, maîtrisait le dialogue avec l’Ukraine, grâce à ses liens commerciaux et économiques tissés, à l’accord d’association et aux perspectives d’adhésion le jour où le développement de l’économie du pays et le préalable effacement, maintes fois souligné par la Commission, de la corruption rampante dans la sphère publique la rendraient possible (encore, tout récemment, il semblerait que cette corruption ait pu atteindre le secteur de la défense, avec des limogeages signalés dans la haute hiérarchie politico-militaire de l’Ukraine). Malheureusement, pour le moment, l’Union et les pays membres ont « perdu la main » au profit des Américains qui, désireux toujours d’un élargissement de l’aire de l’Alliance atlantique, en l’occurrence vers l’Ukraine, dans une stratégie de confrontation avec la Russie et, au-delà, avec la Chine (élargissement qu’ils souhaitent, pour des raisons évidentes, couplé, selon l’approche suivie dans le cas des pays du Centre et de l’Est européens, avec une adhésion à l’UE), réussirent à s’insérer dans ce dialogue Europe-Ukraine, le transformant en relation transatlantique d’ordre stratégique et en y jouant un rôle pivotd’influence géopolitique. 4° Pour conclure, un retrait de la Russie des territoires occupés, couplé avec un statut de neutralité ukrainienne, immédiatement et étanchement garanti par le droit international et, ultérieurement, accompagné d’une admission dans l’UE, instaurerait la paix dans cette région du monde, offrirait à la population russe la sécurité voulue et, par sa proximité immédiate, la visibilité accrue de l’intégration européenne et de ses avantages, notamment ceux de la prospérité, de la liberté, de l’État de droit, de la protection des minorités, de la paix, source et élan psychologique et de perception pour un assouplissement de régime, dans un après-Poutine si espéré, avec ainsi un éventuel retour à la coopération paneuropéenne de paix et de prospérité, sous la maîtrise géoéconomique et géopolitique de l’Union. In fine, pour reprendre les vers de Louis Aragon, « Je réclame le droit de rêver au tournant De la route aux grands charmes de la promenade, Le droit de m’émouvoir du monde maintenant Que s’approche la canonnade ».
Chronique* du 13 mars 2023
Panayotis Soldatos
Professeur émérite de l’Université de Montréal Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3
*Chronique parue, également, le 13 mars 2023, sur le site web de Paris www.fenetreeurope.com
1° La référence au couple franco-allemand, dans le contexte de l’après-guerre, renvoie à la réconciliation franco-allemande, pierre angulaire de lancement du processus d’unification du Vieux Continent, évoque son rôle moteur dans les grands sauts qualitatifs de cette marche intégrative (notamment : rapprochement des deux ennemis d’hier, établissement de la CECA, passage aux Communautés européennes, relance institutionnelle des CE des années 70, création du Système monétaire européen, avènement du marché unique et de la zone euro), rappelle sa fragilité (notamment : arythmies sur la « question britannique » aux années 60, incompréhension dans les premières années de politique économique du président Mitterrand, malaise lors de la réunification allemande, net décrochage socioéconomique de l’Allemagne dans notre siècle, dissensions en matière d’élargissement de l’Union européenne), augure une tendance à l’obsolescence dans cette grande Europe des Vingt-Sept, confirme uneconstante de la politique française qui s’accroche encore à ce lien de tandem, dans une quête de possible refondation. 2° Placé devant cette longue aventure fluctuante de couple, il conviendrait de s’interroger sur sa pertinence dans l’Europe et le monde d’aujourd’hui et de demain, et ce sous deux angles : celui de l’appréciation de la trajectoire du leadership franco-allemand dans le processus d’intégration européenne et de sa valeur ajoutée pour l’Union (I); celui de la réflexion sur l’intérêt de chacun des deux partenaires à la revitalisation de la relation ou, à défaut, sur une éventuelle passivité de résignation, conduisant à son obsolescence (II).
I.- La vocation de leadership du couple franco-allemand dans la marche vers l’unification de l’Europe et sa pertinence dans une Europe élargie 1° L’histoire du processus d’intégration européenne de l’après-guerre nous enseigne sur le rôle déterminant du couple franco-allemand dans la reconstruction socioéconomique de l’Europe, la consolidation de la paix entre les membres des CE, l’acceptation de la rationalité de création progressive d’un marché unique, voire d’une union économique et monétaire, ainsi que de l’établissement d’un système juridico-institutionnel d’encadrement. En effet, au travers de ces réalisations pragmatiques que la théorie a su bien analyser dans leurs principales variables intégratives, apparaît, avec clarté empirique, le rôle moteur du couple franco-allemand : à titre d’exemples probants, le passage des deux belligérants du confit à l’intégration, leur abandon de la vielle politique de grande puissance en quête de domination du Vieux Continent par des alliances ad hoc avec diverses autres nations européennes, leur évaluation réaliste de l’ordre international de l’après-guerre, d’une bipolarité pesante (États-Unis et URSS) incitant au regroupement des Européens, leur mise en commun de ressources stratégiques (charbon et d’acier), nerf de la guerre, sous un système institutionnel inédit de nature supranationale (CECA), leur alignement sur l’approche d’intégration des marchés (marché commun et marché unique) dans une zone d’interdépendance socioéconomique (CE), l’important sacrifice de l’un d’entre eux (l’Allemagne) de se priver du levier monétaire que représentait, alors, le mark, pour laisser place à la zone euro, autant de réalisations inscrites dans cette dynamique intégrative, de consensus et d’action systémique conjuguée, du tandem franco-allemand. Cet enchaînement de réalisations intégratives stratégiques, rendu possible grâce à la supériorité démographique, économique, administrative ainsi qu’à la capacité politique de leadership des deux partenaires, a assuré à l’Europe la masse critique d’espace géographique, de ressources socioéconomiques, de capacité d’organisation et de compétitivité, absolument nécessaire pour une intégration supranationale en cascade, allant de l’Europe des Six à la grande Europe des Vingt-Sept et mue par ce couple franco-allemand, pôle d’attraction et d’influence intra-européenne et extra-européenne. 2° Cette démonstration de la capacité du couple de promouvoir l’avancement du processus d’intégration européenne, aussi éloquente qu’elle soit, ne peut ignorer l’apparition de phénomènes d’érosion progressive de ce leadership, à la fois sur le plan de la relation dyadique et que sur celui de sa projection intra-européenne et extra-européenne. a.- Sur le plan du couple, chacun des partenaires a évolué de façon différenciée, aboutissant à une asymétrie progressive de puissance : au niveau économique, la désindustrialisation de la France contraste avec l’industrialisation moderne, accélérée, extravertie de l’Allemagne; sur le plan social, au modèle dit rhénan de consensus sur les valeurs sociales de travail s’oppose à un militantisme syndical français, éruptif et aux multiples et coûteux blocages; dans le domaine du politique, la capacité du système allemand de générer des consensus sociopolitiques et de grandes coalitions gouvernementales, regroupant la droite et la gauche, contraste avec la forte ascension conflictuelle des extrêmes de l’éventail politique en France et la parallèle persistance du fort dissensus clivant entre les forces politiques traditionnelles de droite et de gauche, situations qui alimentent, en rétroaction, une instabilité politique éruptive que la Ve République voulait éradiquer et empêchent la réalisation de profondes réformes structurelles. b.- Dans ce nouveau contexte d’hétérogénéité croissante du couple, la capacité de consensus de leadership commun au sein de l’UE, qu’il s’agisse, entre autres, de politiques macroéconomiques de stabilité, d’actions industrielles conjointes, de compétitivité commerciale et de concurrence internationale renforcées, de relations intra-européennes Nord-Sud harmonisées, paraît compromise. Par ailleurs, cette arythmie du couple libère les tendances nationalistes et de « cavalier seul » d’autres États membres (notamment en Hongrie, en Pologne, en Italie, dans les Balkans), qui, eux, ne sont plus enclins à se soumettre à un leadership franco-allemand, considéré, alors, comme une sorte de « duopole » gênant, sinon obsolescent; elle encourage, également, certains de ces pays, à des alignements internationaux d’un plus fort atlantisme (tourné vers le leadership américain, de plus en plus présent en Europe), peu propice, pourtant, avec l’aspiration européenne pour une politique commerciale, industrielle, technologique, d’armements ou, encore, étrangère et de défense commune, autonome et souveraine (en l’occurrence, des pays de l’Est européen manifestent cette tendance centrifuge d’alignements pro-atlantiques, rendus plus évidents dans le contexte de la guerre en Ukraine). Infine, l’affaiblissement du couple franco-allemand crée un vide que la puissance américaine réussit à combler, directement ou par le biais de l’OTAN, y substituant ainsi son propre leadership. II.- Revitaliser le couple ou se résigner à son obsolescence ? Dans une réalité asymétrique de relation, l’attachement des deux partenaires devient, également, asymétrique et différencié, variant, certes, selon les périodes et le contexte. Cela dit, les dirigeants français demeurent davantage ancrés dans la logique de couple, y voyant sa nécessité, fidèles, de la sorte, à leur rôle fondateur du tandem, auquel ont, du reste, accolé cette appellation (couple), empruntée à une longue tradition de relation franco-allemande, qui alterne, dans un parcours historico-politique sinueux, dualisme et dualité (voir les références de Jules Romains, Le couple France-Allemagne, 1934). Les Allemands, en revanche, ont fait, en la matière, preuve d’un « suivisme » de parcours et d’une certaine retenue d’appellation, préférant les termes d’amitié franco-allemande et de réconciliation franco-allemande. 1° En effet, la France réussit, dans l’après-guerre, à former un « couple franco-allemand de réconciliation», intégré dans le cadre multilatéral de l’Europe des Six, ainsi que le souligne le rôle de Jean Monnet et de Robert Schuman, agréé par le chancelier Adenauer et menant à la création de la CECA, « police d’assurance », capable d’enrayer toute possibilité de résurgence, sur le long terme, du nationalisme conquérant du voisin d’outre-Rhin : une Allemagne européenne intégrée dans une CE supranationale, plutôt qu’une Europe allemande était l’objectif alors poursuivi, pour consolider la paix, le développement et la prospérité du Continent. Cette approche française de tandem stratégique fut poursuivie par le général de Gaulle, bien que dans une orientation plutôt bilatérale, comme le souligne le traité de l’Élysée (1963) qui, on ne l’a pas assez souligné, répondait à une tentative gaullienne d’attirer l’Allemagne vers un duopole au sein d’une « Europe des États et des peuples » plutôt de la voir intégrée, avec un rôle directionnel, dans une Europe supranationale. Depuis, dans l’après-gaullisme, le couple a eu, l’avons-nous évoqué, ses moments de rôle moteur de l’intégration européenne, perdant, toutefois, son souffle au sein de ladite grande Europe, sans cesse élargie et pouvant, éventuellement, compter, d’ici une dizaine d’années, plus de trente membres. Aujourd’hui, la France, constatant les asymétries de puissance et les divergences dans le couple, s’inquiète de la décote du rôle, jadis moteur, du tandem dans le processus d’intégration européenne et pour cause : l’Allemagne réunifiée, pays géopolitiquement et historico-politiquement pivot et économiquement influent dans le Centre et l’Est européens, représente un incontournable partenaire de facilitation de la promotion en couple, dans cette partie du Continent, aujourd’hui aux penchants atlantistes, des desseins français d’Europe autonome et souveraine, en particulier (mais pas seulement), dans le domaine de la politique étrangère et de la défense; d’ailleurs, à cet égard, plusieurs tentatives stratégiques en ce sens, comme celle, plus récente, de la Boussole stratégique, sont le fruit de cette action de couple. Au-delà, la France voit dans le tandem européen avec l’Allemagne la condition sine qua non du succès de tout projet de rééquilibrage du système international, avec un pôle européen (UE) basé sur la conjugaison des forces de ces deux pays et leur rôle moteur pour réussir un pilier européen autonome et crédible dans une multipolarité mondiale espérée, surtout depuis le Brexit. Mais, même en dehors de ce champ stratégique, européen et international, dit de « high politics », les dirigeants français voient dans le maintien du couple un cadre (rencontres bilatérales périodiques, quasi institutionnalisées, consultations régulières) d’interactions ordonnées et des occasions privilégiées de dialogue bilatéral, d’influence européenne et d’infléchissement de certaines politiques économiques et monétaires du partenaire allemand, jugées d’une grande rigidité macroéconomique. Last but not least, la France croit en l’importance fondamentale du maintien de l’interdépendance commerciale et économique de couple, source essentielle de prospérité et de puissance, surtout dans cet après-Brexit. 2° L’Allemagne de son côté, qui s’était prêtée au pari intégratif français des années 50 et avait accepté le rôle moteur d’un « couple franco-allemand de raison », y a œuvré dans la durée, dans la période allant de la CECA à la zone euro. Cela dit, notre nouveau siècle a connu un plus fort décalage de développement et d’évolution sociétale entre les deux pays qui, conjugué à une nouvelle Europe, celle des Vingt-Sept, crée, l’avons-nous évoqué, des arythmies et une asymétrie de couple et contribue au processus d’érosion de sa rationalité. En effet, l’Allemagne, comparativement à la France (bien que la guerre en Ukraine perturbe, actuellement, la donne, par la crise énergétique, voire économique et sociale qui frappe, encore que de façon asymétrique, les deux partenaires), a fait preuve d’un sérieux consensus sociopolitique et, dans la foulée, d’une capacité excédentaire de réformes structurelles et d’une approche de consensus gouvernemental et législatif (malgré les inévitables arythmies au sein de l’actuelle coalition), facteurs qui lui ont permis de maintenir-déployer, notamment en réponse à la crise, des stratégies et des politiques de dynamisation de son économie, toujours tournées vers le long terme (investissements, action commerciale extérieure, domaine de l’armement, relations économiques avec la Chine etc.). Parallèlement, elle demeure toujours attachée à la philosophie et aux règles de rigueur macroéconomique (certes, avec des accommodements au sein d’une UE qui fit preuve de flexibilité en la matière, suite à la crise économique des années 2008 et suivantes, de la pandémie et de la crise énergétique) et sa position future sur le retour à la rigueur du Pacte de stabilité serait source de tension clivante au sein du couple et dans cette Union hétéroclite. 3° Se tournant, maintenant, vers l’actuelle cacophonie sociopolitique en France, elle n’est non plus propice à une dynamisation du couple franco-allemand. En effet, le décalage et l’asymétrie des deux partenaires, aux origines du découplage structurel, prennent, également, la forme de décrochage perceptuel et affaiblissent le tandem. Et pourtant, les dirigeants allemands, quoique placés face à cette érosion de la cohérence du couple, ne souhaitent pas sa dissolution, car leur pays y a vécu des jours heureux : ils le créditent des principales réussites de l’intégration européenne, malgré les retards et les périodes de procrastination-stagnation; ils sont, par ailleurs, conscients que la montée en puissance et en solo de l’Allemagne susciterait en Europe les vieux démons et les vieilles craintes, dans une réminiscence d’un pouvoir allemand de domination. En somme, le couple franco-allemand procure à l’Allemagne, même dans l’asymétrie des partenaires, le poids des forces conjuguées du tandem, une précieuse interdépendance économique, une valeur ajoutée de coopération économico-commerciale extérieure, une chance d’une vraie politique étrangère et de défense commune, le tout dans une atmosphère de « dépolitisation » intra-européenne (face au reste de l’Europe) et extra-européenne de sa puissance. Autrement dit, faire du décalage de puissance au sein du couple une raison de décrochage du partenaire allemand ou une source d’obsolescence du rôle et de l’ambition du tandem, affaiblirait le poids européen et mondial des deux partenaires et de l’Union dans son ensemble. Quant à la France, son espoir de revitalisation du couple, voire de sa refondation, passerait par un haut niveau de consensus sociétal français, une vie sociopolitique moins éruptive, une stabilité politique dans le respect de la philosophie et des règles de la Ve République, une capacité de réformes structurelles, devenues incontournables et urgentes.
En somme, c’est dans la logique du proverbe allemand « l’amitié naît dans l’égalité » que le couple réalisera son retour à l’équilibre et que l’UE retrouvera, non pas le leadership franco-allemand du passé, à caractère fortement directionnel (possible dans l’Europe à Six, ardu, sinon impossible, dans une Europe à Vingt-Sept et plus, vu le changement dans le rapport, quantitatif et qualitatif, de forces entre le couple et les autres membres, si nombreux et hétérogènes, de l’Union élargie), mais un précieux moteur d’enchaînements intégratifs, d’arbitrages et de compromis politiques, capable de réussir l’articulation-agrégation des intérêts nationaux et d’atténuer les clivages géoéconomiques et géopolitiques du Continent (Nord, Sud, Centre et Est européens).
Chronique* du 7 décembre 2022
Panayotis Soldatos
Professeur émérite de l’Université de Montréal Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3
*Chronique parue, également, le 7 décembre 2022, sur le site web de Paris www.fenetreeurope.com
La Communauté politique européenne : décryptage d’une quête française de relance de l’intégration européenne
1° Inscrit dans la continuité d’une quête française de relance du processus d’intégration européenne, le président Macron a, dès son premier mandat, fait du projet européen l’axe de sa politique étrangère : de l’affirmation d’une volonté de promotion du projet de refondation de l’Union européenne au lancement d’une version macronienne de Communauté politique européenne (CPE), en intercalant, dans le temps, l’ambition d’une Europe autonome, voire souveraine, la démarche française, qu’elle soit la manifestation d’une illusion velléitaire ou d’une approche stratégique, exprime une constante historico-politique de l’ère post-gaullienne, celle d’une France à l’influence internationale directionnelle, ancrée dans une Europe en marche vers son destin d’unification du Vieux Continent. Dans ce cheminement de pensée, le président français participe d’un continuum volontariste d’initiatives intégratives, bilatérales (celles du couple franco-allemand, surtout à l’ère du tandem Valéry Giscard d’Estaing-Helmut Schmidt) ou unilatérales (celle, notamment, de François Mitterrand pour une Confédération européenne), désireux de secouer, sous l’impact de sa propre vision et rhétorique d’autonomisation, la léthargie européenne. Certes, le résultat final d’une telle initiative volontariste de CPE ne saurait être évalué uniquement à l’aune des mérites de leadership de son auteur ou de la valeur intrinsèque du forum concerné, mais, également, à la lumière du rapport de forces établi au sein de l’Union européenne depuis ledit grand élargissement, de l’état d’hétérogénéité et de cacophonie des Vingt-Sept, du scepticisme, voire de la méfiance des pays du groupe de Visegrad face aux projets européens de la France et du risque, jugent-ils, de retarder, voire de compromettre le grand élargissement paneuropéen de l’UE (à l’exclusion, certes, de la Russie et de la Biélorussie) et, également, de découpler l’Europe du cadre euratlantique dominant et, pour eux, fort sécurisant, de l’Alliance atlantique. 2° Dans cette orientation de paramètres d’analyse, notre réflexion sur la Communauté politique européenne insistera sur trois objectifs essentiels de ce forum de CPE, à identifier selon notre interprétation de « décodage » de cette démarche française et de son accueil par les autres partenaires y invités. a.- Un premier objectif, officiellement déclaré, est celui de l’affirmation de l’unité européenne face à une Russie en guerre contre l’Ukraine et, au-delà, de la création, à l’échelle de la Grande Europe, d’une enceinte de concertation de rapprochement multidimensionnel, notamment dans les domaines de la solidarité économique, de la crise énergétique, du changement climatique, de la santé, des communications, de l’immigration et des frontières extérieures, de la coopération technologique, comme aussi éducationnelle et culturelle, des droits fondamentaux, de la protection des infrastructures essentielles de l’Europe (notamment, en matière énergétique et d’information), de la lutte contre la cybercriminalité, la propagande et la désinformation, de la convergence en politique étrangère, de sécurité et de défense (en cultivant l’intimité stratégique selon la France), de l’apaisement des conflits régionaux entre partenaires (penser, notamment, aux différends en Méditerranée orientale—Chypre-Grèce-Turquie--, au conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan). Sur le long terme, on y verrait même, selon certains milieux optimistes, une CPE transformée en cercle concentrique institutionnalisé, regroupant, autour des Vingt-Sept de l’UE, le Royaume-Unis dans cet après-Brexit, l’Islande, le Lichtenstein, la Norvège, la Suisse, les Balkans occidentaux, déjà précipités au portillon de l’admission dans l’UE, la Moldavie, l’Ukraine, la Turquie et les trois pays du Caucase du Sud (Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie (infra, A.-). b.- Un deuxième objectif contesté, voire nié par certains participants, est nourri de l’espoir de maîtriser l’appétit de nouveaux élargissements et de restreindre ainsi le périmètre de l’UE, en reléguant à l’antichambre de la CPE les Balkans occidentaux ou, au moins, une partie d’eux (notamment, la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo), la Moldavie, la Turquie, l’Ukraine et les trois pays de la Transcaucasie (Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie) (infra, B.-). c. Un troisième objectif, détecté en filigrane et reflétant davantage une philosophie française d’avancement de la construction européenne, révèle le souhait de certains milieux dirigeants de créer, pour les 44 pays membres de la CPE, un vivier européen de socialisation et d’identification européenne autonome (la CPE), dans le but d’atténuer, de la sorte, le tropisme atlantique de bien des pays européens, qui, sous influence américaine, se rallient à la stratégie d’expansion géopolitique transcontinentale de l’OTAN et compromettent ainsi les chances d’une Europe puissance aux finalités géopolitiques autonomes (infra, C.-). A.- La CPE, vaste enceinte européenne de concertation multidimensionnelle de rapprochement 1° Une communauté politique en devenir? D’aucuns ont voulu, par un abus conceptuel de langage ou une velléité volontariste en marche, voir dans cette enceinte la préfiguration d’une Confédération européenne, telle qu’envisagée par François Mitterrand en 1989 ou, même, la rapprocher du défunt dessein de Communauté politique européenne de 1952, dont le sort fut scellé par l’échec, en 1954, de la Communauté européenne de défense ( CED). Or, alors que la démarche de CPE et de CED du début des années 50 visait l’institutionnalisation « fédéralisante » d’une communauté intégrative dans le domaine dit de « high politics », soit de la politique étrangère et de la défense, l’actuelle CPE n’est qu’un forum aux sommets semestriels, de naissance conjoncturelle (suite, notamment, au déclenchement de la guerre en Ukraine), sans grande valeur ajoutée, le verrons-nous, au processus d’intégration européenne et sans perspective rationnelle de structuration institutionnelle-décisionnelle. En effet, cette forme de CPE souffre d’un déficit congénital de structuration institutionnelle-décisionnelle et d’élan de progression d’enchaînements « étapistes », par son évidente hétérogénéité systémique : a) on y trouve un trop grand nombre de pays, aux économies et au tissu social asymétriques, aux évolutions politiques hétéroclites, parfois même aux régimes de démocratie elliptique (notamment au niveau de plusieurs pays des Balkans où un ingrédient fondamental de vraie démocratie leur fait défaut, celui de la santé de gouvernance et de sa transparence systémique) et aux sérieuses dérives autoritaires, surtout dans le pourtour eurasiatique (notamment en Turquie, en Azerbaïdjan ou, encore, en Géorgie, pays, souvent, gangrenés par des phénomènes de manque de transparence et de corruption et aux longues dérives dans le domaine de l’État de droit et des libertés fondamentales); b) on s’y heurte à l’hypothèque britannique, grevée par la participation du Royaume-Uni, pays souverainiste en désertion intégrative européenne depuis le Brexit (en dehors de certains convergences en matière de défense); c) in fine, on y constate un éclatement géographique de prolongements extra-européens, vu la présence de la Transcaucasie (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie) ou, encore, de la Turquie, majoritairement ancrée en Asie. Aussi, là où la UE stagne depuis longtemps, soit dans la progression vers la communauté politique (bien que zone économique hautement intégrée et institutionnalisée), ce véhicule de CPE, amalgame de 44 États, sans causalité systémique profonde, ni avenir institutionnel significatif, n’a-t-il aucun prérequis, ingrédient et déterminant pour réussir sa mutation et nous mener vers une communauté politique, confédérale ou fédérale. Dès lors, situer une telle perspective d’évolution politique de la CPE à l’horizon d’un espoir générerait moult attentes illusoires chez grand nombre de partenaires, au grand risque de les détourner de la finalité stratégique européenne, celle de progression de la seule UE vers l’Europe politique, l’Europe puissance. 2° Un cercle concentrique autour de l’UE ? Depuis le lancement de cette CPE (et, certes, bien avant, dans d’autres circonstances), les références à l’Europe de cercles concentriques et de géométrie variable ou, encore, de plusieurs vitesses ne manquent pas. Et pourtant, ici aussi, l’absurdité conceptuelle et la finalité illusoire règnent. a.- En effet, le dessein d’une Europe de vrais cercles concentriques est liée à une volonté, souvent affichée, de permettre à certains États membres, devant le blocage actuel d’une UE en mal de progression, d’aller simultanément (soit en groupe). vers plus d’intégration économique (par exemple, dans le domaine monétaire, bancaire, financier, énergétique, industriel, technologique, numérique, des communications etc.) et, si possible, politique (dans la sphère régalienne et, notamment, celle du contrôle de l’immigration et de la protection des frontières extérieures de l’Union, de la politique étrangère et de sécurité, de la défense européenne autonome), pour former ainsi, dans une UE à géométrie variable, un ou plusieurs cercles concentriques de noyau dur (penser, notamment, à la zone euro ou à l’espace Schengen, avec « ceux qui peuvent et/ou veulent »), les autres pays membres demeurant dans le cercle actuel (d’autres cercles, plus périphériques, étant, également, possibles, comme l’actuel EEE (espace économique européen)). Or, la CPE, vaste amalgame géographique éclaté, hétérogène, asymétrique, aux orientations politiques diversifiées, voire, parfois, antagoniques et conflictuelles (politique intérieure aux approches libérales ou aux tendances conservatrices, voire autoritaires et musclées; politique étrangère d’orientation atlantiste ou d’aspiration européenne autonomiste; politiques et actions conflictuelles, par exemple dans le cas des relations Turquie-Chypre-Grèce ou Arménie-Azerbaïdjan, ou, encore, Serbie-Kosovo), ne pourrait, en raison, notamment, de son origine, composition, profil et potentialités (voir supra,1°) générer un tel cercle concentrique tracé autour de l’UE, demeurant, plutôt, un simple forum de concertation, privé, répétons-le, de conditions intégratives de fondation, nécessaires et suffisantes et, dès lors, favorables à la gestation de phénomènes d’enchainement intégratif (« spill-over »), forum menacé ainsi d’obsolescence. Notons, par ailleurs, que le concept de cercles concentriques, dont il est question ici, ne devrait pas être confondu, comme on le fait souvent lors des débats sur cette CPE, avec celui d’une Europe à plusieurs vitesses, lequel renvoie plutôt à des systèmes d’intégration (en l’occurrence à l’UE) dont les pays membres (fondateurs ou nouveaux) acceptent, de le début de leur intégration, le cadre intégratif existant et ses règles, mais peuvent s’y soumettre progressivement, par étapes et à des vitesses variables (période transitoire); par ailleurs, des clauses de sauvegarde et des dérogations dans les traités d’adhésion introduisent au système une sorte de géométrie variable d’expression limitée. Dans cette optique, la notion d’une Europe à plusieurs vitesses n’est pas d’utilité conceptuelle, présente ou future, réelle ou virtuelle, pour une réflexion sur ledit potentiel intégratif de la CPE. b.- Dans la foulée de ces considérations, force nous est de constater que la CPE, bien que trouvaille utilitaire pour faciliter un certain processus de consensus quasi paneuropéen devant les grands défis et questions de l’heure, n’a pas de pertinence intégrative particulière pour les membres de l’UE, à moins que certains d’entre eux, cas pour le moment improbable, ne suivent l’exemple du Brexit et ne veuillent, par la suite, comme les Britanniques, y trouver un vaste forum européen de concertation et d’échange d’influences. Quant aux pays candidats à l’admission dans l’UE, ils nourrissent, face à la CPE et à des degrés variables (infra, B.-), un fort scepticisme, voire une méfiance à l’idée qu’ils puissent être cantonnés, pendant longtemps, dans cette antichambre à l’admission. c.- In fine, dans ce profil grandement déficitaire, en termes intégratifs, de la CPE, il conviendrait de souligner certains risques de « double emploi », dans cette accumulation entremêlée de fora européens, euratlantiques et eurasiatiques. En effet, la CPE se trouve en concurrence et en chevauchement, sur le plan des traits géographiques et de la composition, voire, en partie, des champs d’action, avec d’autre enceintes, voire organisations, telles que le Conseil de l’Europe, au chapitre de l’État de droit, des droits fondamentaux et des valeurs démocratiques, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), pour les questions de sécurité, dans une zone légèrement élargie, avec des pays du continent européen, de l’Amérique du Nord et de l’Asie centrale (à cet égard, l’Allemagne et d’autres pays de l’UE ont fait référence, lors de la création de la CPE, à ce risque de chevauchement, notamment avec l’OSCE), sans, certes, oublier l’OTAN, qui, sous influence américaine, s’ingère toujours aux efforts européens de coopération-intégration, dans les domaines dudit « high politics » (ici, de la sécurité et de la défense) et en obtient, à la fin, gain de cause, par un couplage hégémonique.
B.- La CPE, discrète alternative à l’adhésion à l’UE, aujourd’hui largement dévoilée 1° Bien que discrète, car peu partagée, voire critiquée, cette finalité de la CPE, dans son volet d’alternative ou, au moins, d’antichambre à l’admission dans l’UE, est, aujourd’hui, largement détectée et débattue au sein des 44 pays membres de ce forum de concertation. En effet, face aux fragilités politiques et économiques des pays qui se précipitent actuellement au portillon de l’Union pour une adhésion, pour un statut d’État candidat ou, encore, pour une promesse de recevabilitéet d’adhésion ultérieure, ne fût-ce qu’à l’horizon du long terme (surtout pour les pays du Caucase du Sud), la France s’est initialement opposée à un élargissement avant tout approfondissement de refondation de l’Union et l’Allemagne lui a, plus tard, emboîté le pas (Jörg Kukies, Secrétaire d’État et proche conseiller du chancelier Olaf Scholz, a, tout récemment, déclaré que « l’Allemagne n’acceptera l’adhésion de nouveaux États membres que si ce processus s’accompagne d’une réforme de l’UE de manière à ne pas mettre en péril la capacité d’action du bloc ») . Cela dit, face aux larges appuis au sein des Vingt-Sept pour un tel processus d’admission des pays des Balkans occidentaux ainsi qu’à la pression américaine, voulant toujours « coupler » l’adhésion à l’OTAN et celle à l’UE pour des considérations géopolitiques et géostratégiques globales, pas toujours en phase avec les conditions d’admission des traités européens et leur finalité, la France a dû se raviser, en obtenant un vague resserrement de la procédure d’adhésion, par un contrôle préalable rigoureux des critères d’éligibilité des pays candidats, un « monitoring » d’étapes et un suivi systématique du processus de réformes requis au sein des pays candidats, en vue d’une mise à niveau d’adhérent. Malgré ce contexte de positions différenciées, sinon contradictoires au sein des Vingt-Sept sur la question d’un nouvel élargissement, l’adhésion des Balkans occidentaux s’est maintenue à l’ordre du jour européen avec, toutefois, un fléchissement de son urgence dû à la surcharge de l’appareil de l’Union en temps de pandémie, de guerre sur le sol européen (Ukraine) et de crise socioéconomique et énergétique afférente. D’où, dans l’entretemps, le souci de maintenir les pays candidats en attente dans le giron de l’influence européenne, surtout face à la Russie, et de leur offrir, notamment, un cercle de concertation commune et de rapprochement sur les grandes préoccupations européennes de l’heure dans la famille des 44 pays de la CPE, cadre de socialisation et d’accroissement de leur compatibilité et, in fine, d’inclusion de responsabilisation (« empowerment »), par ricochet, dans les débats géopolitiques, géostratégiques, et géoéconomiques des Vingt-Sept. 2° En somme, la révélation, en cours de route, de cette finalité additionnelle de la CPE, antichambre de l’admission, pour une attente, selon le cas, plus ou moins longue, suscite de fortes oppositions au sein des Balkans occidentaux et dans les rangs même de l’UE et n’est acceptée que dans sa version « soft », soit celle d’un forum d’accompagnement (plutôt que de substitution), d’inclusion progressive dans les travaux et réseaux européens, d’osmose de socialisation avec les leadership et les institutions de l’UE. À cet égard, cette finalité de la CPE est davantage intériorisée chez les pays qui réalisent leur longue marche vers l’adhésion à l’Union et manifestent ainsi plus d’intérêt utilitaire à leur participation à la CPE : penser, notamment, à la Bosnie-Herzégovine, au Kosovo, à la Moldavie, à l’Ukraine et, pour un horizon d’adhésion encore plus lointain, aux trois pays du Caucase du Sud. C.-La CPE, creuset de socialisation en faveur d’une identité géopolitique européenne : contrepoids ou cadre d’atténuation d’un tropisme d’atlantisme dominant? 1° Les dirigeants français, l’avons-nous déjà souligné, ont toujours souhaité, après l’ère gaullienne, certes, avec des approches de solutions différenciées, une France forte dans une Europe puissance, structurée autour de la CE/UE et disposant d’une politique étrangère et de défense commune : dès lors, ils furent en constante quête de pans d’autonomie vis-à-vis des politiques américaines, largement véhiculées et souvent imposées au sein des instances de l’Alliance atlantique. Dans cette optique, et sans nier l’utilité de l’Alliance atlantique dans un monde de sécurité fragile, le président Macron, a voulu susciter un débat sur le devenir de l’OTAN dans l’après-guerre froide, par le diagnostic provocateur sur son état « de mort cérébrale », eu égard à ses insuffisances sur le terrain des conflits régionaux, aux difficultés de contrôle de certains comportements dysfonctionnels d’alliés (penser, par exemple, à l’action de « cavalier seul » d’un de ses membres, la Turquie, dans divers conflits, notamment en Méditerranée orientale, en Libye, en Syrie, et, encore aujourd’hui, dans la guerre en Ukraine), au manque de concertation suffisante des États-Unis avec leurs alliés, voire à leur unilatéralisme lors de la conception de stratégies et d’actions géopolitiques, imposées à l’Alliance. Dans la foulée de ces critiques, le président français s’est engagé à promouvoir un rééquilibrage au sein de l’OTAN, en relançant la réflexion autour de concepts qui pointent vers une Europe souveraine, une défense européenne autonome, une boussole stratégique européenne, une stratégie intime des Européens, une Communauté politique européenne, celle-ci devenant un creuset purement européen et un laboratoire de dialogue, de concertation, de coopération, de positionnement géopolitique, d’affirmation d’une identité internationale distincte, celle de l’Europe en marche. C’est dans cet esprit que son projet de CPE fut ordonné à la quête d’une Europe puissance, par un forum pragmatique de processus d’homogénéisation des positions nationales de 44 États européens, en matière de relations internationales, face aux de conflits européens ou globaux et aux inévitables reclassements de puissances. 2° Cet objectif d’européanisation est, certes, judicieux et d’une ambition légitime. Cela dit, la CPE, dans son implicite mission, souhaitée par le président Macron, de sortir l’Europe du tropisme atlantiste, par une socialisation de forum quasi paneuropéen, rappellerait l’expression « vaste programme », attribuée au général de Gaulle. En effet, le « programme » est vaste, vu les grands défis de politique étrangère et de défense commune de l’UE, nombreux et complexes, entremêlés, de surcroît, avec les intérêts euratlantiques dans le creuset de l’OTAN (organisation, du reste, en voie d’élargissement fonctionnel et géographique de ses champs d’action) et « bousculés » par de fortes pressions de primauté de l’OTAN des deux côtés de l’Atlantique (provenant, notamment, des États-Unis et des pays de la composante Est-européenne de l’UE), défis que même l’UE, pourtant de forte institutionnalisation, aux pouvoirs supranationaux et aux assises d’union économique et monétaire, n’a pas su ou pu relever. En somme, la grande hétérogénéité socioéconomique et politique des Vingt-Sept, énormément accentuée dans cette vaste constellation, spontanée et hétéroclite, des 44 pays de la CPE, le déficit d’institutionnalisation du forum créé et ses sérieux chevauchements, déjà mentionnés (de membership et de champs d’action), avec d’autres enceintes risquent, malheureusement, de « plomber », pour une troisième fois (CPE des années 50, Confédération européenne de 1989, CPE de 2022), l’entreprise intégrative de CPE. In fine, il nous paraît évident, après 7 décennies d’intégration européenne, que le refus constant et, croyons-nous, irréversible, de fédéralisation politique de l’UE, qui s’avance, d’ici la fin de la décennie, vers une cohorte de plus d’une trentaine de membres, de surcroît, en quête de prestations plutôt que de réalisations de renforcement institutionnel et d’unification identitaire, ne permettra pas aux Européens de promouvoir, par une fuite en avant, celle de la création de constellations périphériques du type de l’actuelle CPE, conceptuellement optimisées par le recours à la notion de cercles concentriques, l’unité du Vieux Continent.
Chronique* du 12 septembre 2022
Panayotis Soldatos
Professeur émérite de l’Université de Montréal Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3
*Chronique parue, également, le 12 septembre 2022, sur le site web de Paris www.fenetreeurope.com
Qu’avons-nous fait de l’héritage, à la fois pragmatique et visionnaire, de Jean Monnet dans cette Union européenne aujourd’hui en rupture de philosophie fondatrice ?
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse » (Albert Camus)
Il est d’usage fréquent de se référer au paradigme intégratif de Jean Monnet pour évaluer la marche de l’Union européenne dans une optique de critique constructive face aux dérapages observés et d’espoir de retour à la logique supranationale et à la finalité d’unification « étapiste » de l’Europe qui ont présidé au lancement des Communautés européennes (CE) de l’après-guerre. Dans ce même registre, et dans la foulée de plusieurs de nos écrits d’analyse diachronique et « policy-oriented» du processus d’intégration européenne, nous proposons, ici, une nouvelle évaluation de la courbe ascendante d’érosion systémique dudit paradigme au sein de l’Union et un diagnostic aux manifestations aggravantes de franchissement du point de rupture eu égard à la logique fondatrice des CE. En effet, malgré la permanence de la rationalité sociétale du paradigme intégratif des années 1950 et de la logique d’une Europe unie que l’évolution géopolitique, géoéconomique et géostratégique du système international, d’une part, les propres besoins sociétaux et traits civilisationnels du Vieux Continent, d’autre part, inscrivent toujours dans la sphère d’un impératif destin, l’Union européenne atteint, aujourd’hui, le stade d’un essoufflement intégratif de fin de parcours. En effet, les dysfonctionnements institutionnels et l’accroissement quantitatif et qualitatif de l’hétérogénéité systémique des États membres de l’UE, conjugués à la fragilité de nos démocraties (populisme, extrémisme, déficit citoyen, concassage du bien commun, etc.), plongées, de surcroît, dans l’anonymat du numérique et l’enclavement matériel sans horizon de projet collectif, font de l’Union des Vingt-Sept, en trajectoire de dilution à trente et plus membres, un système bloqué, « bateau ivre », incapable d’atteindre, sous sa forme actuelle, le « bon port » de la cohésion identitaire et de la réforme structurelle dans une refondation de supranationalité et d’Europe-puissance. Aussi, notre constatation de rendez-vous manqué avec le destin d’un Continent uni dont rêvaient Jean Monnet et les autres pères de l’Europe, tout en représentant un pessimisme rationnel au goût de mélancolie, invite-t-elle, pour paraphraser Gérard de Nerval, «à voir les choses comme elles sont ». I.- La logique binaire du paradigme de Jean Monnet, aujourd’hui contrariée, voire nettement écartée dans la marche systémique de l’UE 1° Dans une première logique, le paradigme intégratif de Jean Monnet, celui des CE des années 1950, constitue, tout d’abord, une approche de dépassement des formules de coopération internationale traditionnelle encadrées par le droit international classique, par la création d’un nouveau système politique superposé à l’embryon d’institutions centrales de gouvernance supranationale (avec, notamment, la Commission et la Cour de Justice, gardiennes d’un fédéralisme juridico-institutionnel), titulaires de la nouvelle sphère de souveraineté que constitua la mise en commun d’une tranche de droits souverains des États membres. Cette approche innovante, voire révolutionnaire dans les relations contemporaines des États-nations, fut acceptée par des dirigeants politiquement compatibles et légitimée par des populations en quête de ressources essentielles à la subsistance de l’être humain, suite au chaos de destruction matérielle des infrastructures, de pulvérisation des frontières nationales, de « défaite de la souveraineté », de décrédibilisation morale des élites dirigeantes que créa la Seconde Guerre mondiale, avec son tsunami de pressions sociétales (idéologiques, politiques, économiques et sociales) et de reclassements géopolitiques et géostratégiques. « Se supranationaliser ou périr » était, alors, le dilemme pour les membres fondateurs des CE, placés dans une quête de survivance, de bien-être et de sécurité. En somme, et bien qu’en version embryonnaire au départ, ce système supranational répondait à une logique à la fois utilitaire, de reconstruction systémique, et visionnaire, de réalisation, par des enchaînements intégratifs d’étapes, du rêve civilisationnel d’unification du Vieux Continent. 2° La seconde logique est celle du rôle intégratif moteur de l’interdépendance économique, relevant d’une rationalité d’ordre processuel, qui pourrait, également, être enrichie par des effets de prolongement politique. - En effet, cette logique est basée sur la théorie du débordement intégratif, soit de l’anticipation rationnelle de déclenchement d’un processus dynamique et irréversible d’enchaînements fonctionnels de tâches, en cascade et dans un continuum de franchissement d’étapes organisé par les traités fondateurs et ceux, complémentaires, qui suivraient : il s’agissait de la rationalité de passage de l’ouverture des frontières économiques intra-européens (libéralisation des échanges, couplée d’une union douanière), à l’intégration des marchés, des facteurs de production et des entreprises (marché unique d’une compétitivité accrue et aux économies d’échelle), aux politiques économiques communes (union économique), à l’unification monétaire (union monétaire). - Dans un tel système économique intégré, toute réversibilité (« détricotage ») serait irrationnelle, du point de vue de la consolidation-pérennité du bien-être des populations des États membres et de la maîtrise des relations économiques internationales. Par ailleurs, dans cet après-guerre, avec une forte présence géopolitique et géostratégique des États-Unis, de l’URSS (aujourd’hui, de la Russie ) et, tardivement, de la Chine, un prolongement politique de ce système économique intégré paraissait évident, voire impératif : il s’agirait de se doter d’outils politico-institutionnels de positionnement géopolitique et géostratégique (gouvernance centrale forte; politique étrangère, de sécurité et de défense commune) dans ce nouveau monde de puissances, pour une Europe-puissance aux dimensions-attributs, dès lors, politiques. De surcroît, une telle interdépendance, au sceau de l’irréversibilité économique et du prolongement politique, forgerait, nécessairement, soit d’un point de vue utilitaire mais aussi de socialisation politique des élites dirigeantes et des populations, l’éclosion d’ingrédients identitaires, de bien commun européen et de « vivre ensemble », facteurs essentiels pour une marche constante vers la fédéralisation.
II.- Du paradigme de Jean Monnet à son anti-modèle, celui d’une UE en érosion institutionnelle et en procrastination décisionnelle irréversibles : manifestations d’un processus de « décrochage », voire de rupture 1° L’évolution systémique des CE et de l’UE révèle, sans l’ombre d’un doute, un « de facto» et « de jure » crescendo de processus d’éloignement de la logique institutionnelle supranationale de Jean Monnet et d’anéantissement du rêve d’unification politique du Continent. En effet, malgré certaines réformes allant dans le sens de la supranationalité (entre autres : extension du champ de la décision majoritaire; élection du Parlement européen (PE) au suffrage universel direct; élévation du PE au rôle de colégislateur; pouvoirs accrus du président de la Commission au sein de l’exécutif européen), l’échec de tentatives de réformes substantielles d’approfondissement institutionnel (particulièrement, le rejet du projet de traité établissant une constitution pour l’Europe), est parallèle et constant avec le processus d’affaiblissement de la supranationalité institutionnelle de départ. À ce dernier propos (déclin de la supranationalité), il importe de fournir quelques exemples essentiels : affaiblissement-décote du rôle d’initiative législative de la Commission; processus de sa politisation; cohabitation difficile, parfois de concurrence, de l’exécutif de Bruxelles avec un Conseil européen et un président « constitutionalisés » et aux rôles d’initiative-impulsion intégrative, de représentation extérieure, de leadership et d’arbitrage essentiels; polyarchie de présidences (Conseil européen, Conseil de l’Union, Commission, formation du Conseil pour les affaires étrangères, Eurogroupe); rôle directionnel du Conseil européen et des États membres dans le processus de désignation du président et des membres de la Commission, malgré les améliorations des textes des traités en la matière; absence de formulation et de mise en œuvre d’un système électoral unique pour l’élection du PE; amorce (bien que timide) de renationalisation partielle du processus législatif européen, par un certain rôle d’intervention des parlements nationaux dans l’adoption de législations en vertu du principe de subsidiarité et de proportionnalité. Échelonné sur plusieurs décennies (depuis la remise en question de la supranationalité de la Commission par le général de Gaulle, au milieu des années 1960), ce processus d’érosion et de « détricotage » du paradigme de Jean Monnet et sa politisation en vertu d’un glissement intergouvernemental, accompagné d’un manque flagrant de volonté majoritaire de révision « constitutionnelle » d’approfondissement du système de l’UE, marque aujourd’hui, en toute logique et rationalité, le point de rupture, eu égard aux paramètres de ce modèle institutionnel de gouvernance supranationale et à sa dynamique de fédéralisation. Nier cette évidence serait se condamner à une tâche de Sisyphe ou s’enliser dans une procrastination de léthargie, au lourd prix du maintien du Vieux Continent dans un état de zone économique incomplète et hétérogène, soumise aux intérêts géoéconomiques, géopolitiques et géostratégiques d’États-puissance. 2° Quant à la logique de l’interdépendance économique, élément clé de la philosophie de Jean Monnet, y voyant le moteur d’un processus constant d’enchaînements intégratifs vers l’union économique et monétaire (UEM), complète et aux potentialités d’unification politique, logique qui a, effectivement, permis la reconstruction d’une Europe ravagée par la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants et les populations européens n’ont, hélas, pas pu ou voulu la protéger et ont ainsi succombé aux vieux réflexes de défense de l’intérêt national, souvent « découplé » de l’intérêt européen, réflexes, pourtant, porteurs de deux calamiteux conflits mondiaux dans la première moitié du XXe siècle. Pire encore, tout en profitant des bienfaits de cette interdépendance économique pour une prospérité matérielle et une cascade d’aides financières, suivant, malheureusement, fort souvent, l’approche éphémère de prestations dans la ligne du « quoi qu’il en coûte », ils n’ont pas pu ou voulu, selon le cas, s’aligner, avec conviction citoyenne, aux règles de discipline macro-économique, d’une application toujours fragile, et aux devoirs de solidarité intereuropéenne pour la protection des frontières extérieures de l’Union, la répartition équitable des flux migratoires, le respect des valeurs de l’Union et de la primauté du droit européen par tous les États membres. Aussi, assistons-nous à l’érosion qualitative de la logique et de la finalité de Jean Monnet, qui voulait faire de l’interdépendance économique le facteur de solidarité intra-européenne d’irréversibilité intégrative et de prolongements politiques (passage de l’économique au politique), pourtant condition gagnante de stabilité intérieure et de développement international, au service d’une Europe-puissance plutôt que d’une Union-espace, polycéphale et, in fine, acéphale. 3° Dans cet ordre d’idées et selon les cas et les circonstances, les dirigeants et les populations européens choisissent la fuite en avant, enlisés-enchaînés dans des comportements de renationalisation du système, d’élargissements erratiques et profondément laxistes (sans boussole stratégique et sans approfondissement institutionnel préalable) vers l’Est européen, y compris les Balkans occidentaux (sans, certes, oublier d’autres aspirants, plus éloignés, dont l’Ukraine (État candidat), la Turquie (quoiqu’en négociations interrompues), la Moldavie et la Géorgie), d’égarementspolitico-idéologiques sur les terres du populisme et des extrêmes de l’échiquier politique, de course aux prestations matérielles du « quoi qu’il en coûte », de léthargie géopolitique et de suivisme atlantique. S’agissant, plus particulièrement, des dérapages en matière d’admission de nouveaux États membres, dans une flagrante entorse à la philosophie fondatrice des pères des CE qui exigeait une recevabilité aux critères de compatibilité européenne, voire d’homogénéité politique, économique et culturelle (critères affinés tout au long des révisions des traités), ils compromettent une interdépendance européenne d’homogénéité et de solidarité et se trouvent, depuis les années 1970, accentués par les violations successives de la lettre et de l’esprit du dispositif d’adhésion des traités, dans un incessant processus d’élargissements qui, inévitablement, creuse l’hétérogénéité systémique de l’UE, alourdit son fonctionnement institutionnel-décisionnel, multiplie les violations des règles européennes, les conflits d’intérêts nationaux et les différences de vision, hypothèque l’élaboration de politiques communes cohérentes et, in fine, ralentit le processus d’intégration identitaire. 4 ° Dans cet ordre de réalités objectives et de perceptions, l’Union, mosaïque d’États-nations hétérogènes qui, malgré les compromis fragiles de circonstances et de dernière heure, dissimulant leurs profondes différences structurelles, ne maîtrisent plus le jeu géoéconomique, géopolitique et géostratégique mondial, est condamnée, aujourd’hui, après les années de crise économique (année 2008 et suivantes), de pandémie et de coûts matériels et humains dans cette guerre en Ukraine, à la stagnation d’une zone économique et monétaire incomplète, sans élan d’enchaînements dynamiques vers son achèvement et son prolongement politique de fédéralisation interne et d’identité externe d’ordre géopolitique et géostratégique. Aussi, demeurera-t-elle enclavée dans la spontanéité d’un suivisme atlantique, qui lui coûte déjà une crise énergétique, un retard dans le virage écologique, une inflation galopante, une crise sociale, un ralentissement et, demain, une récession économique, des soubresauts de politique interne, une porosité de ses frontières extérieures, soumises à la pression d’incontrôlables flux migratoires. Pendant ce temps, le populisme et les extrêmes de l’échiquier politique progressent dans plusieurs États membres et non des moindres (notamment, en Allemagne, en France, en Italie ), créant une instabilité politique et une europhobie qui n’ont que faire du paradigme de Jean Monnet. 5° En réponse, certes, imprécise et incertaine, à cette érosion du modèle et ses conséquences de stagnation intégrative, voire de détricotage, des propositions de refondation ou d’une Union à plusieurs cercles concentriques, dans une géométrie variable, affluent mais demeurent toujours dans la sphère d’un souhait velléitaire sans assises politiques à la hauteur d’une vraie et, forcément douloureuse, réforme systémique. - Comment, en effet, dans cette Union en érosion institutionnelle-décisionnelle, en interdépendance économique sans homogénéité de politiques d’encadrement, aux solidarités sélectives et souvent à sens unique, aux allégeances géostratégiques différenciées, aux systèmes politiques fragilisés et d’une compatibilité réduite, au découplage objectif (de longue date) du tandem franco-allemand, pourrait-on espérer, au-delà d’une entente de prestations financières et de plans de sauvegarde dans une direction Nord-Sud, qui, du reste, conduisent aux déficits budgétaires excessifs et aux dettes extérieures inédites, trouver un consensus sur un processus de refondation d’une Europe-puissance, tant sur le plan économique qu’au niveau d’une identité géopolitique autonome? - De surcroît, un tel processus de reclassement en cercles concentriques, alimenterait des craintes de délestage et de déclassement au sein des pays membres de l’actuelle Union (notamment de l’Est et du Sud européens), qui, faute de santé économique et de symétrie de poids stratégico-politique, se verraient perdre des droits acquis de membre à part entière de l’UE, exclus qu’ils seraient du cercle du noyau dur de cette géométrie variable et relégués, à des degrés divers, aux autres cercles d’intégration limitée, voire, pour certains, de portée périphérique. 6° En somme, le maintien de l’actuel système de zone économique « découplée », en grande partie, de l’approche de Jean Monnet (modèle juridico-institutionnel et vision dynamique d’enchaînements « étapistes » des phases intégratives de l’économie) et des conditions intégratives de départ, favorables au lancement du processus des CE (compatibilité d’élites politiques, homogénéité économique et culturelle, « défaite des souverainetés » dans la Seconde Guerre mondiale), comporte l’inéluctable risque de déclassement définitif de notre Europe dans ce monde globalisé et d’ « oligopole » de grandes puissances. Pareille perspective de déclin européen hante les esprits de ceux qui, nourris du rêve d’unification du Continent, prennent la mesure des graves conséquences de ce point de rupture de paradigme et de philosophie et appellent ainsi de leurs vœux une vraie refondation dans un système à géométrie variable, dont les cercles concentriques reflèteraient la réalité asymétrique et hétérogène des États du Continent et feraient de leur réalignement différencié, autour d’un noyau dur d’intégration, la base d’une Europe-puissance, capable de relever les défis géopolitiques, géoéconomiques et géostratégiques de notre ère et au-delà. Est-il « trop tard pour refaire le monde » dans l’aire géopolitique de l’Europe ?
Chronique* du 7 juin 2022
Panayotis Soldatos
Professeur émérite de l’Université de Montréal Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3
*Chronique parue, également, le 7 juin 2022, sur le site web de Paris www.fenetreeurope.com
La présidence semestrielle française du Conseil de l’Union européenne et ses éventuels prolongements : l’ambition et la réalité
« Qui n’a pas les moyens de ses ambitions a tous les soucis » (Talleyrand)
I. Les limites institutionnelles d’une présidence tournante du Conseil de l’UE et l’ambition française de créer « le mouvement qui déplace les lignes »
1° La Convention sur l’avenir de l’Europe et le défunt traité établissant une Constitution pour l’Europe, comme, du reste, son repêchage partiel et in extremis par le traité de Lisbonne, malgré la prise de conscience des insuffisances de leadership européen dans une présidence tournante de courte durée (semestrielle) du Conseil, tant au niveau de la capacité décisionnelle interne du système européen que sur le plan de son déploiement international, n’ont pas réussi à établir une présidence stable et de durée de l’UE, se heurtant, à cet égard, au choc des arguments antithétiques : les uns voyaient dans une rotation de la présidence du Conseil le renouvellement-élargissement-rajeunissement des idées, options et projets européens, avec l’égal souci de continuer à offrir à tous les États membres et, surtout, aux plus petits, une tribune périodique d’orientation et d’influence de l’Union; les autres, relevaient le manque de continuité dans l’orientation et l’action de l’Union et se mettaient à la recherche d’une présidence stable et de durée du Conseil, voire de l’Union dans son ensemble, en quête de voix unifiée, tant sur le plan instrumental que sur celui du contenu. Malheureusement, il en résulta, comme ce fut souvent le cas dans une Union en mal de réformes, car soumise aux forces de procrastination et de blocage, plutôt qu’une unification de leadership, une fluidité de polyarchie éclatée, en cohabitation complexe de plusieurs présidences, comportant: la présidence tournante du Conseil, maintenue, quoique légèrement tempérée par une formule d’articulation-concertation par groupes de trois présidences semestrielles (échelonnées, dès lors, sur dix-huit mois); la présidence de la seule formation « affaires étrangères » du Conseil, attribuée au Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité; l’institutionnalisation d’une présidence du Conseil européen à temps plein et de durée; la présidence de l’Eurogroupe et, toujours, le présidence de la Commission et celle du Parlement européen. Dans cet ordre d’idées et de lignes d’évolution complexifiées, la cacophonie interne et la confusion externe persistent, aux dépens d’un leadership de cohésion et d’efficacité, et nous obligent à tempérer nos attentes au niveau de la portée directionnelle de toute présidence semestrielle, dont celle de la France, aujourd’hui au cœur de notre analyse. 2° Cependant, et malgré ces limites institutionnelles de polyarchie, certaines présidences semestrielles, davantage celles assumées par de grands pays membres, d’une capacité politico-administrative excédentaire d’élites nationales (« core area ») et/ou d’un consensus proeuropéen supérieur de la population, ont pu « déplacer les lignes », qu’il s’agisse de la production législative du Conseil (colégislateur avec le Parlement européen) ou de la promotion des grands choix intégratifs de l’heure et des médiations et compromis politiques globaux y afférant: à titre d’exemple, la présidence allemande (second semestre de 2020), sous le leadership d’Angela Merkel, fut déterminante, entre autres, pour l’adoption du plan de relance et du cadre financier pluriannuel 2021-2027 de l’Union, comme aussi de la nouvelle relation commerciale du Royaume-Uni avec les Vingt-Sept, dans la foulée du Brexit. C’est dans cette optique que le président Macron, à l’ère post-Merkel et dans un contexte international particulier, marqué par la Guerre en Ukraine, la politique américaine de redynamisation de l’OTAN, la crainte de décote géopolitique et géostratégique de l’Europe ou, encore, la crise énergétique, a souhaité faire de l’actuelle présidence semestrielle française, le tremplin d’une reprise de sa philosophie de relance de refondationd’une Europe souveraine, selon les axes que nous allons relever dans la seconde partie de notre réflexion. 3° Aussi, en préambule à cet examen du Programme de la présidence française du Conseil de l’Union, qui suivra dans la rubrique II, pourrons-nous évoquer, ici, ses traits fondamentaux, en termes d’approche et d’axes de praxis. En effet, encapsulé dans le triptyque conceptuel « relance, puissance, appartenance», la feuille de route que la France souhaita promouvoir durant sa présidence du Conseil de l’Union suit une approche globalisante de renouveau intégratif : ce côté globalisant, qui, en apparence, réduit l’originalité de la démarche et lui confère un angle d’attaque « tous azimuts », loin de trahir une démarche « éclatée », aborde tous les volets actuels d’une intégration européenne en marche, dans une finalité d’approfondissement-parachèvement pour plus d’Europe, voire de prolongement vers le saut qualitatif d’une nouvelle Europe. En outre, un encadrement macropolitique coiffe et cimente ce projet de refondation, l’ordonnant à l’accession à une souveraineté européenne de puissance, qui comporte notamment : l’approfondissement des assises démocratiques de l’Union (institutions, droits fondamentaux); le renforcement du sentiment historico-politique, culturel et civilisationnel d’appartenance citoyenne au Vieux Continent; le parachèvement de l’intégration socioéconomique d’une Europe soucieuse de justice sociale et de protection environnementale; la réforme de l’Espace Schengen, dans une optique de maîtrise des flux migratoires et, également, de consolidation-protection des frontières extérieures de l’Union; la conception et mise en œuvre d’une défense européenne autonome, pour la protection des intérêts géopolitiques et géostratégiques de l’Europe, pour la stabilité dans son voisinage et, au-delà, pour la maîtrise des grands enjeux globaux.
II. Les paramètres de la feuille de route de la présidence française du Conseil:valeur ajoutée et suivi à la lumière de la réalité intégrative de l’Union
1° L’actuelle présidence française du Conseil de l’UE, bien que semestrielle et en fin de mandat, suscite un intérêt intra-européen et extra-européen du fait du poids politico-économique et stratégique de la France, de surcroît membre fondateur, de son insertion dans le couple franco-allemand, de sa place géopolitique charnière dans le clivage Nord-Sud de l’Europe, de son traditionnel activisme diplomatique à l’enseigne de la fameuse exception française, de son leadership dans les grands projets et réalisations d’approfondissement de l’intégration européenne. Elle apparaît, en outre, ancrée dans une double réalité conjoncturelle, interne et internationale : au niveau français et européen, le président Macron, récemment réélu pour un second mandat présidentiel et toujours actif dans le domaine des affaires européennes, souhaite laisser sa marque à l’histoire de l’unification du Vieux Continent, prenant la tête d’une croisade d’approfondissement de l’Union; sur le plan international, les soubresauts de l’actualité européenne et mondiale, ceux de la compétition plurielle exacerbée entre grandes puissances et, notamment, de l’antagonisme géopolitique et géostratégique entre l’Occident, d’une part, la Russie et la Chine, d’autre part, cristallisé dans la guerre en Ukraine et le déploiement d’alliances américaines nouées dans la zone Indo-Pacifique (signalons, ici, sur le plan sécuritaire, l’AUKUS avec l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis, et le QUAD, avec le Japon, les États-Unis, l’Australie et l’Inde), dont les réverbérations interpellent l’Europe et l’invitent à réévaluer ses options d’intégration accrue face aux défis des grandes mutations du système international. Dès les débuts de cette présidence, Emmanuel Macron n’a pas manqué d’affirmer, lors de ses sorties électorales et de ses apparitions européennes, sa volonté de saisir cette prometteuse occasion de leadership semestriel européen pour contribuer à l’approfondissement du processus d’intégration du Vieux Continent, par une relance de plusieurs chantiers de construction européenne, ordonnés à une finalité ultime, celle de l’avènement d’une « Europe puissance », succédant à l’actuelle « Europe espace ». À cet égard, à l’ère post-Brexit et post-Merkel ainsi qu’au lendemain du mot d’ordre du président Biden « America is back », cette quête européenne de grande puissance autonome, face aux reclassements de puissance et aux défis mondiaux afférents, apparaît sous sa double dimension, d’opportunité de défi à relever et de destin historico-politique et civilisationnel à accomplir. 2° Aujourd’hui, avec le recul de plusieurs mois de présidence française du Conseil de l’Union, bien que d’un rythme ralenti par le processus de l’élection présidentielle et, dans la foulée, de la campagne des législatives, on pourrait tenter de circonscrire, dans le schéma conceptuel proposé par Paris et les diverses prises de position afférentes, les fondamentaux du schéma français de relance de l’Union, une relance qui, par l’ampleur de ses objectifs, déborde le cadre temporel d’une présidence semestrielle : l’ambition s’affiche dans une temporalité du moyen terme, celle du second mandat du président français, et vise à imprimer la marque d’une dynamisation de la construction européenne, articulant et agrégeant les sensibilités plurielles de la politique étrangère française, à l’enseigne d’une orientation de durée. En effet, au niveau des constantes de cette feuille de route, agissant en schéma de mixage d’interdépendance, on retient : la philosophie gaullienne de rôle directionnel de la France en couple franco-allemand, pour une Europe en quête d’autonomie de puissance, dans un délicat équilibre de penchants euratlantiques et de préoccupations paneuropéennes; le réalisme post-gaullien de modernité, qui se rallie, in fine, au paradigme d’interdépendance économique de marché de Jean Monnet, sous la pression de la mondialisation-transnationalisation des relations économiques du monde globalisé, mais qui conserve des « réflexes » institutionnels de nature intergouvernementale ; l’acception macronienne d’une intégration européenne qui articule le socioéconomique (notamment, les domaines des relations sociales, de la santé, du commerce, des politiques économiques, des finances, de l’énergie, du numérique, de l’écologie) au régalien (politique étrangère, sécurité, défense, flux migratoires, Espace Schengen, frontières extérieures), dans un creuset systémique de souveraineté européenne, appuyé sur le socle civilisationnel de valeurs du Vieux Continent et capable d’assurer un déploiement international autonome, au service de la géopolitique européenne. 3° À cet égard, par le passé nous avons eu à critiquer la formulation de tels objectifs systémiques de vaste et profonde intégration qui n’insistaient pas sur l’incontournable prérequis d’une profonde révision des traités européens, en vue de nouveaux transferts de compétences à l’Union et d’un renforcement de son cadre institutionnel et de ses mécanismes de décision, d’une nature toujours à prédominance intergouvernementale et aux effets paralysants. Or, force nous est de constater, aujourd’hui, que la France et nombre de ses partenaires au sein de l’Union acceptent le principe (sans accord, toutefois, précis sur le contenu) d’un nouvel exercice « constitutionnel » de révision des traités (d’autres s’y résigneraient, dirions-nous à reculons), indispensable prérequis pour toute ambition de souveraineté européenne, qui a grandement besoin d’un socle de nouvelles compétences communes et d’efficaces assises institutionnelles-décisionnelles de réalisation. 4° Que dire du sort final de cette ambition française de refondation souveraine de l’Europe et de ses prolongements ? Il nous paraît évident que les limites de temps d’une présidence semestrielle qui tire déjà à sa fin et fut, de surcroît, entrecoupée de deux campagnes électorales françaises (celle présidentielle et celle des législatives) et perturbée par la Guerre en Ukraine, aux vastes bouleversements géopolitiques et géoéconomiques, laissent planer des doutes sur l’avenir de cette feuille de route proposée par la France. Cela dit, l’ambition française demeurera dans le paysage européen et aura un certain effet de « contagiosité » au sein de l’Union, car elle pointe, avec rationalité et force de prédictibilité, vers l’incontournable impératif « approfondir l’intégration européenne ou périr » dans un déclassement de puissance d’une Europe qui se verrait, alors, confinée à une zone économique et monétaire sans solides assises de gouvernance ni capacités de déploiement géopolitique autonome. Dans cet ordre d’idées, dans le moyen terme, cette ambition française aura, pour son passage à l’état de réalisations, à surmonter une série d’obstacles relevant du système français et européen, d’une part, du climat international, d’autre part. a.- Au niveau national, pour qu’un pays membre puisse jouer un rôle directionnel dans le processus de construction européenne, en plus de son poids dans le rapport de forces au sein de l’Union ainsi que de la capacité décisionnelle et d’influence de ses dirigeants, il importe de pouvoir s’appuyer sur un vaste consensus national (élites et populations), existant ou à créer-renforcer. Or, en France, et le phénomène, malgré des différences sociétales, quantitatives et qualitatives (voir, notamment, les résultats des Eurobaromètres et des enquêtes nationales d’opinion publique), comporte un certain degré de transnationalité, car largement présent au sein de l’UE, le citoyen nourrit, face à l’Union, un faisceau d’attitudes et de comportements utilitaires, ordonnés, de façon croissante, à une quête de pouvoir d’achat accru et de prestations de bien-être matériel, avec moins d’intérêt pour des objectifs de « haute politique » ( « high politics »), tels que la gouvernance européenne, la souveraineté européenne, la géopolitique européenne autonome, concepts et réalisations qui logent à l’enseigne d’une « philosophie macropolitique ». Par ailleurs, des clivages politiques exacerbés (notamment, en période électorale française, avec l’élection présidentielle et celle des législatives qui ont révélé, au sein de la gauche radicale et de l’extrême droite, des remises en question de pans des traités européens et une philosophie d’« association de nations libres ») alimentent les controverses sur le devenir de l’unification européenne, dans des débats souvent acrimonieux qui incitent au repli national plutôt qu’à la promotion de projets de « plus d’Europe ». Enfin, pour que les dirigeants d’un pays, en l’occurrence de la France, réussissent à assumer un rôle directionnel de réformes européennes, le préalable d’une preuve de capacité de réformes nationales s’impose, au titre d’un capital de crédibilité que le président Macron aurait à créer-consolider dans sa quête de leadership européen déterminant. b.- Sur le plan européen, l’actuelle constellation de membres, complexifiée par le grand élargissement, ne paraît pas favorable à un leadership français d’influence directionnelle pour une Nouvelle Europe : l’atlantisme fort prononcé, surtout au Centre et à l’Est européens (dans la foulée des traumatismes sécuritaires de la seconde guerre mondiale, de la guerre froide et, maintenant, de la guerre en Ukraine) verrait, à tort à notre avis (mais, ce qui compte c’est la perception de la réalité que la réalité elle-même), dans le leadership français pour une Europe souveraine, la réminiscence d’orientations gaulliennes en faveur d’une Europe indépendante, dans le sens d’un désenclavement non souhaité par rapport à l’Alliance atlantique; à ceci ajoutons les limites, pour ne pas parler de décote, du couple franco-allemand, jadis important moteur intégratif dans une plus petite Europe mais, aujourd’hui, affaibli dans l’Europe du grand élargissement, celle des Vingt-Sept, aux allégeances européennes et internationales diverses et déstructurées. c.- Quant à la sphère internationale, les conséquences socio-économiques du « quoi qu’il en coûte » en situation de pandémie, comme, également, celles de la Guerre en Ukraine et de ses sous-produits de crise énergétique, de craintes de ralentissement du Pacte Vert européen (« Green Deal »), de difficultés d’approvisionnement alimentaire, d’inflation accrue, d’érosion du pouvoir d’achat, bousculent le citoyen européen et ses élites en quête de politiques urgentes de redressement socioéconomique et obscurcissent ainsi l’horizon des priorités européennes du moyen et long terme, formulées dans le programme de la présidence française du Conseil de l’UE, surtout celles ayant trait au champ régalien de la construction européenne (politique étrangère, de sécurité et de défense; souveraineté européenne et géopolitique autonome). 5° Conclure notre réflexion sur cette ambition de la présidence semestrielle française de proposer un schéma programmatique d’orientations et de feuille de route de praxis qui déborde, précisément, les limites temporelles de la fonction assumée, serait la priver de sa dimension volontariste, prospective et processuelle, inscrite dans la longue marche de la construction européenne. Disons, plutôt, que l’impératif d’une Europe souveraine avait besoin d’être réaffirmé par ce pays fondateur, qui en fait ainsi une priorité sociétale inextricablement liée au destin de tous les peuples européens, dans une quête de prospérité, de sécurité et de paix; l’inscrire, de surcroît, à l’agenda de réforme « constitutionnelle » de l’Union lui assurerait une valeur ajoutée d’horizon d’approfondissement. Ensuite, c’est aux dirigeants et aux populations de s’en saisir. Car, comme le répétait, sans cesse, Jean Monnet, dans une affirmation, aujourd’hui de grande résonance, « mieux vaut se disputer autour d’une table que sur le champ de bataille».