Panayotis SOLDATOS
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Le Professeur Soldatos publie, depuis 2010 (plusieurs fois dans l'année), des Chroniques d'analyse de l'actualité de l'Union européenne , dans le site web de Paris http://fenetreeurope.com

Chaque fois, la dernière Chronique paraît, également, dans ce site web http://www.soldatos.net  (rubrique CHRONIQUES).
 
 On pourra trouver l'ensemble des Chroniques de P. Soldatos ( de 2010 à aujourd'hui) dans le site  et au lien précis


http://www.fenetreeurope.com/index.php/opinions

                                        *************


                                         Chronique*
                                 du  7 décembre 2022
 
                                  Panayotis Soldatos

                 Professeur émérite de l’Université de Montréal
               Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam
                          à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3


       *Chronique parue, également, le 7 décembre  2022,
sur le site web  de Paris   
  
www.fenetreeurope.com  

  au lien

https://www.fenetreeurope.com/index.php/analyses/1355-la-communaute-politique-europeenne-decryptage-d-une-quete-francaise-de-relance-de-l-integration-europeenne
 
La Communauté politique européenne : décryptage d’une quête française de relance de l’intégration européenne

       1° Inscrit dans la continuité d’une quête française de relance du processus d’intégration européenne, le président Macron a, dès son premier mandat, fait du projet européen l’axe de sa politique étrangère : de l’affirmation d’une volonté de promotion du projet de refondation de l’Union européenne au lancement d’une version macronienne de Communauté politique européenne (CPE), en intercalant, dans le temps, l’ambition d’une Europe autonome, voire souveraine, la démarche française, qu’elle soit la manifestation d’une illusion velléitaire ou d’une approche stratégique, exprime une constante historico-politique de l’ère post-gaullienne, celle d’une France à l’influence internationale directionnelle, ancrée dans une Europe en marche vers son destin d’unification du Vieux Continent. Dans ce cheminement de pensée, le président français participe d’un  continuum volontariste d’initiatives intégratives, bilatérales (celles du couple franco-allemand, surtout à l’ère du tandem Valéry Giscard d’Estaing-Helmut Schmidt) ou unilatérales (celle, notamment, de François Mitterrand pour une Confédération européenne), désireux de secouer, sous l’impact de sa propre vision et rhétorique d’autonomisation, la léthargie européenne.
       Certes, le résultat final d’une telle initiative volontariste de CPE ne saurait être évalué uniquement à l’aune des mérites de leadership  de son auteur ou de la valeur intrinsèque du forum concerné, mais, également, à la lumière du rapport de forces établi au sein de l’Union européenne depuis ledit grand élargissement, de l’état d’hétérogénéité et de cacophonie des Vingt-Sept, du scepticisme, voire de la méfiance des pays du groupe de Visegrad face aux projets européens de la France et du risque, jugent-ils, de retarder, voire de compromettre le grand élargissement paneuropéen de l’UE (à l’exclusion, certes, de la Russie et de la Biélorussie) et, également, de découpler l’Europe du cadre euratlantique dominant et, pour eux,  fort sécurisant, de l’Alliance atlantique.
       2° Dans cette orientation de paramètres d’analyse, notre réflexion sur la Communauté politique européenne insistera sur  trois objectifs essentiels de ce forum de CPE, à identifier selon notre interprétation de « décodage » de cette démarche française et de son accueil par les autres partenaires y invités.
        a.- Un premier objectif, officiellement déclaré, est celui de l’affirmation de l’unité européenne face à une Russie en guerre contre l’Ukraine et, au-delà, de la création, à l’échelle de la Grande Europe, d’une enceinte de concertation de rapprochement multidimensionnel, notamment dans les domaines de la solidarité économique, de la crise énergétique, du changement climatique, de la santé, des communications, de l’immigration et des frontières extérieures, de la coopération technologique, comme aussi éducationnelle et culturelle, des droits fondamentaux, de la protection des infrastructures essentielles  de l’Europe (notamment, en matière énergétique et d’information), de la lutte contre la cybercriminalité, la propagande et la désinformation,  de la convergence en politique étrangère, de sécurité et de défense (en cultivant l’intimité stratégique selon la France), de l’apaisement des conflits régionaux entre partenaires (penser, notamment, aux différends en Méditerranée orientale—Chypre-Grèce-Turquie--, au conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan). Sur le long terme, on y verrait même, selon certains milieux optimistes,  une CPE transformée en cercle concentrique institutionnalisé, regroupant, autour des Vingt-Sept de l’UE, le Royaume-Unis dans cet après-Brexit, l’Islande, le Lichtenstein, la Norvège, la Suisse, les Balkans occidentaux, déjà précipités au portillon de l’admission dans l’UE, la Moldavie, l’Ukraine, la Turquie et les trois pays du Caucase du Sud (Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie (infra, A.-).
       b.- Un deuxième objectif contesté, voire nié par certains participants, est nourri de l’espoir de maîtriser l’appétit de nouveaux élargissements et de restreindre ainsi le périmètre de l’UE, en reléguant à l’antichambre de la CPE  les Balkans occidentaux ou, au moins, une partie d’eux (notamment, la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo), la Moldavie, la Turquie, l’Ukraine et les trois pays de la Transcaucasie (Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie) (infra, B.-).
      c. Un troisième objectif, détecté en filigrane et reflétant davantage une philosophie française d’avancement de la construction européenne, révèle le souhait de certains milieux dirigeants de créer, pour les 44 pays membres de la CPE, un vivier européen de socialisation et d’identification européenne autonome (la CPE), dans le but d’atténuer, de la sorte,  le tropisme atlantique de bien des pays européens, qui, sous influence américaine, se rallient à la stratégie d’expansion géopolitique transcontinentale de l’OTAN et compromettent ainsi les chances d’une Europe puissance aux finalités géopolitiques autonomes (infra, C.-).
A.- La CPE, vaste enceinte européenne de concertation multidimensionnelle de rapprochement 
       1° Une communauté politique en devenir?
       D’aucuns ont voulu, par un abus conceptuel de langage ou une velléité volontariste en marche, voir dans cette enceinte la préfiguration d’une Confédération européenne, telle qu’envisagée par François Mitterrand en 1989 ou, même, la rapprocher du défunt dessein de Communauté politique européenne de 1952, dont le sort fut scellé par l’échec, en 1954, de la Communauté européenne de défense ( CED). Or, alors que la démarche de CPE et de CED du début des années 50 visait l’institutionnalisation « fédéralisante » d’une communauté intégrative dans le domaine dit de « high politics », soit de la politique étrangère et de la défense, l’actuelle CPE n’est qu’un forum aux sommets semestriels, de naissance conjoncturelle (suite, notamment, au déclenchement de la guerre en Ukraine), sans grande valeur ajoutée, le verrons-nous, au processus d’intégration européenne et sans perspective rationnelle de structuration institutionnelle-décisionnelle.
        En effet, cette forme de CPE souffre d’un déficit congénital de structuration institutionnelle-décisionnelle et d’élan de progression d’enchaînements « étapistes », par son évidente hétérogénéité systémique : a) on y trouve un trop grand nombre de pays, aux économies et au tissu social asymétriques, aux évolutions politiques hétéroclites, parfois même aux  régimes de démocratie elliptique (notamment au niveau de plusieurs pays des Balkans où un ingrédient fondamental de vraie démocratie leur fait défaut, celui de la santé de gouvernance et de sa transparence systémique) et aux sérieuses dérives autoritaires, surtout dans le pourtour eurasiatique (notamment en Turquie, en Azerbaïdjan ou, encore, en Géorgie, pays, souvent,  gangrenés par des phénomènes de manque de transparence et de corruption et aux longues dérives dans le domaine de l’État de droit et des libertés fondamentales); b) on s’y heurte à l’hypothèque britannique, grevée par la participation du Royaume-Uni, pays souverainiste en désertion intégrative européenne depuis le Brexit (en dehors de certains convergences en matière de défense); c) in fine, on y constate un éclatement géographique de prolongements extra-européens, vu la présence de la Transcaucasie (Arménie, Azerbaïdjan,  Géorgie) ou, encore, de la Turquie, majoritairement ancrée en Asie.
         Aussi, là où la UE stagne depuis longtemps, soit dans la progression vers la communauté politique (bien que zone économique hautement intégrée et institutionnalisée), ce véhicule de CPE, amalgame de 44 États, sans causalité  systémique profonde, ni avenir institutionnel significatif, n’a-t-il aucun prérequis, ingrédient et déterminant pour réussir sa mutation et nous mener vers une communauté politique, confédérale ou fédérale. Dès lors, situer une telle perspective d’évolution politique de la CPE à l’horizon d’un espoir générerait moult attentes illusoires chez grand nombre de partenaires, au grand risque de les détourner de la finalité stratégique européenne, celle de progression de la seule UE vers l’Europe politique, l’Europe puissance.
       2° Un cercle concentrique autour de l’UE ?
        Depuis le lancement de cette CPE (et, certes, bien avant, dans d’autres circonstances), les références à l’Europe de cercles concentriques et de géométrie variable ou, encore, de plusieurs vitesses ne manquent pas. Et pourtant, ici aussi, l’absurdité conceptuelle et la finalité illusoire règnent.
        a.- En effet, le dessein d’une Europe de vrais cercles concentriques est liée à une volonté, souvent affichée, de permettre à certains États membres, devant le blocage actuel d’une UE en mal de progression, d’aller simultanément (soit en groupe). vers plus d’intégration économique (par exemple, dans le domaine monétaire, bancaire, financier, énergétique, industriel, technologique, numérique, des communications etc.) et, si possible, politique (dans la sphère régalienne et, notamment, celle du contrôle de l’immigration et de la protection des frontières extérieures de l’Union, de la politique étrangère et de sécurité, de la défense européenne autonome), pour former ainsi, dans une UE à géométrie variable, un ou plusieurs cercles concentriques de noyau dur (penser, notamment, à la zone euro ou à l’espace Schengen, avec « ceux qui peuvent et/ou veulent »), les autres pays membres demeurant dans le cercle actuel (d’autres cercles, plus périphériques, étant, également, possibles, comme l’actuel EEE (espace économique européen)).
        Or, la CPE, vaste amalgame géographique éclaté, hétérogène, asymétrique, aux orientations politiques diversifiées, voire, parfois,  antagoniques et conflictuelles (politique intérieure aux approches libérales ou aux tendances conservatrices, voire autoritaires et musclées; politique étrangère d’orientation atlantiste ou d’aspiration européenne  autonomiste; politiques et actions conflictuelles, par exemple dans le cas des relations Turquie-Chypre-Grèce ou Arménie-Azerbaïdjan, ou, encore, Serbie-Kosovo), ne pourrait, en raison, notamment, de son origine, composition, profil et potentialités (voir supra,1°) générer un tel cercle concentrique tracé autour de l’UE, demeurant, plutôt, un simple forum de concertation, privé, répétons-le, de conditions intégratives de fondation, nécessaires et suffisantes et, dès lors, favorables à la gestation de phénomènes d’enchainement intégratif (« spill-over »), forum menacé ainsi d’obsolescence.
         Notons, par ailleurs,  que le concept de cercles concentriques, dont il est question  ici, ne devrait pas être confondu, comme on le fait souvent lors des débats sur cette CPE, avec celui d’une Europe à plusieurs vitesses, lequel renvoie plutôt à des systèmes d’intégration (en l’occurrence à l’UE) dont les pays membres (fondateurs ou nouveaux) acceptent, de le début de leur intégration, le cadre intégratif existant et ses règles, mais peuvent s’y soumettre progressivement, par étapes et à des vitesses variables (période transitoire); par ailleurs, des clauses de sauvegarde et des dérogations dans les traités d’adhésion introduisent au système une sorte de géométrie variable d’expression limitée. Dans cette optique, la notion d’une Europe à plusieurs vitesses n’est pas d’utilité conceptuelle, présente ou future, réelle ou virtuelle, pour une réflexion sur ledit potentiel intégratif de la CPE.
       b.- Dans la foulée de ces considérations, force nous est de constater que la CPE, bien que trouvaille utilitaire pour faciliter un certain processus de consensus quasi paneuropéen devant les grands défis et questions de l’heure, n’a pas de pertinence intégrative particulière pour les membres de l’UE, à moins que certains d’entre eux, cas pour le moment improbable, ne suivent l’exemple du Brexit et ne veuillent, par la suite, comme les Britanniques, y trouver un vaste forum européen de concertation et d’échange d’influences. Quant aux pays candidats à l’admission dans l’UE, ils nourrissent, face à la CPE et à des degrés variables (infra, B.-), un fort scepticisme, voire une méfiance à l’idée qu’ils puissent être cantonnés, pendant longtemps, dans cette antichambre à l’admission.
      c.- In fine, dans ce profil grandement déficitaire, en termes intégratifs, de la CPE, il conviendrait de souligner certains risques de « double emploi », dans cette accumulation entremêlée de fora européens, euratlantiques et eurasiatiques. En effet, la CPE se trouve en concurrence et en chevauchement, sur le plan des traits géographiques et de la composition, voire, en partie, des  champs d’action, avec d’autre enceintes, voire organisations, telles que le Conseil de l’Europe, au chapitre de l’État de droit, des droits fondamentaux et des valeurs démocratiques, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), pour les questions de sécurité, dans une zone légèrement élargie, avec des pays du continent européen, de l’Amérique du Nord et de l’Asie centrale (à cet égard, l’Allemagne et d’autres pays de l’UE ont fait référence, lors de la création de la CPE, à ce risque de chevauchement, notamment avec l’OSCE), sans, certes, oublier l’OTAN, qui, sous influence américaine, s’ingère toujours aux efforts européens de coopération-intégration, dans les domaines dudit  « high politics » (ici, de la sécurité et de la défense) et en obtient, à la fin, gain de cause, par  un couplage hégémonique.
    
B.- La CPE, discrète alternative à l’adhésion à l’UE, aujourd’hui largement dévoilée 
       1° Bien que discrète, car peu partagée, voire critiquée, cette finalité de la CPE, dans son volet d’alternative ou, au moins, d’antichambre à l’admission dans l’UE, est, aujourd’hui, largement détectée et débattue au sein des 44 pays membres de ce forum de concertation.
      En effet, face aux fragilités politiques et économiques des pays qui se précipitent actuellement au portillon de l’Union pour une adhésion, pour un statut d’État candidat ou, encore, pour une promesse de recevabilité et d’adhésion ultérieure, ne fût-ce qu’à l’horizon du long terme (surtout pour les pays du Caucase du Sud), la France s’est initialement opposée à un élargissement avant tout approfondissement de refondation de l’Union et l’Allemagne lui a, plus tard, emboîté le pas (Jörg Kukies, Secrétaire d’État et proche conseiller du chancelier Olaf Scholz, a, tout récemment, déclaré que « l’Allemagne n’acceptera l’adhésion de nouveaux États membres que si ce processus s’accompagne d’une réforme de l’UE de manière à ne pas mettre en péril la capacité d’action du bloc ») . Cela dit, face aux  larges appuis au sein des Vingt-Sept pour un tel processus d’admission des pays des Balkans occidentaux ainsi qu’à la pression américaine, voulant toujours « coupler » l’adhésion à l’OTAN et celle à l’UE pour des considérations géopolitiques et géostratégiques globales, pas toujours en phase avec les conditions d’admission des traités européens et leur finalité, la France a dû se raviser, en obtenant un vague resserrement de la  procédure d’adhésion, par un contrôle préalable rigoureux des critères d’éligibilité des pays candidats, un « monitoring » d’étapes et un suivi systématique du processus de réformes requis au sein des pays candidats, en vue d’une mise à niveau d’adhérent.
      Malgré ce contexte de positions différenciées, sinon contradictoires au sein des Vingt-Sept sur la question d’un nouvel élargissement, l’adhésion des Balkans occidentaux s’est maintenue à l’ordre du jour européen avec, toutefois, un fléchissement de son urgence dû à la surcharge de l’appareil de l’Union en temps de pandémie, de guerre sur le sol européen (Ukraine) et de crise socioéconomique et énergétique afférente. D’où, dans l’entretemps, le souci de maintenir les pays candidats en attente dans le giron de l’influence européenne, surtout face à la Russie, et de leur offrir, notamment, un cercle de concertation commune et de rapprochement sur les grandes préoccupations européennes de l’heure dans la famille des 44 pays de la CPE, cadre de socialisation et d’accroissement de leur compatibilité et, in fine, d’inclusion de responsabilisation (« empowerment »), par ricochet, dans les débats géopolitiques, géostratégiques, et géoéconomiques des Vingt-Sept.
         2° En somme, la révélation, en cours de route, de cette finalité additionnelle de la CPE, antichambre de l’admission, pour une attente, selon le cas, plus ou moins longue, suscite de fortes oppositions au sein des Balkans occidentaux et dans les rangs même de l’UE et n’est acceptée que dans sa version « soft », soit celle d’un forum d’accompagnement (plutôt que de substitution), d’inclusion progressive dans les travaux et réseaux européens, d’osmose de socialisation avec les leadership  et les institutions de l’UE. À cet égard, cette finalité de la CPE est davantage intériorisée chez les pays qui réalisent leur longue marche vers l’adhésion à l’Union et manifestent ainsi plus d’intérêt utilitaire à leur participation à la CPE : penser, notamment, à la Bosnie-Herzégovine, au Kosovo, à la Moldavie, à l’Ukraine et, pour un horizon d’adhésion encore plus lointain, aux  trois  pays du Caucase du Sud.
       C.-La CPE, creuset de socialisation en faveur d’une identité géopolitique européenne : contrepoids ou cadre d’atténuation d’un tropisme d’atlantisme dominant?
        1° Les dirigeants français, l’avons-nous déjà souligné, ont toujours souhaité, après l’ère gaullienne, certes, avec des approches de solutions différenciées, une France forte dans une Europe puissance, structurée autour de la CE/UE et disposant d’une politique étrangère et de défense commune : dès lors, ils furent en constante quête de pans d’autonomie vis-à-vis des politiques américaines, largement véhiculées et souvent imposées au sein des instances de l’Alliance atlantique. Dans cette optique, et sans nier l’utilité de l’Alliance atlantique dans un monde de sécurité fragile, le président Macron, a voulu susciter un débat sur le devenir de l’OTAN dans l’après-guerre froide, par le diagnostic provocateur sur son état « de mort cérébrale », eu égard à ses insuffisances sur le terrain des conflits régionaux, aux difficultés de contrôle de certains comportements dysfonctionnels d’alliés (penser, par exemple, à l’action de « cavalier seul » d’un de ses membres, la Turquie, dans divers conflits, notamment en Méditerranée orientale, en Libye, en Syrie, et, encore aujourd’hui, dans la guerre en Ukraine), au manque de concertation suffisante des États-Unis avec leurs alliés, voire à leur unilatéralisme lors de la conception de stratégies et d’actions géopolitiques, imposées à l’Alliance. Dans la foulée de ces critiques, le président français s’est engagé à promouvoir un rééquilibrage au sein de l’OTAN, en relançant la réflexion autour de concepts qui pointent vers une Europe souveraine, une défense européenne autonome, une boussole stratégique européenne, une stratégie intime des Européens, une Communauté politique européenne, celle-ci devenant un creuset purement européen et un laboratoire de dialogue, de concertation, de coopération, de positionnement géopolitique, d’affirmation d’une identité internationale distincte, celle de l’Europe en marche. C’est dans cet esprit que son projet de CPE fut ordonné à la quête d’une Europe puissance, par un forum pragmatique de processus d’homogénéisation des positions nationales de 44 États européens, en matière de relations internationales, face aux de conflits européens ou globaux et aux inévitables reclassements de puissances.
        2° Cet objectif d’européanisation est, certes, judicieux et d’une ambition légitime. Cela dit, la CPE, dans son implicite mission, souhaitée par le président Macron, de sortir l’Europe du tropisme atlantiste, par une socialisation de forum quasi paneuropéen, rappellerait l’expression « vaste programme », attribuée au général de Gaulle. En effet, le « programme » est vaste, vu les grands défis de politique étrangère et de défense commune de l’UE, nombreux et complexes, entremêlés, de surcroît,  avec les intérêts euratlantiques dans le creuset de l’OTAN (organisation, du reste, en voie d’élargissement fonctionnel et géographique de ses champs d’action) et « bousculés » par de fortes pressions de primauté de l’OTAN des deux côtés de l’Atlantique (provenant, notamment, des États-Unis et des pays de la composante Est-européenne  de l’UE), défis que même l’UE, pourtant de forte institutionnalisation, aux pouvoirs supranationaux et aux assises d’union économique et monétaire, n’a pas su ou pu relever. En somme, la grande hétérogénéité socioéconomique et politique des Vingt-Sept, énormément accentuée dans cette vaste constellation, spontanée et hétéroclite,  des 44 pays de la CPE, le déficit d’institutionnalisation du forum créé et ses sérieux chevauchements, déjà mentionnés (de membership et de champs d’action), avec d’autres  enceintes risquent, malheureusement, de « plomber », pour une troisième fois (CPE des années 50, Confédération européenne de 1989, CPE de 2022), l’entreprise intégrative de CPE.
      In fine, il nous paraît évident, après 7 décennies d’intégration européenne,  que le refus constant et, croyons-nous, irréversible, de fédéralisation politique de l’UE, qui s’avance, d’ici la fin de la décennie, vers une cohorte de plus d’une trentaine de membres, de surcroît, en quête de prestations plutôt que de réalisations de renforcement institutionnel et  d’unification identitaire, ne permettra pas aux Européens de promouvoir, par une fuite en avant, celle de la création de constellations périphériques du type de l’actuelle CPE, conceptuellement optimisées par le recours à la notion  de cercles concentriques, l’unité du Vieux Continent.
 


                                         Chronique*
                                 du  12 septembre 2022
 
                                    Panayotis Soldatos

                 Professeur émérite de l’Université de Montréal
               Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam
                          à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3


       *Chronique parue, également, le 12 septembre  2022,
        sur le site web  de Paris   
       
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Qu’avons-nous fait de l’héritage, à la fois pragmatique et visionnaire, de Jean Monnet dans cette Union européenne aujourd’hui en rupture de philosophie fondatrice ?
 
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse » (Albert Camus)
 
       Il est d’usage fréquent de se référer au paradigme intégratif de Jean Monnet pour évaluer la marche de l’Union européenne dans une optique de critique constructive face aux dérapages observés et d’espoir de retour à la logique supranationale et à la finalité d’unification « étapiste » de l’Europe qui ont présidé au lancement des Communautés européennes (CE) de l’après-guerre. Dans ce même registre, et dans la foulée de plusieurs de nos écrits d’analyse diachronique et « policy-oriented» du processus d’intégration européenne, nous proposons, ici, une nouvelle évaluation de la courbe ascendante d’érosion systémique dudit paradigme au sein de l’Union et un diagnostic aux manifestations aggravantes de franchissement du point de rupture eu égard à la logique fondatrice des CE.
         En effet, malgré la permanence de la rationalité sociétale du paradigme intégratif des années 1950 et de la logique d’une Europe unie que l’évolution géopolitique, géoéconomique et géostratégique du système international, d’une part, les propres besoins sociétaux et traits civilisationnels du Vieux Continent, d’autre part, inscrivent toujours dans la sphère d’un impératif destin, l’Union européenne atteint, aujourd’hui, le stade d’un essoufflement intégratif de fin de parcours. En effet, les dysfonctionnements institutionnels et l’accroissement quantitatif et qualitatif de l’hétérogénéité systémique des États membres de l’UE, conjugués à la fragilité de nos démocraties (populisme, extrémisme, déficit citoyen, concassage du bien commun, etc.), plongées, de surcroît,  dans l’anonymat du numérique et l’enclavement matériel sans horizon de projet collectif, font de l’Union des Vingt-Sept, en trajectoire de dilution à trente et plus membres, un système bloqué, « bateau ivre », incapable d’atteindre, sous sa forme actuelle, le « bon port » de la cohésion identitaire et de la réforme structurelle dans une refondation de supranationalité et d’Europe-puissance.
      Aussi, notre constatation de rendez-vous manqué avec le destin d’un Continent uni dont rêvaient Jean Monnet et les autres pères de l’Europe, tout en représentant un pessimisme rationnel au goût de mélancolie, invite-t-elle, pour paraphraser Gérard de Nerval, «à voir les choses comme elles sont ».
      I.- La logique binaire du paradigme de Jean Monnet, aujourd’hui contrariée, voire nettement écartée dans la marche systémique de l’UE 
      1° Dans une première logique, le paradigme intégratif de Jean Monnet, celui des CE des années 1950,  constitue, tout  d’abord, une approche de dépassement des formules de coopération  internationale traditionnelle  encadrées par le droit international classique, par la création d’un nouveau système politique superposé à l’embryon d’institutions centrales de gouvernance supranationale (avec, notamment, la Commission et la Cour de Justice, gardiennes d’un fédéralisme juridico-institutionnel), titulaires de la nouvelle sphère de souveraineté que constitua la mise en commun d’une tranche de droits souverains des États membres. Cette approche innovante, voire révolutionnaire dans les relations contemporaines des États-nations, fut acceptée par des dirigeants politiquement compatibles et légitimée par des populations en quête de ressources essentielles à la subsistance de l’être humain, suite au chaos de destruction matérielle des infrastructures, de pulvérisation des frontières nationales, de « défaite de la souveraineté », de décrédibilisation morale des élites dirigeantes que créa la Seconde Guerre mondiale, avec  son tsunami  de pressions sociétales (idéologiques, politiques, économiques et sociales) et de reclassements  géopolitiques et géostratégiques.  « Se supranationaliser ou périr » était, alors, le dilemme pour les membres fondateurs des CE, placés dans une quête de survivance, de bien-être et de sécurité. En somme, et bien qu’en version embryonnaire au départ, ce système supranational répondait à une logique à la fois utilitaire, de reconstruction systémique, et visionnaire, de réalisation, par des enchaînements intégratifs d’étapes, du rêve civilisationnel d’unification du Vieux Continent.
       2° La seconde logique est celle du rôle intégratif moteur de l’interdépendance économique, relevant d’une rationalité d’ordre processuel, qui pourrait, également, être enrichie par des effets de prolongement politique.
      - En effet, cette logique est basée sur la théorie du débordement intégratif, soit de l’anticipation rationnelle de déclenchement d’un processus dynamique et irréversible d’enchaînements fonctionnels de tâches, en cascade et dans un continuum de franchissement d’étapes organisé par les traités fondateurs et ceux, complémentaires, qui suivraient : il s’agissait de la rationalité de passage de l’ouverture des frontières économiques intra-européens (libéralisation des échanges, couplée d’une union douanière), à l’intégration des marchés, des facteurs de production et des entreprises (marché unique d’une compétitivité accrue et aux économies d’échelle), aux politiques économiques communes (union économique), à l’unification monétaire (union monétaire).
      - Dans un tel système économique intégré, toute réversibilité (« détricotage ») serait irrationnelle, du point de vue de la consolidation-pérennité du bien-être des populations des États membres et de la maîtrise des relations économiques internationales. Par ailleurs, dans cet après-guerre, avec une forte présence géopolitique et géostratégique  des États-Unis, de l’URSS (aujourd’hui, de la Russie ) et, tardivement, de la Chine, un prolongement politique de ce système économique intégré paraissait évident, voire impératif : il s’agirait de se doter d’outils politico-institutionnels de positionnement géopolitique et géostratégique (gouvernance  centrale forte; politique étrangère, de sécurité et de défense commune) dans ce nouveau monde de puissances, pour une Europe-puissance aux dimensions-attributs, dès lors, politiques. De surcroît, une telle interdépendance, au sceau de l’irréversibilité économique et du prolongement politique, forgerait, nécessairement, soit d’un point de vue utilitaire mais aussi de socialisation politique des élites dirigeantes et des populations, l’éclosion d’ingrédients identitaires,  de bien commun européen et de « vivre ensemble », facteurs essentiels pour une marche constante vers la fédéralisation.
    
        II.- Du paradigme de Jean Monnet à son anti-modèle, celui d’une UE en érosion institutionnelle et en procrastination décisionnelle irréversibles : manifestations  d’un processus de «  décrochage », voire de  rupture
        1° L’évolution systémique des CE et de l’UE révèle, sans l’ombre d’un doute, un « de facto» et « de jure » crescendo de processus d’éloignement de la logique institutionnelle supranationale de Jean Monnet et d’anéantissement du rêve d’unification politique du Continent.
       En effet, malgré certaines réformes allant dans le sens de la supranationalité (entre autres : extension du champ de la décision majoritaire; élection du Parlement européen (PE) au suffrage universel direct; élévation du PE au rôle de colégislateur; pouvoirs  accrus du président de la Commission au sein de l’exécutif européen), l’échec de tentatives de  réformes substantielles d’approfondissement institutionnel (particulièrement, le rejet du projet de traité établissant une constitution pour l’Europe), est parallèle  et constant avec le processus d’affaiblissement de la supranationalité institutionnelle de départ. À ce dernier propos (déclin de la  supranationalité), il importe de fournir quelques exemples essentiels : affaiblissement-décote du rôle d’initiative législative de la Commission; processus de sa politisation; cohabitation difficile, parfois de concurrence, de l’exécutif de Bruxelles avec un Conseil européen et un président « constitutionalisés »  et aux rôles  d’initiative-impulsion intégrative, de représentation extérieure, de leadership et d’arbitrage essentiels; polyarchie de présidences (Conseil européen, Conseil de l’Union, Commission, formation du Conseil pour les affaires étrangères, Eurogroupe); rôle directionnel du Conseil européen et des États membres dans le processus de  désignation du président et des membres de la Commission, malgré les améliorations des textes des traités en la matière; absence de formulation et de mise en œuvre  d’un système électoral unique pour l’élection du PE; amorce (bien que timide) de renationalisation partielle du processus législatif européen, par un certain rôle d’intervention des parlements nationaux dans  l’adoption de législations en vertu du principe de subsidiarité et de proportionnalité.
        Échelonné sur plusieurs  décennies (depuis la remise en question de la supranationalité de la Commission par le général de Gaulle, au milieu des années 1960), ce processus d’érosion et de « détricotage » du paradigme de Jean Monnet et sa politisation en vertu d’un glissement intergouvernemental, accompagné d’un manque flagrant de volonté majoritaire de révision « constitutionnelle » d’approfondissement du système de l’UE, marque aujourd’hui, en toute logique  et  rationalité, le point de rupture, eu égard aux  paramètres de ce modèle institutionnel de gouvernance supranationale et à sa dynamique de fédéralisation. Nier cette évidence serait se condamner à une tâche de Sisyphe ou s’enliser dans une procrastination de léthargie, au lourd prix du maintien du Vieux Continent dans un état de zone économique incomplète et hétérogène, soumise aux intérêts géoéconomiques, géopolitiques et géostratégiques d’États-puissance.
       2° Quant à la logique de l’interdépendance économique, élément clé de la philosophie de Jean Monnet, y voyant le moteur d’un processus constant d’enchaînements intégratifs vers l’union économique et monétaire (UEM),  complète et  aux potentialités  d’unification politique, logique qui a, effectivement, permis la reconstruction d’une Europe ravagée par la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants et les populations européens n’ont, hélas, pas pu ou voulu la protéger et ont ainsi succombé aux vieux réflexes de défense de l’intérêt national, souvent « découplé » de l’intérêt européen, réflexes, pourtant, porteurs de deux calamiteux  conflits mondiaux dans la première moitié du XXe siècle. Pire encore, tout en profitant des bienfaits de cette interdépendance économique pour une prospérité matérielle et une cascade d’aides financières, suivant, malheureusement, fort souvent, l’approche éphémère de prestations dans la ligne du  « quoi qu’il en coûte », ils n’ont pas pu ou voulu, selon le cas, s’aligner, avec conviction citoyenne, aux règles de discipline macro-économique, d’une application toujours fragile, et aux devoirs de solidarité intereuropéenne pour la protection des frontières extérieures de l’Union, la répartition équitable des flux migratoires, le respect des valeurs de l’Union et de la primauté du droit européen par tous les États membres. Aussi, assistons-nous à l’érosion qualitative de la logique et de la finalité de Jean Monnet, qui voulait faire de l’interdépendance économique le facteur de solidarité intra-européenne d’irréversibilité intégrative et de prolongements politiques (passage de l’économique au politique), pourtant condition gagnante de stabilité intérieure et de développement international, au service d’une Europe-puissance plutôt que d’une Union-espace, polycéphale et, in fine, acéphale.
        3° Dans cet ordre d’idées et selon les cas et les circonstances, les dirigeants et les populations européens choisissent la fuite en avant, enlisés-enchaînés dans des comportements de renationalisation du système, d’élargissements erratiques et profondément laxistes (sans boussole stratégique et sans approfondissement institutionnel préalable) vers l’Est européen,  y compris  les Balkans occidentaux (sans, certes,  oublier d’autres aspirants, plus éloignés, dont l’Ukraine (État candidat), la Turquie (quoiqu’en négociations interrompues), la Moldavie et la Géorgie), d’égarements politico-idéologiques sur les terres du populisme et des extrêmes de l’échiquier politique, de course aux prestations matérielles du « quoi qu’il en coûte », de léthargie géopolitique et de suivisme atlantique.
       S’agissant, plus particulièrement, des dérapages en matière d’admission de nouveaux États membres, dans une flagrante entorse à la philosophie fondatrice des pères des CE qui  exigeait une recevabilité aux critères de compatibilité européenne, voire d’homogénéité politique, économique et culturelle (critères affinés tout au long des révisions des traités), ils compromettent une interdépendance européenne d’homogénéité et de solidarité et  se trouvent, depuis les années 1970, accentués par les violations successives de la lettre et de l’esprit du dispositif d’adhésion des traités, dans un incessant processus d’élargissements qui, inévitablement, creuse l’hétérogénéité systémique de l’UE, alourdit son fonctionnement institutionnel-décisionnel, multiplie les violations des règles européennes, les conflits d’intérêts nationaux et les différences de vision, hypothèque l’élaboration de politiques communes cohérentes et, in fine, ralentit le processus d’intégration identitaire.
       4 ° Dans cet ordre de réalités objectives et de perceptions, l’Union, mosaïque d’États-nations hétérogènes  qui, malgré les compromis fragiles de circonstances et de dernière heure, dissimulant leurs profondes différences structurelles, ne maîtrisent plus le jeu géoéconomique, géopolitique et géostratégique mondial, est condamnée, aujourd’hui, après les années de crise économique (année 2008 et suivantes), de pandémie et de coûts matériels et humains dans cette  guerre en Ukraine, à la stagnation d’une zone économique et monétaire incomplète, sans élan d’enchaînements dynamiques vers son achèvement et son prolongement politique de fédéralisation interne et d’identité externe d’ordre géopolitique et géostratégique. Aussi, demeurera-t-elle enclavée dans la spontanéité d’un suivisme atlantique, qui lui coûte déjà une crise énergétique, un retard dans le virage écologique, une inflation galopante, une crise sociale, un ralentissement et, demain, une récession économique, des soubresauts de politique interne, une porosité de ses frontières extérieures, soumises à la pression d’incontrôlables flux migratoires. Pendant ce temps, le populisme et les extrêmes de l’échiquier politique progressent dans plusieurs États membres et non des moindres (notamment, en Allemagne, en France, en Italie ), créant une instabilité politique et une europhobie qui n’ont que faire du paradigme de Jean Monnet.
        5° En réponse, certes, imprécise et incertaine, à cette érosion du modèle et ses conséquences de stagnation intégrative, voire de détricotage, des propositions de refondation ou d’une Union à plusieurs cercles concentriques, dans une géométrie variable, affluent mais demeurent toujours dans la sphère d’un souhait velléitaire sans assises politiques à la hauteur d’une vraie et, forcément douloureuse, réforme systémique.
         - Comment, en effet, dans cette Union en érosion institutionnelle-décisionnelle, en interdépendance économique sans homogénéité de politiques d’encadrement, aux solidarités sélectives et souvent à sens unique, aux allégeances géostratégiques  différenciées, aux systèmes politiques fragilisés et d’une compatibilité réduite, au découplage objectif (de longue date) du tandem franco-allemand, pourrait-on espérer, au-delà d’une entente de prestations  financières et de plans de sauvegarde dans une direction Nord-Sud, qui, du reste, conduisent aux déficits budgétaires excessifs et aux dettes extérieures  inédites, trouver un consensus sur un processus de refondation  d’une Europe-puissance, tant sur le plan économique qu’au niveau d’une identité géopolitique autonome?  
        - De surcroît, un tel processus de reclassement en cercles concentriques, alimenterait des craintes de délestage et de déclassement au sein des pays membres de l’actuelle Union (notamment de l’Est et du Sud européens), qui,  faute de santé économique et de symétrie de poids stratégico-politique, se verraient perdre des droits acquis de membre à part entière de l’UE, exclus qu’ils seraient du cercle du noyau dur de cette géométrie variable et  relégués, à des degrés divers, aux autres cercles d’intégration limitée, voire, pour certains, de portée périphérique.
     6° En somme, le maintien de l’actuel système de zone économique « découplée », en grande partie, de l’approche de Jean Monnet (modèle juridico-institutionnel et vision dynamique d’enchaînements « étapistes » des phases intégratives de l’économie) et des conditions intégratives de départ, favorables au lancement du processus des CE (compatibilité d’élites politiques, homogénéité économique et culturelle, « défaite des souverainetés » dans la Seconde Guerre mondiale), comporte l’inéluctable risque de déclassement définitif de notre Europe dans ce monde globalisé et d’ « oligopole » de grandes puissances. Pareille perspective de déclin européen  hante les esprits de ceux qui, nourris du rêve d’unification du Continent, prennent la mesure des graves conséquences de ce point de rupture de paradigme et de philosophie et appellent ainsi de leurs vœux une vraie refondation dans un système à géométrie variable, dont les cercles concentriques reflèteraient la réalité asymétrique et hétérogène des États du Continent  et feraient de  leur réalignement différencié, autour d’un noyau dur d’intégration, la base d’une Europe-puissance, capable de relever les défis géopolitiques, géoéconomiques et géostratégiques de notre ère et au-delà. Est-il « trop tard pour refaire le monde » dans l’aire géopolitique de l’Europe ?


                                      Chronique*
                                   du 7 juin  2022
 
                                Panayotis Soldatos

                 Professeur émérite de l’Université de Montréal
               Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam
                          à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3


       *Chronique parue, également, le 7 juin    2022,
sur le site web  de Paris   
  
www.fenetreeurope.com  

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La présidence semestrielle française du Conseil de l’Union européenne et ses éventuels prolongements : l’ambition et la réalité
 
                                      « Qui n’a pas les moyens de ses ambitions a tous les soucis »                                                                                                                                   (Talleyrand)

I. Les limites institutionnelles d’une présidence tournante du Conseil de l’UE et l’ambition française de créer « le mouvement qui déplace les lignes »   

      1°  La Convention sur l’avenir de l’Europe et le défunt  traité établissant  une  Constitution pour l’Europe,  comme, du reste, son  repêchage partiel et in extremis  par le traité de Lisbonne, malgré la prise de  conscience des insuffisances de leadership européen dans une présidence tournante de courte durée (semestrielle) du Conseil, tant au niveau de la capacité décisionnelle interne du système européen que sur le plan de son déploiement international, n’ont pas réussi à établir une présidence stable et de durée de l’UE, se heurtant, à cet égard,  au choc des arguments antithétiques : les uns voyaient dans une  rotation de la présidence du Conseil le renouvellement-élargissement-rajeunissement des idées, options et projets européens, avec l’égal souci de continuer à offrir à tous les États membres et, surtout, aux plus petits, une tribune périodique d’orientation et d’influence de l’Union; les autres, relevaient le manque de continuité dans l’orientation et l’action de l’Union et se mettaient à la recherche d’une présidence stable et de durée du Conseil, voire de l’Union dans son ensemble, en quête de voix unifiée, tant sur le plan instrumental que sur celui du contenu. Malheureusement, il en résulta, comme ce fut souvent le cas dans une Union en mal  de réformes, car soumise aux forces de procrastination et de blocage, plutôt qu’une unification de leadership, une fluidité de polyarchie éclatée, en cohabitation complexe de plusieurs présidences, comportant: la présidence tournante du Conseil, maintenue, quoique légèrement tempérée par une formule d’articulation-concertation par groupes de trois présidences semestrielles (échelonnées, dès lors, sur dix-huit mois); la présidence de la seule formation « affaires étrangères » du Conseil, attribuée au Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité; l’institutionnalisation d’une présidence du Conseil européen à temps plein et de durée; la présidence de l’Eurogroupe et, toujours, le présidence de la Commission et celle du Parlement européen. Dans cet ordre d’idées et de lignes d’évolution complexifiées, la cacophonie interne et la confusion externe persistent, aux dépens d’un leadership de cohésion et d’efficacité, et nous obligent à tempérer nos attentes au niveau de la portée directionnelle de toute présidence semestrielle, dont celle de la France, aujourd’hui au cœur de notre analyse.
        2° Cependant, et malgré ces limites institutionnelles de polyarchie, certaines présidences semestrielles, davantage celles assumées par de grands pays membres,  d’une capacité politico-administrative excédentaire d’élites nationales (« core area ») et/ou d’un consensus proeuropéen supérieur de la population, ont pu « déplacer les lignes », qu’il s’agisse de la production  législative  du Conseil (colégislateur avec le Parlement européen) ou  de la promotion des grands choix intégratifs de l’heure  et des médiations et compromis politiques globaux y afférant: à titre d’exemple, la présidence allemande (second semestre de 2020), sous le leadership d’Angela Merkel, fut déterminante, entre autres, pour l’adoption du plan de relance et du cadre financier pluriannuel 2021-2027 de l’Union, comme aussi de la nouvelle relation commerciale du Royaume-Uni avec les Vingt-Sept, dans la foulée du Brexit.
       C’est dans cette optique que le président Macron, à l’ère post-Merkel et dans un contexte international  particulier, marqué par la Guerre en Ukraine, la politique américaine de redynamisation de l’OTAN, la crainte de décote géopolitique et géostratégique de l’Europe ou, encore, la crise énergétique, a souhaité faire de l’actuelle présidence semestrielle française, le tremplin d’une reprise de sa philosophie de relance de refondation d’une Europe souveraine, selon les axes que nous allons relever dans la seconde partie de notre réflexion.
        3° Aussi, en préambule à cet examen du Programme de la présidence française du Conseil de l’Union, qui suivra dans la rubrique II, pourrons-nous évoquer, ici, ses traits fondamentaux, en termes d’approche et d’axes de praxis.
       En effet, encapsulé dans le triptyque conceptuel « relance, puissance, appartenance», la feuille de route que la France souhaita promouvoir durant sa présidence du Conseil de l’Union suit une approche globalisante de renouveau intégratif : ce côté globalisant, qui, en apparence, réduit l’originalité de la démarche et lui confère un angle d’attaque « tous azimuts », loin de trahir une  démarche « éclatée », aborde tous les volets actuels d’une intégration européenne en marche, dans une finalité d’approfondissement-parachèvement pour plus d’Europe, voire de prolongement vers le saut qualitatif d’une nouvelle Europe. En outre, un encadrement macropolitique coiffe et cimente ce projet de refondation, l’ordonnant à l’accession à une souveraineté européenne de puissance, qui comporte notamment : l’approfondissement des assises démocratiques de l’Union (institutions, droits fondamentaux); le renforcement du sentiment historico-politique, culturel et civilisationnel d’appartenance citoyenne au Vieux Continent; le parachèvement de l’intégration socioéconomique d’une Europe soucieuse de justice sociale et de protection environnementale; la réforme de l’Espace Schengen, dans une optique de maîtrise des flux migratoires et, également, de consolidation-protection des frontières extérieures de l’Union; la conception et mise en œuvre d’une défense européenne autonome, pour la protection des intérêts géopolitiques et géostratégiques de l’Europe, pour la stabilité dans son voisinage et, au-delà, pour la maîtrise  des grands enjeux globaux.
 
 
II. Les paramètres de la feuille de route de la présidence française du Conseil: valeur ajoutée et suivi  à la lumière de la réalité intégrative de l’Union 

       1° L’actuelle présidence française du Conseil de l’UE, bien que semestrielle et en fin de mandat, suscite un intérêt intra-européen et extra-européen du fait du poids politico-économique et stratégique de la France, de surcroît membre fondateur, de son insertion   dans le couple franco-allemand, de sa place  géopolitique charnière dans le clivage Nord-Sud de l’Europe, de son traditionnel  activisme diplomatique à l’enseigne de la fameuse exception française, de son leadership dans les grands projets et réalisations d’approfondissement de l’intégration européenne. Elle apparaît, en outre, ancrée dans une double réalité conjoncturelle, interne  et internationale : au niveau français et européen,  le président Macron, récemment réélu pour un second mandat présidentiel et toujours actif dans le domaine des affaires européennes, souhaite laisser sa marque à l’histoire de l’unification du Vieux Continent, prenant la tête d’une croisade d’approfondissement de l’Union; sur le plan international, les soubresauts de l’actualité européenne et mondiale, ceux de la compétition plurielle exacerbée entre grandes puissances et, notamment, de l’antagonisme  géopolitique et géostratégique entre l’Occident, d’une part, la Russie et la Chine, d’autre part, cristallisé dans la guerre en Ukraine et le déploiement d’alliances américaines nouées dans la zone Indo-Pacifique (signalons, ici, sur le plan sécuritaire, l’AUKUS avec l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis,  et le QUAD, avec le Japon, les États-Unis, l’Australie et l’Inde), dont les réverbérations interpellent l’Europe et l’invitent à réévaluer ses options  d’intégration accrue face aux défis des grandes mutations du système international.
        Dès les débuts de cette présidence, Emmanuel Macron n’a pas manqué d’affirmer, lors de ses sorties électorales et de ses apparitions européennes, sa volonté de saisir cette prometteuse occasion de leadership semestriel européen pour contribuer à l’approfondissement du processus d’intégration du Vieux Continent, par une relance de plusieurs chantiers de construction européenne, ordonnés à une finalité ultime, celle de l’avènement d’une « Europe puissance », succédant à l’actuelle « Europe espace ». À cet égard, à l’ère post-Brexit et post-Merkel ainsi qu’au lendemain du mot d’ordre du président Biden « America is back », cette quête européenne de grande puissance autonome, face aux reclassements de puissance et aux défis mondiaux afférents, apparaît sous sa double dimension, d’opportunité de défi à relever et de destin historico-politique et civilisationnel à accomplir.
        2° Aujourd’hui, avec le recul de plusieurs mois de présidence française du Conseil de l’Union, bien que d’un rythme ralenti par le processus de l’élection présidentielle et, dans la foulée, de la campagne des législatives, on pourrait tenter de circonscrire, dans le schéma conceptuel proposé par Paris et les diverses prises de position afférentes, les fondamentaux du schéma français de relance de l’Union, une relance qui, par l’ampleur de ses objectifs, déborde le cadre temporel d’une présidence semestrielle : l’ambition s’affiche dans une temporalité du moyen terme, celle du second mandat du président français, et vise à imprimer la marque d’une dynamisation de la construction européenne, articulant et agrégeant les sensibilités plurielles de la politique étrangère française, à l’enseigne d’une orientation de durée.
       En effet, au niveau des constantes de cette feuille de route, agissant en schéma de mixage d’interdépendance, on retient : la philosophie gaullienne de rôle directionnel de la France en couple franco-allemand, pour une Europe en quête d’autonomie de puissance, dans un délicat équilibre de penchants euratlantiques et de préoccupations paneuropéennes; le réalisme post-gaullien de modernité, qui se rallie, in fine, au paradigme d’interdépendance économique de marché de Jean Monnet, sous la pression de la mondialisation-transnationalisation des relations économiques du monde globalisé, mais qui conserve des « réflexes » institutionnels de nature intergouvernementale ; l’acception macronienne d’une intégration européenne qui articule le socioéconomique  (notamment, les domaines des  relations sociales, de la santé, du commerce, des politiques économiques, des finances, de l’énergie, du  numérique, de l’écologie) au régalien (politique étrangère, sécurité, défense, flux migratoires, Espace Schengen, frontières extérieures), dans un creuset systémique de souveraineté européenne, appuyé sur le socle civilisationnel de valeurs du Vieux Continent et capable d’assurer un déploiement international autonome,  au service de la géopolitique européenne. 
       3° À cet égard, par le passé nous avons eu à critiquer la formulation de tels objectifs systémiques de vaste et profonde intégration qui n’insistaient pas sur l’incontournable prérequis d’une profonde révision des traités européens, en vue de nouveaux transferts de compétences à l’Union et d’un renforcement de son cadre institutionnel et de ses mécanismes de décision, d’une nature toujours à prédominance intergouvernementale et aux effets paralysants. Or, force nous est de constater, aujourd’hui, que la France et nombre de ses partenaires au sein de l’Union acceptent le principe (sans accord, toutefois,  précis sur le contenu) d’un nouvel exercice « constitutionnel » de révision des traités (d’autres s’y résigneraient, dirions-nous à reculons), indispensable prérequis pour toute ambition de souveraineté européenne, qui a grandement besoin d’un socle de nouvelles compétences communes et d’efficaces assises institutionnelles-décisionnelles de réalisation.
       4° Que dire du sort final de cette ambition française de refondation souveraine de l’Europe et de ses prolongements ?
       Il nous paraît évident que les limites de temps d’une présidence semestrielle qui tire déjà à sa fin et fut, de surcroît, entrecoupée de deux campagnes électorales françaises (celle présidentielle et celle des législatives) et perturbée par la Guerre en Ukraine, aux vastes bouleversements géopolitiques et géoéconomiques, laissent planer des doutes sur l’avenir de cette feuille de route proposée par la France. Cela dit, l’ambition française demeurera dans le paysage européen et aura un certain effet de « contagiosité » au sein de l’Union, car elle pointe, avec rationalité et force de prédictibilité, vers l’incontournable impératif « approfondir l’intégration européenne ou périr » dans un déclassement de puissance d’une Europe qui se verrait, alors, confinée à une zone économique et monétaire sans solides assises de gouvernance ni capacités de déploiement géopolitique autonome.
        Dans cet ordre d’idées, dans le moyen terme, cette ambition française aura, pour son passage à l’état de réalisations, à surmonter une série d’obstacles relevant du système français et européen, d’une part, du climat international, d’autre part.
          a.- Au niveau national, pour qu’un pays membre puisse jouer un rôle directionnel dans le processus de construction européenne, en plus de son poids dans le rapport de forces au sein de l’Union ainsi que de la capacité décisionnelle et d’influence de ses dirigeants, il importe de pouvoir s’appuyer sur un vaste consensus national (élites et populations), existant ou à créer-renforcer. Or, en France, et le phénomène, malgré des différences sociétales, quantitatives et qualitatives (voir, notamment, les résultats des Eurobaromètres et des enquêtes nationales d’opinion publique), comporte un certain degré de transnationalité, car largement présent au sein de l’UE,  le citoyen nourrit, face à l’Union, un faisceau d’attitudes et de comportements utilitaires, ordonnés, de façon croissante, à une quête de pouvoir d’achat accru et de prestations de bien-être matériel, avec moins  d’intérêt pour des objectifs de « haute politique » ( « high politics »), tels que la gouvernance européenne, la souveraineté européenne, la géopolitique européenne autonome, concepts et réalisations qui logent à l’enseigne d’une « philosophie macropolitique ». Par ailleurs, des clivages politiques exacerbés (notamment,  en période électorale française, avec l’élection  présidentielle et celle  des législatives qui ont révélé, au sein de la gauche radicale et de l’extrême droite, des remises en question de pans des traités européens et une philosophie d’« association de nations libres ») alimentent les controverses sur le devenir de l’unification européenne, dans des débats souvent acrimonieux qui incitent au repli national plutôt qu’à la promotion de projets de « plus d’Europe ». Enfin, pour que les dirigeants d’un pays, en l’occurrence de la France, réussissent à assumer un rôle directionnel de réformes européennes, le préalable d’une preuve de capacité de réformes nationales s’impose, au titre d’un capital de crédibilité que le président Macron aurait à créer-consolider dans sa quête de leadership européen déterminant.
     b.- Sur le plan européen, l’actuelle constellation de membres, complexifiée par le grand élargissement, ne paraît pas favorable à un leadership français d’influence directionnelle  pour une Nouvelle Europe : l’atlantisme fort prononcé, surtout au Centre et à l’Est européens (dans la foulée des traumatismes sécuritaires de la seconde guerre mondiale, de la guerre froide et, maintenant, de la guerre en Ukraine) verrait, à tort à notre avis (mais, ce qui compte c’est la perception de la réalité que la réalité elle-même), dans le leadership français pour une Europe souveraine, la réminiscence d’orientations gaulliennes en faveur d’une Europe indépendante, dans le sens d’un désenclavement non souhaité par rapport à l’Alliance atlantique; à ceci ajoutons les limites, pour ne pas parler de décote, du couple franco-allemand, jadis important moteur intégratif dans une plus petite Europe mais, aujourd’hui, affaibli dans l’Europe du grand élargissement, celle des Vingt-Sept,  aux allégeances européennes et internationales diverses et déstructurées.
       c.- Quant à la sphère internationale, les conséquences socio-économiques du « quoi qu’il en coûte » en situation de pandémie, comme, également, celles de la Guerre en Ukraine et de ses sous-produits de crise énergétique, de craintes de ralentissement du Pacte Vert européen (« Green Deal »), de difficultés d’approvisionnement alimentaire,  d’inflation accrue, d’érosion du pouvoir d’achat, bousculent le citoyen européen et ses élites en quête de politiques urgentes de redressement socioéconomique et obscurcissent ainsi l’horizon des priorités européennes du moyen et long terme, formulées dans le programme de la présidence française du Conseil de l’UE, surtout celles ayant trait au champ régalien de la construction européenne (politique étrangère, de sécurité et de défense; souveraineté européenne et géopolitique autonome). 
        5° Conclure notre réflexion sur cette ambition de la présidence semestrielle française de proposer un schéma programmatique d’orientations et de feuille de route de praxis qui déborde, précisément, les limites temporelles de la fonction assumée, serait la priver de sa dimension volontariste, prospective et processuelle, inscrite dans la longue marche de la construction européenne. Disons, plutôt, que l’impératif d’une Europe souveraine avait besoin d’être réaffirmé par ce pays fondateur, qui en fait ainsi une priorité sociétale inextricablement liée au destin de tous les peuples européens, dans une quête de prospérité, de sécurité et de paix; l’inscrire, de surcroît, à l’agenda de réforme « constitutionnelle » de l’Union lui assurerait une valeur ajoutée d’horizon d’approfondissement. Ensuite, c’est aux dirigeants et aux populations de s’en saisir. Car, comme le répétait, sans cesse, Jean Monnet, dans une affirmation, aujourd’hui de grande résonance, « mieux vaut se disputer autour d’une table que sur le champ de bataille».  


                                        Chronique*
                                      15 mars 2022
                                 Panayotis Soldatos

                 Professeur émérite de l’Université de Montréal
               Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam
                          à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3


       *Chronique parue, également, le 5 juillet  2021,
                                sur le site web  de Paris   
                               
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De l’accord d’association UE-Ukraine à l’invasion russe: vaste programme pour une stratégie européenne de sphère géopolitique optimale et autonome
 
« L’Europe n’est plus qu’une nation composée de plusieurs, la France et l’Angleterre ont besoin de l’opulence de la Pologne et de la Moscovie, comme une de leurs provinces a besoin des autres : et l’État qui croit augmenter sa puissance par la ruine de celui qui le touche s’affaiblit ordinairement avec lui »   (Montesquieu)
 
     La guerre en Ukraine interpelle l’Europe et toute la communauté internationale tant sur le plan du déficit mondial de protection des droits de la personne en situation de conflit que sur celui de la fragilité du socle civilisationnel d’humanisme et nous invite, au-delà des actions immédiates de solidarité envers la population ukrainienne, à un exercice bien plus ardu et, malheureusement, souvent escamoté lors de l’exégèse des conflits internationaux qui affligent notre monde : la recherche de la causalité du déclenchement de cette crise et des erreurs de parcours, souvent par omission, aux tragiques conséquences et, au-delà, la réflexion sur les prolongements et mutations géopolitiques afférentes au niveau de l’Europe.
       1° S’il est vrai qu’une réflexion sur la causalité géopolitique du conflit heurterait, en pleine guerre, la sensibilité de l’opinion publique internationale qui assiste impuissante au drame  du peuple ukrainien, il est, également, évident, à nos yeux, que, en l’état actuel de l’extraordinaire déploiement militaire russe en territoire ukrainien et du processus de  contrôle planifié et progressif des infrastructures du pays, le rétablissement de la situation ukrainienne antebellum, par un retrait de Moscou, ne répondrait nullement à la Realpolitik, du cru de Poutine, que  pratique la Russie face à l’Ukraine et à l’OTAN, tant ses motifs et finalités d’invasion débordent largement les objectifs seconds de l’opération (notamment, la prétendue priorité de dénazification du régime ukrainien ou, encore, la réelle volonté d’assurer aux régions russophones une autonomie territoriale) et renvoient à une autre priorité, jugée existentielle : empêcher que la force de frappe de l’OTAN, à prédominance américaine, s’installe aux portes de la Russie et  y déploie, en cas de besoin, des armes conventionnelles et nucléaires (d’où l’exigence russe d’une démilitarisation-dénucléarisation-neutralité). Cette volonté russe d’«endiguement » de l’OTAN s’était déjà manifestée, le verrons-nous par la suite, à la fin de la guerre froide et fut apaisée par des assurances occidentales jamais tenues (se référer, à propos de cette saga sur l’élargissement de l’OTAN vers l’Est européen et les positions afférentes du leadership américain depuis trois décennies, au fort commenté et largement acclamé livre de la professeure  Mary Elise Sarotte, de Johns Hopkings School et de Harvard University(CES), Not One Inch : America, Russia and the Making of Post-Cold War Stalemate (Yale University Press, 2021).
 
      2° Quant à la dimension géopolitique du conflit, il importe, croyons-nous, de s’interroger, non sans étonnement de déception, sur le rôle stratégique second, soit de subsidiarité, que joue l’Union dans cette région, malgré ses liens commerciaux et économiques avec l’Ukraine, tissés depuis les années 1990, et une approche inachevée de stratégie géopolitique européenne qui demeure plutôt amalgamée à celle de l’OTAN. En effet, dès les premières tentatives  de rapprochement de l’Ukraine avec l’OTAN, les États-Unis, désireux toujours d’élargissements de l’aire de l’Alliance atlantique qui précéderaient, en règle générale, ceux de l’UE, pour y peser, en rétroaction, adéquatement, ont réussi à s’insérer dans ce dialogue Europe-Ukraine, le transformant en relation transatlantique d’ordre stratégique et en y jouant un rôle pivot d’influence directionnelle. Dans la foulée de cette logique, l’actuelle crise ukrainienne fut, tout naturellement, inscrite dans un dialogue bilatéral « au sommet » États-Unis – Russie, l ’UE n’intervenant que de façon incidente et « à chaud », s’appuyant, souvent, sur l’activisme diplomatique du président Macron, dont le pays assure la présidence semestrielle du Conseil de l’Union. Il en découle une perte de contrôle géopolitique européen du conflit, l’Union et ses pays membres s’arrimant au leadership directionnel des États-Unis dans l’OTAN, tant sur le plan de la posture diplomatique adoptée, du secours militaire et de l’aide de solidarité socio-économique prodiguée qu’au niveau des sanctions prises à l’égard de la Russie que l’Amérique souhaite croissantes (sanctions à étendre, notamment, au domaine de l’approvisionnement énergétique de l’Europe par la Russie). Force nous est ainsi d’avancer la constatation plus générale d’une absence de capacité de l’Union européenne de définir, dans l’après-guerre froide, les frontières et les fondements d’une sphère géopolitique européenne autonome, compatible avec le rêve intégratif d’un Vieux Continent, qui voudrait et devrait assumer la maîtrise de sa destinée internationale, surtout dans son aire géographique et civilisationnelle.
       Cette quasi-absence de rôle géopolitique clé de l’Europe, en tant que système intégratif de grande puissance (UE), notamment à ses frontières extérieures (carence constatée  lors du conflit ukrainien mais aussi face aux agissements expansionnistes de la Turquie du président Erdogan en Méditerranée orientale), et cette incapacité d’affirmation-protection d’une sphère géopolitique européenne autonome trouvent leur source explicative dans deux  orientations disruptives de l’Union : a) l’inexorable poursuite d’une fuite en avant, par un élargissement constant du noyau dur initial des CE/UE des années cinquante, sans égard à son évident sous-produit de dysfonctionnement systémique, celui du blocage du processus d’approfondissement de son appareil institutionnel-décisionnel ainsi que du passage à des  politiques réellement communes du domaine régalien (notamment, en politique de sécurité extérieure et de défense), appuyées sur un solide et homogène socle d’orientations internationales et de patrimoine commun de valeurs, à respecter à l’intérieur de l’Union et des pays membres et à défendre avec crédibilité dans sa sphère géopolitique (I); b)l’incapacité du leadership européen et des institutions établies d’échapper à l’insistant-persistant entrelacement géostratégique de l’Alliance (OTAN), sous l’emprise de la puissance américaine et de ses orientations géopolitiques, et d’atteindre, dans la foulée, l’impératif attribut de toute grande puissance, ici économique, de définir-protéger,  de façon  souveraine, sa sphère géopolitique et de se doter de l’incontournable volet de défense européenne, aujourd’hui en retard de plusieurs décennies et probablement impossible dans l’état de fragmentation des orientations géopolitiques et géostratégiques des Vingt-Sept et le contexte de déploiement international dithyrambique, mobilisateur et unanimiste du président Biden « America is back » (II).
I.- Le grand élargissement de l’Union européenne, obstacle structurel et perceptuel pour la définition-protection d’une sphère géopolitique optimale et autonome de l’Europe
        1° L’adoption et la réussite d’une politique étrangère, de sécurité et de défense réellement commune de l’Union réside, en toute logique intégrative interne et de capacité de déploiement externe, dans la précondition d’une homogénéité juridico-politique, socioéconomique et culturelle de ses partenaires, de leurs valeurs sociétales et de leur vision du monde environnant. Logique fondamentale des systèmes intégratifs nationaux, à caractère fédéral, et supranationaux (du type de l’UE), cette exigence d’homogénéité renvoie aux impératifs de compatibilité, de cohérence, de mobilisation et de viabilité, tels qu’imposés et testés par l’environnement interne et international d’un système qui aspirerait à la maîtrise de sa sphère géopolitique et à son déploiement international autonome et crédible. Or, l’UE, avec son clivage socio-économique Nord-Sud, voire, en partie, Est-Ouest, asymétrique et hétérogène, a, dans la grande crise économique des années 2008 et suivantes, dans celle des flux migratoires de la précédente décennie et, in fine, dans celle de la lutte contre la pandémie du coronavirus, succombé au syndrome du dénominateur commun le plus bas (hélas, dominant dans le processus  de construction européenne), lors  la définition des politiques européennes afférentes, ainsi  prises dans le choc des intérêts nationaux et la cacophonie d’orientations nationales obsolescentes dans ce monde globalisé (penser aux dilemmes européens clivants : politique de rigueur macroéconomique ou politique de solidarité aux prestations généreuses; politique de quotas obligatoires d’accueil des migrants ou politique d’accueil volontaire, voire de forteresse nationale; politique européenne commune de la santé ou politiques nationales de contrôle des frontières et de mesures nationales de protection sanitaire; politique de voisinage de méfiance historico-politique ou de rapprochement de coopération et d’interdépendance de pacification). Pour ce qui est, plus spécifiquement, du domaine de la défense, le même syndrome a conduit, même après la fin de la guerre froide, à une conception européenne de stratégie géopolitique « éclatée », qui tente difficilement de  concilier l’atlantisme des uns, les plus nombreux, adeptes de l’enchevêtrement inextricable des intérêts américains et européens, avec les timides velléités des autres, contemplant une défense européenne autonome, compatible avec des coopérations ad hoc dans une Alliance atlantique « revisitée », soit  restreinte dans ses champs de compétence, limitée dans son aire d’action, égalitaire dans ses piliers nord-américain et européen.
      Cette ambivalence (vison européenne-vision euratlantique) structurelle et perceptuelle du leadership de l’UE et de ses États membres dans le domaine stratégico-militaire, le condamne, à l’échelle du Continent et de sa sphère géopolitique, à un rôle de subsidiarité : il  laisse à l’OTAN, sans cesse renforcée dans ses fonctions de couverture sécuritaire, élargie dans son aire d’action par l’admission de nouveaux membres et par une nouvelle tentation de rôle transcontinental (notamment vers l’Asie et la zone indo-pacifique), et confortée dans son leadership d’arbitrage-résolution des conflits et d’interventions par  l’influence directionnelle et de puissance de feu des États-Unis, le soin de promouvoir une stratégie géopolitique globale qui introduit l’Amérique à l’espace européen et, au-delà, de façon plus ponctuelle et sélective, aux zones conflictuelles du  Grand Moyen-Orient et de la région indo-pacifique (penser, entre autres, au réseau Quad  et alliance militaire AUKUS).
      2°  Dans cette lecture de la réalité de la géopolitique européenne, l’Ukraine, qui, depuis les années 1990, s’engagea  dans un long processus de participation à la famille européenne (UE), par des ententes de liens commerciaux et, plus largement,  économiques, qualifiées de voisinage, de partenariat et d’association, conserva toujours un regard attentif et d’intérêt prononcé, en matière de défense, vers les États-Unis et l’OTAN, regard avéré judicieux et concluant lorsque  l’Alliance, sous influence américaine, lors du sommet de l’OTAN à Bucarest, les 2- 4  avril 2008, a  voulu « se féliciter  des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie, qui souhaitent adhérer à l’Alliance… » et « décider que ces pays deviendraient membres de l’OTAN ».
       Cette  décision, fréquemment réitérée depuis  dans les arcanes de l’Alliance et outre-Atlantique, loin d’être une « hypothèse d’école », deviendra le prélude d’un processus d’extension de l’aire de l’OTAN aux portes de la Russie, dans une expression de  Realpolitik des États-Unis, qui, par le biais de l’OTAN, devenaient, en terre européenne, un interlocuteur géopolitique « imposé » de la Russie, se mettaient en situation d’influence directionnelle d’éventuelles futures stratégies géopolitiques de l’UE, et, in fine, obtenait un tremplin de sécurisation du prolongement de cette géopolitique européenne, devenue euratlantique, vers l’Asie-Pacifique, région où l’Amérique repère déjà un deuxième ennemi systémique (après la Russie), la Chine.
        3° Pour nous tourner, maintenant, sur cette même question géopolitique, vers les Européens, nous constatons que la France, surtout depuis  les années 1990, placée dans une optique gaullienne aux versions sans cesse diversifiées, insiste sur les paramètres d’une nouvelle réalité européenne de l’après-guerre froide, avec une Union soviétique démantelée et une Allemagne réunifiée, et encourage l’éclosion d’une certaine contemplation de désenclavement sécuritaire, certes partiel, de l’Europe par rapport à l’Alliance atlantique : on reprend, alors, à Paris, la thèse des deux piliers de l’OTAN et, également, le thème de l’autonomie européenne en matière de sécurité et de  défense, avec, aussi, comme incitatif, l’intention, déjà affichée depuis longtemps (du temps du président Mitterrand et même avant), d’explorer, comme mise de « premier capital militaire », la force nucléaire française de dissuasion élargie , combinée à une souhaitable  avancée du projet d’armée européenne d’intervention. De son côté, l’Allemagne, jadis d’un atlantisme inconditionnel, justifié, vu sa division, par l’incontournable présence des États-Unis et de l’OTAN sur son territoire et sur celui de l’Europe occidentale, se montre, depuis sa réunification, un peu plus amène, envisage une certaine dose d’interdépendance paneuropéenne, notamment sur le plan énergétique, ce qui la conduit, dans les faits, à une coopération avec la Russie, et affiche, également, une volonté plus marquée de partager certains aspects de l’approche française d’européanisation « étapiste » de la défense du Continent, avec un début d’armée européenne (les ambitions, bien que modestes, de la Boussole stratégique de l’Union, qui devrait se mettre en œuvre durant l’actuelle présidence française, doivent beaucoup au couple franco-allemand). Par ailleurs, la localisation de zones de « guerre » ou de conflits potentiellement explosifs dans la périphérie de l’Europe (notamment, en Syrie, en Libye et dans le triangle Grèce-Chypre-Turquie), avec, entre autres, un impact sur les flux migratoires, la sécurité en Méditerranée et l’approvisionnement énergétique, a aussi aiguillonné le leadership européen pour une réflexion sur les possibilités d’une action autonome et efficace, d’abord dans le domaine de la protection des frontières de l’Union et, au-delà, dans la voie d’une nouvelle stratégie de réponse militaire européenne aux menaces extérieures. Last but not least, les agissements américains de l’ère Trump, bousculant les alliés européens de l’OTAN, ainsi que l’impromptu désengagement américain de la Syrie et, surtout, le départ précipité de l’Afghanistan laissèrent craindre un plus vaste aggiornamento de la stratégie géopolitique des États-Unis vis-à-vis de l’Europe et un déplacement progressif accru du centre de gravité de leur action stratégico-militaire vers la région de l’Asie-Pacifique.
      4° Et pourtant, cette prise de conscience du besoin de « revisiter » la question d’une plus grande capacité et autonomie du dispositif européen de défense, sans connaître une simple « mort au feuilleton » (vu la présentation, en novembre dernier, du rapport de Boussole stratégique et le discours politique d’un optimisme de circonstances du leadership national et européen en la matière), n’a pas pu percer le « plafond de verre » atlantiste  que forment  des pays de l’Est européen (la Pologne et les pays baltes en tête) pour déboucher sur une amorce de désenclavement « étapiste » de la défense européenne du cadre de l’OTAN. En effet, ces pays, ayant subi  des traumatismes historico-politiques dans leur existence nationale et territoriale, infligés par la Russie tsariste et, ensuite, par l’Union soviétique, continuent, avec certaines variations, à entretenir de sérieuses craintes vis-à-vis de la Russie de Poutine et n’y voient de validité  de cordon sanitaire de protection que dans la pérennité de l’OTAN, à élargir, notamment, vers l’Ukraine et à renforcer, selon certains pays limitrophes de la Russie, par une présence américaine accrue sur son flanc oriental, notamment en matière de transfert d’armement sophistiqué et létal, tactique et stratégique. Aussi, sur le terrain, ces pays demeurent-ils toujours profondément sceptiques à l’égard de toute approche d’européanisation de la défense du Continent, jugée largement insuffisante face à la puissance militaire russe et, également, facteur de risque de désengagement des États-Unis du dispositif de défense du Vieux Continent.
       5° En somme, force nous est de penser, eu égard à cette télescopie des orientations d’une grande majorité de pays membres de l’Union, que, malgré les balbutiements et les quelques réalisations plutôt timides, le projet d’une défense européenne autonome et souveraine paraît être condamné à demeurer aux calendes grecques. Le résultat de la dystocie de l’Union européenne dans ce domaine serait le maintien de son enclavement dans l’OTAN, la privant d’un déploiement autonome au sein du concert des grandes puissances, déploiement pourtant impératif  pour la défense de ses intérêts, dans des cas, précisément, où ceux-ci divergeraient de ceux des États-Unis, ce  que l’homme rationnel ne saurait exclure dans ce monde  en mutation constante et, notamment, entre partenaires d’une appartenance géographique et géopolitique distincte. Pis encore, la nouvelle approche de l’ « Amérique de retour (« America is back »), transformant la Chine de concurrent économique en « ennemi systémique » et  la Russie en « ennemi pérenne », risque de réinstaurer un climat de guerre froide et des zones de friction conflictuelle « chaudes », en Europe et ailleurs, d’accélérer  la course aux armements et les ventes-transferts d’armes dans le monde, d’enfermer, de façon plus longue et plus dure, le peuple russe  (déjà malmené, durant la présidence de Boris Eltsine, par les Occidentaux) dans la « forteresse Russie », dirigée d’une « main de fer » par Poutine, sa  technocratie, ses oligarques et ses successeurs, éventuellement poussés par les sanctions européennes  dans les bras de la superpuissance chinoise, et, in fine,  de priver l’ensemble des populations européennes d’une perspective, tout au moins du moyen  terme,  de réelle coopération paneuropéenne, surtout dans les domaines des échanges commerciaux et socioéconomiques,  de l’énergie, des communications,  des réponses aux changements climatiques, de la promotion des affaires culturelles et scientifiques, du contrôle des armements et, in fine, de la sécurité paneuropéenne de pacification, tant attendue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. 
       En conclusion partielle, en ces temps de guerre et de graves pertes de vies humaines et de ressources infligées à l’Ukraine, cette réflexion sur une certaine responsabilité de notre monde euratlantique, qui s’est obstiné, du temps de Boris Eltsine, dans la précipitation et sans transparence, à favoriser le passage brutal à l’économie de marché, les  privatisations massives, la quête de ressources naturelles, nécessaires aux économies européennes, l’apparition d’oligarques et conduisit, dans la foulée, à la Russie « forteresse de Poutine », nous paraît nécessaire pour cerner les données fondamentales de ce conflit. C’est, d’ailleurs, à cette responsabilité occidentale que renvoyait, tout récemment, l’ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine, en soulignant que « Le Poutine de 2022 est largement le résultat, tel un monstre à la Frankenstein, des errements, de la désinvolture et des erreurs occidentales depuis trente ans » (entrevue au Journal Le Figaro, parue le 24 février dernier).
II. La longévité-expansion de l’OTAN et sa tendance à vouloir contrôler l’évolution de la géopolitique européenne : un anachronisme historico-politique de dépendance
      1° Une analyse, à la fois actuelle et prospective, de la longévité de l’OTAN depuis son élargissement vers l’Est européen, révèle les ambivalences clivantes des Européens dans leur engagement euratlantique, dont deux sont ici relevées, à titre d’illustration.
     a.- L’absence d’autonomie européenne dans les choix géopolitiques et géostratégiques  confiés, pour l’essentiel, à l’OTAN et aux bons soins des États-Unis, crée une sécurisation d’opportunisme de convenance des Européens,  car, elle épargne à l’Union et à ses États membres des débats délicats et fort clivants et lui  permet, notamment, certains accommodements circonstanciels visant à: tenir compte des réticences et craintes de bon nombre d’États membres, aux faibles moyens de déploiement militaire, de faire face, en cas de réel dispositif de défense commune, à un rôle hégémonique de pays membres aux attributs de puissance militaire (penser, par exemple, à la France, avec son arsenal nucléaire ou, encore, à l’Allemagne, capable, par sa puissance économique et technologique, de renforcer un potentiel militaire conséquent); éviter d’importantes dépenses financières additionnelles, s’ajoutant à celles, déjà élevées, consacrées à l’OTAN,  dépenses qui se feraient aux dépens du développement et de la croissance économique et au détriment des contribuables, davantage ainsi sollicités ;  ne pas heurter les pays de l’Est européen (surtout la Pologne et les pays Baltes)  qui se contentent du statu quo en défense (OTAN), y trouvant une offre militaire de protection, notamment américaine, qui leur paraît incontournable, nécessaire et suffisante, face à la superpuissance militaire de la Russie. Or, cette sécurisation d’opportunisme de convenance affecte considérablement la marche intégrative de l’Europe, la condamnant à un profil elliptique, tronqué de puissance, la privant ainsi d’importants moyens de protection de son déploiement économique global ainsi que de sa spécificité géopolitique et civilisationnelle.
       b.- La certitude (vu les expériences passées) de fortes pressions américaines, en cas de relations conflictuelles qui mettraient aux prises les États-Unis avec les deux autres superpuissances, la Chine et la Russie, exigeant  un alignement actif de solidarité, bilatéral et au sein de l’OTAN, sans contrepartie de participation européenne équilibrée à la définition et au contrôle commun des stratégies adoptées outre-Atlantique et mises en œuvre en Europe et dans diverses autres sphères géopolitiques, décourage toute velléité de l’Union pour  une stratégie européenne propre dans le traitement des questions de défense et, plus généralement, dans le déploiement international stratégique.
        À cet égard, la croisade lancée par le président Trump et poursuivie par le président Biden vis-à-vis de la Chine,  nouvel ennemi systémique, ainsi que le refus américain d’un engagement formel sur la non-participation de l’Ukraine à l’OTAN (engagement pourtant pris par les Américains lors de la réunification de l’Allemagne, de la fin du Pacte de Varsovie  et de la dissolution de l’Union soviétique—voir infra, 3°), prirent de court une Europe qui était, jusqu’alors, dans la voie de l’élargissement-approfondissement de la coopération  commerciale et  économique  avec la Chine  et de la coopération énergétique avec la Russie (penser, entre autres, à  l’Accord sur les investissements Chine-UE, dont la conclusion «de principe » a eu, finalement, lieu en décembre 2020, mais qui fut, par la suite, « gelé », ou, encore,  au processus d’approbation de la mise en marche du Gazoduc Nord Stream, « gelé », aujourd’hui, devant l’opposition américaine dans le contexte de la guerre en Ukraine) et débattait, par ailleurs, sous l’influence directionnelle du président Macron, de la question de l’autonomie de la défense européenne et de sa souveraineté géopolitique.
      2° L’illustration de cette difficulté européenne d’autonomisation  géopolitique nous est donnée par la lecture que nous faisons, dans cette réflexion, du cas ukrainien. Car, contrairement à la récente affirmation, devant le Parlement européen, du Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, qui y voyait « l’acte de naissance de l’Europe géopolitique », notre analyse, ici étayée, démontre le   rôle réactif et d’alignement subsidiaire  de l’Union aux stratégies géopolitiques des États-Unis et conclut ainsi au maintien de l’enclavement géopolitique du Continent dans le cercle euratlantique, option, admettons-le, partagée par la grande  majorité des membres de l’Union.
       En effet, la politique européenne face à l’Ukraine, où l’Union, bien qu’engagée sur le plan politique et socio-économique, depuis fort longtemps, dans une approche de voisinage, de partenariat et d’association envers ce pays, n’a pas su, enclavée toujours dans la sphère euratlantique de l’après-guerre, voire de l’après-guerre froide – ce fut aussi le cas avec d’ autres pays de l’Est européen –, profiter de cette relation privilégiée de « low politics » (surtout de commerce et d’économie) pour « endiguer » les pressions américaines favorables à une feuille de route d’intégration prioritaire des pays de l’Est européen, l’Ukraine incluse, dans la famille atlantique, et ceci, souvent, avant une admission dans l’Union européenne. Aussi, les États-Unis sont-ils en mesure de déployer, depuis une trentaine d’années, une stratégie axée sur la pérennité et l’élargissement constant de l’OTAN, aujourd’hui à contre-courant  de la nouvelle réalité européenne, celle de la fin du rideau de fer, du  confinement géopolitique d’une Russie privée de sa sphère européenne de domination et dépendante de liens de coopération paneuropéenne (surtout  dans les domaines du commerce, de l’investissement et de l’énergie), de l’élargissement  l’UE vers les pays libérés du Centre et de l’Est européens.
       Force nous est, dès lors, d’admettre que cette stratégie américaine de prévalence de l’ordre atlantique dans la géopolitique européenne est, aujourd’hui, largement acceptée au sein de l’OTAN et, dirions-nous, de l’UE (si, certes, on exclut l’approche française -- suivie aussi de quelques velléités diffuses de réforme chez certains autres pays membres – en faveur d’une refondation de l’Alliance et d’une souveraineté européenne de la défense, illustrée  dans  la boutade de sensibilisation du président Macron, lorsqu’il  invoqua l’état de « mort cérébrale » de l’OTAN). Celle-ci, en effet,  se montre  attachée à une organisation (OTAN) pourtant immuable, qui,  née, à la suite de la  Seconde Guerre mondiale, pour défendre, face à l’URSS de Staline, une Europe ravagée et impuissante, ne tient nullement compte, dans sa philosophie, architecture et processus décisionnel (vu l’absence toujours d’équilibre de puissances et de bipolarité et la  position dominante et le rôle pivot des États-Unis), de l’ascension de l’Europe au  rang de grande puissance économique, avec un leadership d’institutions centrales (UE) qui aurait pu se prévaloir, dans une posture d’unité et  de vaste consensus, de la légitime aspiration à une européanisation progressive de la défense du Vieux Continent.
        3° Dans ce narratif américain en matière de stratégie de défense, opérationnalisée par l’OTAN, l’Ukraine, deuxième pays d’Europe par sa superficie, donc d’une profondeur stratégique de territoire, demeure, depuis les années 1990, un candidat névralgique de participation à l’échiquier euratlantique, ainsi que le souligne le refus actuel de tout engagement formel des États-Unis, de l’OTAN et des autorités ukrainiennes de non-adhésion à l’Alliance, bien qu’officiellement et par écrit sollicité par Poutine. En effet, pareil élargissement vers l’Ukraine offrirait à la puissance américaine, par le biais de l’OTAN, des frontières géopolitiques communes avec la Russie, avec un risque stratégico-militaire de dimension existentielle pour l’ennemi systémique russe : Moscou, par exemple, serait, en cas de crise internationale dans la région, placée à peine à 1 000 kilomètres de l’éventuel déploiement, en territoire ukrainien, de bases (conventionnelles et, éventuellement, nucléaires) de l’OTAN, ce qui affaiblirait, voire neutraliserait la capacité opérationnelle de dissuasion de l’arsenal nucléaire russe, plaçant, alors, les deux grandes puissances dans une perspective d’équilibre de la terreur de proximité, fort périlleux pour la paix mondiale (en l’occurrence, la référence aux comportements stratégiques et diplomatiques des États-Unis et de l’URSS, lors de la crise des missiles de Cuba, prend, aujourd’hui, sa  pertinence).
 
       Et pourtant, l’Amérique et les pays occidentaux, à l’aube de l’après-guerre froide, avaient tenté, à maintes reprises, d’apaiser, dans les années 1990, les craintes soviétiques et, ensuite, russes, d’un élargissement de l’OTAN vers l’Est : à preuve, les propos rassurants du secrétaire d'État américain de l'époque, James Baker, qui promettait à Mikhaïl Gorbatchev que « la juridiction militaire actuelle de l'Otan ne s'étendra pas d'un pouce vers l'Est »,propos repris, par la suite, par d’autres leaders européens.
 
        4° In fine, face à cette tragique guerre en Ukraine, dont nous avons tenté d’analyser les données fondamentales de son insertion dans la sphère de la géopolitique européenne, une considération finale, d’un optimisme prospectif, car  tournée vers l’avenir de l’Europe et des pays qui la composent, s’impose à nos yeux, considération que, de façon prémonitoire, exprimions déjà dans les colonnes de ce site web (Fenêtre sur l’Europe), en 2014 : L’«Europe-puissance», de demain, comme «l'Europe-espace», d'aujourd'hui, dépendent d'une harmonie à la fois dans les relations transatlantiques et dans les rapports de bon et économiquement dynamique voisinage avec la Russie eurasiatique ; dans cette optique, une gestion visionnaire du problème ukrainien est impérative et devrait être tournée vers le long terme, celui de la construction d'une Europe fédérale, qui œuvrerait  pour la paix, la sécurité  et la prospérité, à la fois dans le bassin euratlantique, la «plaque tectonique de l'Eurasie» et le monde globalisé.
        C’est, d’ailleurs, cette orientation de dialogue permanent, pour la paix et la prospérité de l’Europe et de son environnement eurasiatique, qu’exprima, tout récemment, le président Macron, en affirmant que « notre responsabilité est de continuer à parler aux peuples russe et biélorusse, mais aussi aux dirigeants, et de toujours respecter la Russie comme pays, car il n'y a pas de paix durable si la Russie n'est pas prise dans une grande architecture de paix sur notre continent».

                                        Chronique*
                                du 29 novembre  2021
 
                                   Panayotis Soldatos

                 Professeur émérite de l’Université de Montréal
               Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam
                          à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3


                   *Chronique parue, également, le 29 novembre 2021,
                                      sur le site web  de Paris   
                                     
www.fenetreeurope.com  

                                                    au lien

https://fenetreeurope.com/index.php/opinions/1345-l-europe-menacee-d-un-duopole-geopolitique-d-hyperpuissances-etats-unis-chine-l-enclavement-euratlantique-et-la-faible-ambition-de-deploiement-strategique-autonome-de-l-ue

L’Europe menacée d’un duopole géopolitique d’hyperpuissances États-Unis-Chine : l’enclavement euratlantique et la faible ambition de déploiement                                     stratégique autonome de l’UE


                                                               « Dans la tempête et le bruit la clarté reparaît grandie … » (Victor Hugo) 
 
 

         I.- Les contours d’une accélération de la tendance à la bipolarité géopolitique, source d’inquiétude existentielle pour le Vieux Continent

         1° L’accélération  de l’histoire dans l’après-guerre froide a placé le monde dans une nouvelle trajectoire géopolitique à la faveur d’un reclassement de superpuissances, dû, notamment : a) à la dissolution chaotique de l’URSS et le déclin socioéconomique de la Russie, aux mains d’oligarchies campées sur les ressources énergétiques que seul un  pouvoir central « musclé » parvient, tant bien que mal, à contrôler ; b) aux  convulsions et fractures sociétales des États-Unis et les échecs de leur interventionnisme international; c) à la vélocité et à l’ampleur du développement économique, technologique et militaire d’une Chine revigorée, puisant dans son vaste bassin démographique, valorisant, par la communication officielle, sa mémoire historique et son patrimoine civilisationnel, profitant d’un extraordinaire processus de déploiement et de délocalisations de transnationales occidentales sur son territoire (surtout américaines), en quête de grands marchés et de vastes réservoirs de ressources humaines, s’appuyant sur un régime autoritaire d’encadrement-mobilisation des masses; d) à l’inaptitude de l’Europe, toujours en quête d’identité géopolitique et géostratégique autonome et en réflexion-procrastination permanente, à passer de l’intégration économique (UE) à la construction politique, eu égard aux divisions de vues entre ses membres (les Vingt-Huit et, maintenant, les Vingt-Sept) qui compromettent l’adoption-mise en œuvre  de politiques régaliennes et, en particulier, d’une vraie politique étrangère et de sécurité commune ainsi qu’une stratégie militaire autonome (notamment, par l’affranchissement vis-à-vis de l’OTAN ou, au moins, par l’obtention d’un statut d’égalité au sein de l’Alliance , celui de deux piliers).
        - Eu égard à cette évolution et après une série de réactions erratiques de Donald Trump dans ses relations euratlantiques et sino-américaines, le président Biden a amorcé une nouvelle orientation de stratégie géopolitique, encapsulée dans le slogan médiatique de mobilisation « l’Amérique est de retour » (« America is back ») et suivie d’une première série d’actes intempestifs d’unilatéralisme qui laissa ses alliés européens perplexes, car largement impréparés pour un tel empressement de virage stratégique. Il a, en effet,  procédé au retrait précipité de l’Afghanistan, mis en branle l’approche de recentrage-renforcement du déploiement sécuritaire Indo-Pacifique, appuyé sur la relance du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité /Quad (Japon, États-Unis, Australie et Inde) et la conclusion de l’alliance militaire AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis), sans, par ailleurs, écarter la possibilité d’y amarrer l’Europe par une possible  transcontinentalisation de l’aire et des rôles d’intervention l’OTAN, le tout  dans l’optique d’un affrontement avec le nouvel ennemi systémique, la Chine.
       - Quant à l’Union européenne, elle fut, effectivement, prise par surprise, elle qui était déjà en mode lent de réflexion «étapiste» sur une  Boussole stratégique  de redéploiement géostratégique, dans ce nouveau monde de reclassements de puissances et d’antagonismes exacerbés, et demeurait consciente de l’insuffisance de son échafaudage d’une Europe de la défense par une politique sinueuse de petits pas, essentiellement intergouvernementaux (PESC, PESD et PSDC, avec une lourde constellation d’agences, centres, comités et groupes). Et pourtant, le problème fondamental pour l’autonomie stratégique de l’Europe réside toujours, à nos yeux, dans son incapacité de trancher le « nœud gordien » de rattachement à l’OTAN (sous sa forme actuelle), héritage de la Seconde Guerre mondiale et d’une longévité tout aussi étonnante que critiquable eu égard à la logique historico-politique d’évolution des relations internationales de l’après-guerre froide : un tel rattachement maintient les Européens dans le giron de l’Alliance atlantique, sous influence directionnelle américaine, et les empêche de franchir le pas décisif vers une stratégie géopolitique et un déploiement militaire autonomes (parfois en coopération avec l’OTAN, mais pas impérativement en tandem obligatoire), au service des intérêts du Vieux Continent, qui ne seraient pas nécessairement identiques avec ceux des alliés nord-américains et Britanniques (depuis le Brexit). Hélas, l’Union, toujours en réflexion, en quête de l’introuvable consensus au sein de ses membres et prise souvent  de court par les événements, demeure  cantonnée dans une posture défensive, mais, ô combien, inefficace, bousculée qu’elle est sur ses frontières extérieures, devenues poreuses par les flux migratoires et insuffisamment défendues par des forteresses nationales d’États membres, inaudible dans ses vagues déclarations diplomatiques, produits de marchandages politiques  intra-européens, réactive dans ses sanctions internationales, timides et inopérantes, du reste  inscrites souvent dans un sillage tracé par les États-Unis, ceux  appuyés sur  plusieurs « like-minded » membres de l’Union (penser, notamment aux déclarations et sanctions, notamment à l’égard de la Russie et de la Chine, sans oublier de mentionner, ici, l’incurie devant le comportement international délétère de la Turquie). Et comment aurait pu en être autrement dans une Europe toujours à double allégeance (OTAN et UE), vu le processus coordonné et parallèle d’élargissements quasi simultanés des deux organisations vers les mêmes candidats à l’adhésion, et privée, de surcroît, d’une vraie politique industrielle, technologique et de recherche commune et autonome, socle, pourtant, indispensable d’une politique de défense indépendante et affranchie de l’influence  directionnelle américaine?
       2° Dans le nouveau paysage géopolitique, les États-Unis, tout en maintenant leur  politique active d’encerclement géostratégique de la Russie, pays à capacité militaire de grande-puissance, qui pèse sur plusieurs conflits régionaux (notamment en Syrie, Libye, Ukraine, Biélorussie) et mène un subtil dialogue énergétique avec l’UE et un jeu d’équilibriste avec la Turquie, chargé d’ambivalence et de retournements, ressentent fortement et de façon croissante l’exacerbation de la concurrence économico-commerciale, technologique et militaire de la Chine et réinventent leur politique d’endiguement (« containment ») de l’après-guerre, dirigée cette fois-ci vers le nouveau ennemi systémique chinois. Pour y parvenir, et au-delà d’un discours diplomatique critique des violations des droits de l’homme  par la Chine (violations, du reste, connues et  de longue date, qui n’avaient, pourtant, nullement  empêché de vastes mouvements d’investissement direct et de localisations de transnationales américaines et, plus largement, occidentales sur le territoire chinois), l’Amérique redéfinit, de façon opérationnelle et aux fins d’encerclement de la Chine, une zone Indo-Pacifique, avec la mobilisation du réseau Quad  et la conclusion de l’alliance militaire AUKUS, deux jalons déjà mentionnés. Parallèlement, et pour contrer le projet chinois, déjà en en voie d’exécution, de la Nouvelle route de la soie (« Belt and Road Initiative- BRI), aux vastes ambitions eurasiatiques, ils se préoccupent de la cohésion de l’OTAN, avec le souci d’éviter d’éventuelles tendances européennes centrifuges, voire de s’assurer du ralliement des membres européens de l’Alliance à leur stratégie d’endiguement multidimensionnel de la Chine (conjugué, certes, à l’encerclement géopolitique de la Russie), ceci d’autant plus que celle-ci poursuit déjà,  dans le cadre du BRI, un crescendo de présence déterminante sur le terrain de l’Europe, couvrant, notamment, les  infrastructures énergétiques, de transport et de communications,  progressivement « investies » par l’économie et la technologie chinoises et intégrées dans son réseau mondial, sans cesse approfondi (penser, également, à la présence chinoise en Afrique), d’échanges commerciaux et d’investissement au volume croissant.

       II.- Le dessein d’une Europe souveraine dans le jeu géopolitique mondial à l’ère d’une nouvelle rivalité multidimensionnelle sino-américaine:  l’art de l’impossible?
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        1° Même si les fondamentaux du lancement du processus d’intégration européenne de l’après-guerre s’éclipsent progressivement de la mémoire collective dans le passage du temps, il nous paraît essentiel, pour la clarté du débat sur une Europe souveraine, de rafraîchir leurs principaux traits dans le but de bien cerner leurs éléments de continuité et ceux de rupture, soixante-dix ans plus tard. Au départ, il s’agissait, en effet, de doter les Communautés européennes (relayées, aujourd’hui, par l’Union européenne) d’un système capable d’évoluer vers l’Europe souveraine grâce à une mécanique juridico-institutionnelle  à force processuelle d’enchaînements, comportant notamment : un transfert de droits souverains vers les autorités des CE, au profit d’un appareil institutionnel de supranationalité limitée (Cour de Justice, Commission et, ultérieurement, Parlement européen élu au suffrage universel), protégé par  un fédéralisme juridique (applicabilité directe, effets directs et primauté du droit européen) et ordonné sur l’objectif utilitaire  de fonctionnement régulier du grand marché, voire, ultérieurement, de l’union économique et monétaire, afin de répondre aux besoins matériels et aux aspirations de prospérité des populations. Quant à la question de la sécurité extérieure de cette Europe, les conditions sociétales d’une Europe divisée et le rapport de force avec l’URSS imposèrent, en toute rationalité, une organisation parallèle, celle de l’OTAN, sous l’égide de la seule grande puissance occidentale de l’époque, celle des États-Unis. À cet égard, au sein  des Six, la dévastation des pays membres à la sortie de la guerre, la compatibilité de leurs  élites  dirigeantes, les aspirations communes de leurs populations en quête de progrès socioéconomique et de protection sécuritaire, dans un climat de guerre froide et de fracture du Vieux Continent, permirent, voire dictèrent  cette  cohabitation CE - OTAN, dans l’espoir, certes, du passage progressif de l’intégration économique des CE à l’unification politique d’une Europe souveraine : aussi, la réalité, le rêve et le pari pointaient-ils, à terme, vers l’Europe politique, l’Europe unie, l’Europe souveraine à l’intérieur et à l’extérieur (dans ses relations internationales).
       Or, aujourd’hui, l’Europe, qui a fondamentalement changé dans ses réalités structurelles et son  poids international, appellerait, en toute logique, à la réorganisation de son encadrement institutionnel d’intégration et de ses champs de compétences, pour couvrir, notamment, le régalien de la défense dans ses aspects de « hard power » : le marché unique, l’union monétaire et l’union économique partielle représentent une réalité incontournable et confèrent à l’UE un statut de grande puissance dans l’échiquier économique mondial, lui permettant la légitime ambition géopolitique de stratégie sécuritaire propre et de défense autonome, pour protéger à la fois ses acquis d’intégration socioéconomique, ses frontières extérieures, ses positions et réseaux économiques à l’étranger qu’elle ne pourrait pas confier toujours à une coopération, espérée bienveillante mais demeurant conditionnelle, d’autres grandes puissances, en l’occurrence des États-Unis. Devant une telle mutation, le fait de vouloir ériger en postulat la convergence continue et généralisée des intérêts et des priorités des deux côtés de l’Atlantique heurterait les enseignements de l’histoire des relations internationales et ferait fi à la réalité du monde contemporain, où la concurrence multidimensionnelle constitue une donne incontournable même au sein des « like-minded » pays du bassin euratlantique, qui  ne sauraient trouver un terrain d’entente ou d’accommodement harmonieux et stable que dans une coopération internationale aux rapports de force et aux alliances égalitaires; d’où les légitimes interrogations sur le meilleur véhicule de défense-promotion des intérêts géopolitiques de l’Europe, soit dans celui de l’OTAN actuel ou, plutôt, de sa transformation en alliance à deux piliers de relations égalitaires, soit dans celui d’une Union européenne souveraine, en charge de ses options géopolitiques et géoéconomiques de grande puissance ainsi que des structures de leur défense autonome (ce qui n’exclut, certes, pas des coopérations égalitaires avec d’autres alliances), avec la conviction, dans le second cas, qu’une telle  autonomisation ne représenterait point une anomalie de l’histoire!
         2° Malheureusement, aujourd’hui, cette interrogation multidimensionnelle et, dès lors, complexe n’appelle pas, étrangement, aux yeux des membres de l’UE une réponse univoque, même pas une volonté de changement systémique substantiel, tout court. C’est ainsi que la cacophonie sur la meilleure organisation de la défense européenne s’est installée depuis les années cinquante et se pérennise à plus fort écho dans l’Union du grand élargissement, asymétrique et hétéroclite, tant sur le plan situationnel que sur celui des perceptions et des visions. Ceci d’autant plus que le réformisme structurel dans le domaine de la défense a souvent été véhiculé par la France dont on refuse le leadership et on y voit, dans une simplification à réminiscence gaullienne, une remise en question de la pertinence de l’OTAN et un risque de voir ainsi les États-Unis retomber dans un isolationnisme nord-américain.
         Quoi qu’il en soit, et malgré ces divisions au sein des Vingt-Sept, la France, sous la présidence d’Emmanuel Macron, a remis à l’agenda européen la question de la réforme de l’OTAN, conjuguée avec la quête des paramètres d’une Europe souveraine dans son déploiement géopolitique. À cela, elle fut, particulièrement, encouragée, par quatre facteurs : la remise en cause, par le président Trump, de l’intangibilité de la protection du territoire européen par l’Alliance atlantique et ses acerbes critiques à l’égard des alliés européens, jugeant leurs contributions financières insuffisantes; la perspective d’extension géographique de l’action de l’OTAN vers l’Asie-Pacifique, à l’appui d’une politique américaine d’endiguement (« containment ») de la Chine; l’incapacité de l’OTAN de rappeler à l’ordre l’allié turc, d’une agressivité erratique et croissante  en Méditerranée; last but not least, le message du président Biden « l’Amérique est de retour », ses ambitions géopolitiques et son intention sous-jacente d’affirmer le leadership international des États-Unis, vite manifestée par des actions unilatérales, telles que le retrait précipité de l’Afghanistan, la conclusion intempestive de l’AUKUS, la revitalisation du Quad.
       Dans cet ordre d’événements et d’idées, on peut s’attendre à ce que la prochaine présidence tournante du Conseil de l’UE (premier semestre de 2022) par la France s’efforce de faire avancer son agenda d’européanisation de la défense du Continent, pour une plus grande autonomie géopolitique et une capacité militaire d’interventions accrue, encouragée par la constante l’exacerbation de la crise dans les relations sino-américaines, d’une rivalité géopolitique, systémique et polymorphe, aux risques de perturbations-mutations qualitatives du système international et de son éventuel glissement vers une configuration de duopole de puissances. Cette priorisation française du débat sur une stratégie de défense européenne autonome bénéficie de solides bases de rationalité, face à l’incapacité des institutions  européennes de traduire le poids économique mondial de l’Union en influence directionnelle de grande puissance géopolitique, incapacité observée dans un large éventail de cas apparaissant sur la scène internationale,  dont les suivants: a) l’absence de rôle déterminant dans l’évolution-résolution de nombreux conflits régionaux(Syrie, Libye, Méditerranée orientale, Ukraine etc.); b) l’incapacité de protection des frontières extérieures de l’Union et de régulation  des flux  migratoires qui s’y présentent, dans le respect de la souveraineté européenne, avec le néfaste résultat de comportements erratiques et dysfonctionnels de plusieurs États membres qui ont ainsi  recours à une politique de « forteresse nationale », en violation des règles humanitaires et d’asile du système international et de l’Union elle-même; c) le spectacle (déjà mentionné) d’une diplomatie européenne de vagues déclarations et condamnations, au dénominateur commun fort bas, suivies, parfois, de timides, sinueuses et inopérantes sanctions à la crédibilité douteuse.    
        3° Tout récemment, toutefois, et malgré l’absence de vision consensuelle profondément réformiste  au sein de l’Union, qui comporterait son désenclavement, partiel ou total, de l’Alliance atlantique, la politique européenne des petits pas se poursuit par une opération « étapiste » d’ orientation stratégique, appelée Boussole stratégique (« Strategic Compass »), impliquant les institutions européennes et les États membres : elle fut déclenchée sous présidence tournante allemande du Conseil de l’UE (second semestre de 2020) et centrée, par l’instauration d’un dialogue stratégique structuré, sur une analyse des menaces qui pèsent sur l’Union et, dans la foulée, sur la définition d’une vision stratégique commune de sécurité et de défense ainsi que des moyens de son déploiement. À cet égard, une première version de texte fut soumise par le Haut représentant pour les affaires étrangères et la  politique sécurité, Josep Borrell, le 15 novembre dernier, au Conseil de l’UE, à l’intention  des ministres des affaires étrangères, et, le lendemain, aux ministres de la défense qui lui ont réservé un accueil de principe favorable, ouvrant ainsi la voie de vastes consultations au sein des institutions européennes et avec les États membres, sans, certes, oublier les habituelles et récurrentes consultations avec l’OTAN; l’objectif serait l’adoption d’un texte révisé, en mars 2022, sous présidence tournante française, et le passage  aux étapes et démarches de mise en œuvre.       
      Et bien qu’il soit trop tôt pour émettre un avis d’évaluation de cette première mouture de Boussole stratégique, force nous serait d’y constater une insuffisance d’ambition, eu égard, notamment, à l’évident besoin européen d’avancer vers l’impérative mise en place d’un dispositif militaire autonome, capable de promouvoir le déploiement géopolitique de l’Union à l’ère de la nouvelle rivalité systémique de deux superpuissances, Chine et États-Unis, et lui épargner ainsi sa périphérisation géostratégique globale. Car, en effet, compte tenu de la gravité des menaces, répertoriées dans la Boussole, qui pèsent sur l’Europe et désétablissent son édifice, c’est le défi de constitution d’une armée européenne qui importe et qui tarde à être relevé (pour éviter le «trop peu, trop tard »), plutôt que la mobilisation des moyens anémiques envisagés, dont le déploiement rapide de l’UE par une modeste force modulaire  de 5 000 hommes; du reste, faudra-i-il le souligner, ici, des formules de forces d’intervention  similaires furent déjà expérimentées par le passé, notamment dans les Balkans et en Afrique, sans répondre au besoin d’« une Europe sûre dans un monde meilleur » que contemplait, déjà en 2003,  un autre Haut Représentant,  Javier Solana dans un  rapport sur une Stratégie européenne de sécurité  qui n’était pas du tout éloignée des problématiques actuelles de la Boussole et dont la mise en œuvre ne fut pas si concluante, au point de répéter l’exercice en 2021. Quant à la réticence de plusieurs membres de l’Union, proches de zones européennes de tension, à s’aligner sur de telles mesures d’intervention, elle nous paraît  probable, eu égard aux limites de leur efficacité ainsi qu’aux entorses possibles aux compétences régaliennes de leur État (surtout que la mise en œuvre de la Boussole stratégique relancerait le débat sur un abandon de l’unanimité pour des décisions afférentes, abandon qu’ils ne souhaiteraient pas) : à preuve, tout récemment, les pays baltes et la Pologne, face à la crise déclenchée aux frontières avec la Biélorussie, ont préféré contempler plutôt une éventuelle intervention de l’OTAN, évoquant l’activation possible de l’article 4 du traité fondateur de l’Alliance atlantique.
     En somme, l’incapacité chronique de trancher le nœud gordien de la quasi inextricable interdépendance militaire qui rattache l’Union à l’OTAN imposerait, pour  l’adoption de la Boussole stratégique, la proclamation de sa compatibilité avec les déploiements stratégico-militaires de l’OTAN, à consigner dans une nouvelle déclaration  commune (UE-OTAN), à l’instar de celles du passé, rendues nécessaires à chaque adoption de mécanismes d’intervention militaire et de sécurité de l’UE, pour les légitimer et prévoir  le cadre de leur harmonisation-coopération  avec l’Alliance atlantique; à  preuve immédiate, la réunion des ministres de la défense de l’UE, au lendemain même de la remise du document de la Boussole  au Conseil de l’UE, avec le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, pour  un échange de vues « sur le partenariat stratégique UE-OTAN  et sur de nouveaux domaines de coopération, tels que la résilience, les technologies de rupture et l'impact du changement climatique sur la sécurité et la défense »  ainsi que l’annonce, comme à l’accoutumé, d’une nouvelle déclaration conjointe sur la coopération entre l’UE et l’OTAN (à ce propos, on pourrait signaler de nombreuses déclarations OTAN-UE « légitimant », aux yeux de l’OTAN, les petits pas de développement de mécanismes européens de défense et de sécurité et, notamment, celles de 2002 sur la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), de 2003 sur les arrangements « Berlin plus », de 2010 sur les fondements nécessaires pour que l’Alliance puisse soutenir des opérations dirigées par l’UE, de 2010, 2016 et de 2017 – plus de soixante-dix mesures  communes --, visant à renforcer le partenariat stratégique OTAN-UE et, in fine, de 2018, sur  la mobilité militaire et la lutte contre le terrorisme).
         4° Qu’il nous soit, alors, permis, dans une note de clôture, de revenir sur ce qui constitue, à nos yeux, l’essence d’une quête de défense européenne autonome (ce qui n’exclut pas, au besoin, des alliances équilibrées) et qui rappelle, en l’occurrence, la tâche de Sisyphe, dans son interminable effort de rouler le rocher jusqu’en haut d’une montagne. En effet, l’Europe trouve son bonheur (comme Sisyphe de Camus) dans la « confortable » absurdité d’accepter que l’Union européenne, grande puissance socioéconomique, culturelle et démographique de l’échiquier international, demeure privée d’un attribut fondamental de puissance, celui de la capacité d’assurer son destin géopolitique par le déploiement  de ses propres moyens, selon ses propres orientations, priorités, objectifs et intérêts : elle se résigne à vivre sur l’héritage d’un rempart sécuritaire légué, dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, par les États-Unis (ils ont eu la maîtrise du  lancement  de consultations plutôt asymétriques, teintées d’unilatéralisme face une Europe ravagée par la guerre, et pu ainsi mener au traité de Washington), enregistre un retard croissant  dans le domaine de la politique industrielle, technologique et de recherche commune, qui prend des dimensions structurelles, vu le manque de possibilité de couplage rationnel et fécond qu’offrirait un système militaire européen intégré (penser aux relations, très serrées, d’interaction-interdépendance aux États-Unis entre les secteurs économique, technologique et scientifique/recherche, d’une part,  militaire et politique, d’autre part), se condamne, depuis près de sept décennies, à d’incessants et infructueux efforts sectoriels d’intégration de sa défense pour un déploiement géopolitique autonome qui semble, hélas, de plus en plus éloigné dans l’horizon d’un monde en mouvance géostratégique bipolaire.
 
 
 

                                        Chronique*
                                    du 5 juillet   2021
                                               par

 
                                    Panayotis Soldatos

                 Professeur émérite de l’Université de Montréal
               Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam
                          à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3

                 *Chronique parue, également, le 5 juillet  2021,

                                 sur le site web  de Paris   
                                
www.fenetreeurope.com  

                                              au lien

https://www.fenetreeurope.com/index.php/opinions/1343-l-amerique-est-de-retour-quelle-replique-d-une-europe-en-longue-et-penible-quete-de-politique-etrangere-et-de-defense-de-grande-puissance
 
« L’Amérique est de retour» : quelle réplique d’une Europe en longue et pénible quête de politique étrangère et de défense de grande puissance ?

 
                                                                      « J'aime celui qui rêve l'impossible »
                                                                                                     (Johann Wolfgang von Goethe) 
 
 

       1° Le long parcours de l’idée européenne d’intégration du Vieux Continent puise ses   sources dans un sentiment de destin commun aux fondements historico-culturels, voire plus largement civilisationnels que le paradigme institutionnel des Communautés européennes et de l’Union européenne n’a, malheureusement, pas su valoriser suffisamment, pour en faire le fondement de sa finalité d’unification, soit de la création d’une communauté politique de destin. Car, s’il est vrai que le pragmatisme de Jean Monnet, alimenté par l’affaissement des souverainetés dans le déferlement de la Seconde Guerre mondiale, a pu offrir à cette idée européenne une première ossature institutionnelle et un espace d’interactions économico-commerciales à objectif d’interdépendance de solidarité, les hésitations dans la sphère de l’identité culturelle et de l’intégration politique et, par contraste, le passage réussi à l’union économique (partielle, certes) et monétaire ont imprimé au processus intégratif une physionomie sociétale à prédominance utilitaire, soit de grand marché et ainsi retardé, voire négligé la promotion systémique d’une vraie communauté de valeurs, socle identitaire d’un patrimoine civilisationnel commun, qui, pourtant, traverse les âges, perdure et pointe vers l’impératif d’unification politique de l’Europe, finalité, aujourd’hui, hélas, nébuleuse, sinon oubliée.
       On comprendra, alors, pourquoi, dans l’Union européenne, ses États membres et ceux qui se précipitent à son portillon s’affichent, de façon prioritaire, soucieux de «dividendes» à effets matériels, tels que la compétitivité, la croissance économique et le pouvoir d’achat, certes essentiels, mais paraissent moins aptes à protéger-élargir-promouvoir en commun, au sein de l’Union et dans sa politique étrangère et de défense, avec vigueur, cohérence et continuité, les valeurs humanistes de l’héritage identitaire de l’Europe, érigées, pourtant, en règles «constitutionnelles » par les traités. Aussi, cette carence prive-t-elle l’Union d’une vraie politique étrangère et de défense de grande puissance, indépendante, cohérente et solidaire.
       Cette dissonance systémique que provoque l’atrophie du volet de politique étrangère et de défense de l’Union est, en bonne partie, le verrons-nous, attribuable au fort courant atlantiste, reliquat de la Seconde Guerre mondiale et toujours en vogue au sein des élites dirigeantes des pays membres de l’Union, courant qui réussit ainsi à accréditer la thèse de l’incontournable Alliance atlantique dans sa structuration initiale (OTAN), aujourd’hui légèrement modifiée, et à en faire le creuset d’orientations géopolitiques, géostratégiques et même géoéconomiques, sous l’égide directionnelle des États-Unis; s’y ajoutent les perceptions divergentes de l’intérêt national au niveau des Vingt-Sept et l’étonnante longévité d’une conception, pourtant obsolescente, de la notion de souveraineté dans ces champs régaliens, obstacles essentiels à une rationalisation intégrative du déploiement politico-stratégique de l’Union dans ce monde multipolaire de grandes puissances.
      2° Face à cette inertie européenne, nous assistons, aujourd’hui, à la reprise, par le président Joe Biden, du mot d’ordre et de mobilisation «l’Amérique est de retour / America is back» (déjà employé par les présidents Ronald Reagan, dans une mouvance géostratégique, et Barack Obama, sur un plan géoéconomique), qui contraste au «demi-tour» de son prédécesseur Donald Trump, plutôt rhétorique et erratique, et qui confirme et renouvelle la stratégie de l’OTAN, relayée en Europe par son Secrétaire général Jens Stoltenberg, défenseur d’une approche basée sur le rôle directionnel des États-Unis, le constant élargissement géographique de l’Alliance aux frontières de la Russie, l’activisme d’interventions en dehors du cadre euratlantique, notamment au Grand Moyen-Orient et au-delà dans la zone asiatique. Cette volonté d’utilisation de l’OTAN comme fer de lance transcontinental pour la défense-promotion prioritaire des intérêts géopolitiques, géostratégiques et géoéconomiques d’une Amérique dont la primauté en relations internationales se trouve sérieusement menacée, dans le nouveau monde multipolaire, est alimentée par deux donnes essentielles : la fulgurante ascension de la puissance multidimensionnelle de la Chine, récemment «reclassifiée » par les Américains et passant du statut de concurrent économique à celui de rival systémique, voire d’ennemi géopolitique; et, à plus long terme, l’appréhension de possibles tendances européennes (aujourd’hui simples velléités, limitées et minoritaires, se profilant, surtout, du côté de la France, puissance nucléaire à capacité de dissuasion et désireuse d’une émancipation du Continent en politique étrangère et de défense commune) à l’autonomisation géopolitique du bloc économique et monétaire de l’UE, à la faveur précisément de cette nouvelle multipolarité de puissances, susceptible d’inciter les Européens à des choix multiples et flexibles de coopérations internationales, sans alignement systématique sur les priorités géostratégiques et géoéconomiques des États-Unis et  au résultat d’une érosion progressive de la discipline hiérarchisée de l’Alliance atlantique et de sa logique de solidarité quasi automatique avec l’allié nord-américain (de telles appréhensions américaines de «découplage» européen sont d’autant plus justifiées que le Royaume-Uni, allié fidèle et pérenne des États-Unis, sur le plan des relations  bilatérales et au sein de l’OTAN, ne fait plus partie de l’UE pour pouvoir y assurer la permanence et la prévalence des orientations  atlantiques).
       I.- Regards croisés : l’OTAN entre l’obsolescence et l’incongruité géopolitique de son instrumentalisation au service d’une périlleuse stratégie de déploiement transcontinental
       A.- Aspects d’obsolescence et logique de mutation : promouvoir et protéger la «souveraineté européenne »
       1° L’avènement de l’Alliance atlantique de l’après-guerre, institutionnalisée sur le plan politico-militaire par l’OTAN, répondait, à la lumière du clivage et rapport de forces Est-Ouest, à une incontournable rationalité dans un monde bipolaire en conflit idéologique et géostratégique : celle d’une défense euratlantique commune, sous le parapluie militaire des États-Unis, seule puissance capable, à l’époque, d’endiguer («containment») l’URSS. Car, même si la capacité optimale de zone hégémonique (celle créée par le Pacte de Varsovie) de l’Union soviétique ne lui permettait raisonnablement pas d’aller au-delà du schéma de partage à Yalta et du clivage géostratégique Est-Ouest finalisé par la suite, l’OTAN offrait au monde occidental européen, traumatisé par la dévastation de la Seconde guerre mondiale et le fulgurant déferlement-déploiement des troupes soviétiques au cœur de l’Europe et de l’Allemagne, un sentiment de sécurité et une réelle police d’assurance par son potentiel de dissuasion  face à la machine de guerre soviétique et  l’insaisissable personnalité de Staline, maniant la terreur à l’intérieur et la menace de recours à la force à l’extérieur, dans ce second cas plutôt à des fins davantage de consolidation-conservation-dissuasion («embrigader» ses alliés satellisés du Pacte de Varsovie et neutraliser toute velléité occidentale de changement du statu quo en Allemagne et dans la ville de Berlin, divisée-encerclée).  Dans ce paysage ouest-européen dévasté et à l’horizon géopolitique bloqué, l’énorme asymétrie de puissance au sein de l’OTAN et la de facto supériorité et influence directionnelle américaine paraissaient, alors, de l’ordre de l’acceptable, voire du souhaitable, en tant que contrepoids dissuasif de protection face à l’URRS.
       2° Cela dit, la fin de la guerre froide, avec la réunification de l’Allemagne et la dislocation de l’URSS et du Pacte de Varsovie, ainsi que l’ascension de l’Union européenne au rang de grande puissance (grand marché, politiques socio-économiques communes, monnaie unique) auraient pu, dirions-nous dû, convaincre le leadership européen de l’inévitable obsolescence de l’OTAN, à moins d’une réforme systémique de  bipolarisation équilibrée,  conditionnelle, certes, à une parallèle marche accélérée de vraie intégration européenne dans les domaines, dits régaliens, de la politique étrangère et de la défense. Or, il n’en fut rien : malgré le passage d’un Vieux Continent dévasté par la Seconde Guerre mondiale et secouru par la puissance protectrice et tutélaire des États-Unis à une Europe devenue grande puissance économique et monétaire, les Européens (à la principale exception de quelques tentatives françaises de décloisonnement-découplage) se résignent toujours à jouer les seconds violons au sein de l’Alliance, entretenant ainsi une incongruité, voire une anomalie géopolitique et une contorsion historique dans un monde des grandes puissances, appelées à manier simultanément le politique, l’économique et le militaire; aussi, compromettent-ils la défense autonome des intérêts géopolitiques et géoéconomiques de l’Union et, au-delà, son rendez-vous historique avec un destin civilisationnel d’intégration politique. Car, en effet, confiner l’Europe, géant économico-commercial, à un rôle second de «puissance civile» et d’appoint aux  stratégies américaines dans les affaires internationales, c’est la priver d’une influence directionnelle et féconde dans les interventions et arbitrages de conflits régionaux de son propre espace, de son voisinage et du système global, d’un rôle premier dans la protection de ses intérêts géopolitiques, géostratégiques et géoéconomiques à travers le monde, d’un impact déterminant dans l’évolution de l’économie mondiale et, plus généralement, du  système international global, sans cesse façonnés par les nouvelles puissances, grandes ou émergentes.
       3° En somme, nous ne procédons à aucune contorsion de la logique et de la réalité des relations internationales contemporaines, lorsque nous affirmons que, au-delà d’une convergence de valeurs occidentales communes, il n’est nullement assuré, ni rationnel de postuler, dans la relation euratltantique, la convergence permanente des intérêts, priorités, stratégies et politiques des deux grands alliés, à moins qu’elle ne soit «imposée» par le plus fort des partenaires.
       À preuve, quelques exemples de fraîche mémoire, qui illustrent une logique de divergences d’intérêts entre la partie européenne et celle américaine (surtout dans ledit «low politics» du commerce, de l’économie, de l’énergie, de l’environnement, des télécommunications, du transport, de la santé, de l’éducation, de la culture), divergences d’une rationalité de durée, qui portent à la fois sur leurs relations bilatérales et sur celles avec certains de leurs concurrents, devenus pour les États-Unis rivaux systémiques, voire ennemis géopolitiques (en l’occurrence, la Chine et la Russie). Il s’agit, en effet : des grands différends commerciaux entre l’UE et les États-Unis, souvent portés devant les organes de règlement et d’appel de l’OMC; des périodiques représailles tarifaires et non-tarifaires déployées dans la relation commerciale des deux partenaires et alliés; des habituelles sanctions unilatérales américaines (notamment, restrictions-interdictions bancaires et financières, amendes, fusions forcées d’entreprises, longs parcours judiciaires devant la Justice américaine), arborées comme menace dissuasive ou déjà réellement imposées, en vertu de l’étrange extraterritorialité du droit américain, à des personnes physiques et entreprises européennes qui voudraient coopérer avec des pays en «guerre commerciale» ou autre situation conflictuelle avec les États-Unis (penser, par l’exemple, aux entreprises européennes voulant coopérer avec l’Iran, la Russie, la Chine et se trouvant, de la sorte, en violation de sanctions américaines contre ces pays, avant même que l’Union européenne n’ait eu à établir, renouveler, maintenir des sanctions similaires); de la forte et systématique opposition de la présidence et / ou du Congrès à des accords européens de coopération avec ces rivaux systémiques (penser, notamment : aux fortes pressions américaines pour empêcher l’Accord sur les investissements Chine-UE, dont la conclusion «de principe » a eu, finalement, lieu en décembre 2020, mais fut, depuis, « gelée »; ou, encore  au «veto» américain contre l’achèvement du Gazoduc Nord Stream 2, récemment levé); des pressions américaines, bilatérales ou par l’intermédiaire de l’Union  européenne, sur plusieurs pays membres, qui coopèrent, dans plusieurs secteurs d’activité d’intérêt commun, avec la Chine et la Russie (mentionnons, ici, l’Allemagne, la Croatie, la France, la Grèce, la Hongrie, certains pays des Balkans occidentaux, candidats à ou en négociation pour l’adhésion à l’Union, sans, certes, oublier la Turquie, en négociations d’admission «gelées» et, de surcroît, important  allié stratégique au sein de l’OTAN, mais, aujourd’hui, aux liens de coopération régionale stratégique avec Moscou, entre autres dans le domaine de l’armement, avec, notamment, l’achat de matériel militaire russe dont le système de missiles S-400).
        B.- Le retour de l’Amérique au multilatéralisme de l’OTAN, en marche vers l’Asie-Pacifique et sans réelle réforme de refondation et d’équilibrage euratlantique
        La récente offensive diplomatique américaine («l’Amérique est de retour») interpelle et bouscule  les Européens en matière  d’orientation future de leur politique étrangère et de défense : amorcée par le président Biden sur les terres européennes(lors des  Sommets du G7 et de l’OTAN, de juin, ainsi que des rencontres avec le leadership de l’Union européenne et de ses États membres),  propose aux alliés une nouvelle version de stratégie, sorte de «prêt-à-porter » conçu aux États-Unis, soit une Alliance toujours unipolaire qui n’aurait d’euratlantique que l’origine géographique de ses membres, son rayon d’action s’étendant, de plus en plus, au Continent asiatique (déjà les interventions dans les conflits du Grand Moyen-Orient avaient ouvert cette voie vers l’Asie), avec une pointe indo-pacifique aux portes de la Chine.
       Que faire, alors, devant ces sursauts et «retours» récurrents de la politique américaine en Europe, pour un déploiement du parapluie de l’OTAN, initialement euratlantique, au-dessus et au-delà du Vieux Continent, selon des priorités d’affrontement avec les grands rivaux systémiques des États-Unis (Chine, Russie) unilatéralement définies dans la sphère outre-Atlantique et, par la suite, imposées d’urgence aux Européens, qui se trouvent ainsi, de nouveau, démunis de feuille de route autonome en relations géopolitiques, géoéconomiques, géostratégiques? Comme nous le verrons dans la prochaine rubrique de notre réflexion, le choix est entre le maintien du statu quo organisationnel et décisionnel d’alignement de l’OTAN, d’une part, la refondation de bipolarisation d’une Alliance devenant transcontinentale (vu sa «mondialisation») et suggérant, de ce fait, l’autonomie de consentement collectif d’un pilier européen à concevoir, d’autre part.
       II.- L’impératif de refondation de l’OTAN, condition sine qua non d’une participation autonome et équilibrée de l’Europe
        A.- La logique de refondation de l’OTAN sur une base bipolaire, avec deux piliers autonomes et en cohabitation de collaboration de subsidiarité
       1° Ayant déjà précisé la rationalité d’un déploiement international autonome de l’Union, grande puissance économique, il convient, dans la foulée, de se pencher sur sa compatibilité avec une participation, parallèle et de subsidiarité, à l’OTAN ainsi que sur le schéma de sa mise en œuvre, compte tenu, notamment, des tentatives échouées du passé et des écueils évidents du présent. 
        Car, en effet, le long parcours de projets, tentatives et paradigmes de mise en œuvre  d’une vraie défense européenne est jalonné d’échecs ou de résultats fort mitigés, eu égard à la finalité d’autonomie recherchée (notamment : CED, UEO; approche des deux piliers lancée par le président Kennedy; identité européenne de sécurité et de défense; partenariat UE-OTAN et byzantinisme conceptuel afférent sur la question de l’utilisation par les Européens  de  moyens de l’OTAN «séparables mais non séparés»; embryonnaire schéma du traité sur l’Union européenne en matière de politique étrangère, de sécurité et de défense; erratiques coopérations renforcées au sein de l’UE dans le domaine de la défense). L’explication d’un tel parcours sinueux et accidenté est multidimensionnelle, aux éléments constitutifs principaux qui suivent : l’étonnante viabilité de l’OTAN, sous leadership américain, entretenant la longue dépendance stratégico-militaire  des Européens;  la faible volonté, voire, dans bien des cas, le refus des populations et des dirigeants européens d’accepter les coûts financiers et les sacrifices d’engagements d’une défense autonome; les retards accumulés des Européens dans le domaine de la coopération industrielle et technologique, entre autres, d’armement, et les réticences à y greffer une préférence européenne d’achats (achats souvent faits aux États-Unis); l’atlantisme de plusieurs membres de l’Union, notamment de ceux aux frontières communes ou de proximité avec la Russie, qui les pousse dans le giron américain, d’une crédibilité de couverture défensive paraissant supérieure à toute formule prévisible, sur le court et moyen terme, d’européanisation de la défense du Continent; le haut degré d’hétérogénéité systémique de l’Union, aujourd’hui indûment élargie (notamment : large éventail hétéroclite de forces politiques; phénomènes d’extrémisme et de populisme;  asymétries socio-économiques, démographiques et militaires; positions de voisinage différencié avec la Russie).
        Et pourtant, malgré ce parcours peu concluant d’efforts d’intégration dans la sphère de la politique étrangère et de la défense, le devenir du système international de grandes puissances et la volonté américaine de conserver son rôle directionnel au sein de l’OTAN rendent, à notre avis, impérative la recherche de nouveaux cadres, schémas et mécanismes institutionnels-décisionnels d’alliance au sein du monde occidental, couplée d’un nouveau processus de réelle européanisation de la défense au sein de l’Union. Dans cette optique, la logique de notre approche d’une Alliance atlantique à deux piliers ne nous paraît  pas hypothéquée par  son faible degré de faisabilité sur le court et le moyen terme, mais demeure pertinente en tant que socle d’une déontologie de praxis du long terme, considérant que, dans certaines circonstances historiques particulières, l’humain, faisant preuve de vision, d’inventivité et de détermination peut façonner une nouvelle réalité: à  cet égard, le succès du paradigme de Jean Monnet pour la mise en commun réussie d’une importante gamme de droits souverains dans les Communautés européennes de l’après-guerre soutiendrait l’essai d’un tel avancement vers l’Europe de la défense.     
       2° Dans cette approche de refondation de l’Alliance selon le modèle des deux piliers, le préalable d’une européanisation de la défense au sein de l’Union est évident, pour pouvoir y fonder le pilier européen de l’OTAN, condition sine qua non de sa mutation de bipolarité équilibrée.
       En effet, l’Union aurait à s’inscrire dans un long processus intégratif, étapiste dans sa progression mais urgent dans son démarrage, qui comporterait pour l’essentiel : une révision des traités (TUE et TFUE) définissant, élaborant et mettant en œuvre l’institutionnalisation, les orientations, les priorités, les politiques et les actions d’une défense européenne commune; une « division du travail » entre les membres de ce pilier de défense de l’Union, selon leurs capacités économiques (financières, industrielles), technologiques, démographiques et militaires (un «opting out» de ce schéma demeurant possible pour certains membres de l’Union qui ne sont pas membres de l’OTAN et qui souhaiteraient conserver un profil variable de neutralité, à l’instar de l’approche des clauses dérogatoires déjà connues des traites de l’Union); le cadre budgétaire pluriannuel; l’harmonisation progressive de ce processus intra-européen de pilier avec celui du processus de refondation de bipolarisation de l’OTAN, notamment  pour ce qui est de la constitution de son second pilier, essentiellement nord-américain (Canada et États-Unis), mais devant aussi «héberger», dans une transition, des pays européens de l’OTAN en processus ou en attente, proche ou éloignée, d’admission dans l’Union  et, de façon plus permanente, les membres européens de l’OTAN qui refusent d’y adhérer ou s’en sont retirés (le cas du Royaume-Uni). Force nous est d’admettre ici que, dans le cadre de cette refondation de l’Alliance en deux piliers, la  configuration-agrégation du second pilier, de par sa composition géographiquement mixte, voire hétéroclite et sa grande asymétrie de gabarit de membres (le États-Unis y occupant une position  dominante), serait une tâche complexe et chargée d’incertitudes au niveau du positionnement des pays concernés.
          B.- La valeur ajoutée d’une refondation de bipolarisation équilibrée de l’OTAN
          1° À la lumière de nos développements, notre analyse abonde dans le sens d’une cohabitation euratlantique de coopération égalitaire, à saveur pragmatique, car à l’enseigne d’un principe de subsidiarité, dans le respect des priorités et intérêts différenciés des deux parties et en harmonie avec la finalité européenne de «plus d’Europe».
          Dans pareille optique de réforme, l’OTAN agirait par consensus de ses deux piliers et à titre subsidiaire, supplétif, dans des cas où l’aire d’intervention déborderait l’espace  géopolitique et géostratégique de la zone euratlantique et/ou les objectifs de l'action envisagée ne pourraient pas être atteints de manière suffisante  par chacun des  deux piliers agissant seul, eu égard aux enjeux en présence, aux moyens de déploiement requis et à l’impact plus global sur le système international (penser, entre autres, à des conflits majeurs menaçant la sécurité euratlantique, se situant en dehors du cadre dudit Atlantique Nord, par exemple au Grand-Moyen-Orient, en Asie-Pacifique, en Afrique, et mettant les membres de l’Alliance aux prises avec des puissances à grande capacité militaire comme la Chine et la Russie). En revanche, dans la sphère européenne, l’Union, grande puissance économique, devrait avoir le premier rôle et se doter des moyens de sa propre politique étrangère et de défense commune, garantissant ainsi son autonomie d’action, sans dépendre toujours de l’allié américain, dont les orientations-priorités-politiques dans ces domaines régaliens pourraient, dans l’avenir et selon le cas, ne pas être conformes aux intérêts européens pour une couverture géostratégique d’action commune de l’Alliance.
 
       2° Dans cette conception prospective et sans états d’âme nécessairement d’optimisme euphorique sur les chances de réussite d’une telle refondation de bipolarité égalitaire de l’OTAN, il conviendrait de tenter, dès à présent, de véhiculer vers les décideurs, nationaux et européens, cette quête de politique étrangère et de défense autonome, tournée, simultanément, vers la refondation de l’OTAN. Parallèlement, et en termes d’approche du court et du moyen terme, plutôt que de transformer, à l’instar des États-Unis, les  concurrents économiques en rivaux systémiques, voire en grands ennemis géopolitiques (surtout que, dans le cas de la Chine, pendant longtemps -- et encore aujourd’hui--, les investissements étrangers et les délocalisations de firmes transnationales américaines ont, en même temps que celles européennes, favorisé l’éclosion et la fulgurante ascension de la grande puissance économique chinoise), les Européens pourraient continuer à œuvrer, avec patience et constance, et dans un climat apaisé, pour la libéralisation croissante du  commerce international et le respect de la concurrence loyale et, simultanément, agir, au chapitre de la  défense des valeurs sociétales et des droits de la personne, par le biais  du dialogue bilatéral  et des institutions internationales, aussi déficitaires soient-elles. Car, la récente offensive américaine, qui cherche à entraîner dans son sillage l’Europe, en vue de la protection de son statut de primauté dans le système international, comporte des  amalgames du géoéconomique et du géostratégique et annonce des bras de fer idéologiques aux effets de guerre froide, susceptibles d’ouvrir  la boîte de Pandore des déstabilisations sociétales internes (chez les dirigeants rivaux sanctionnés, qui prennent, à leur tour, en otages leur propres populations ou se trouvent, également, acculés à la «coalition des ostracisés », du type du rapprochement réactif Russie-Chine) et externes (ici dans la zone indo-pacifique).
 
        Que l’on accepte, alors, la concurrence-coopération économique, dans une multipolarité mondiale, comme une promesse de désenclavement et d’ouverture, certes  sur le long terme, des sociétés au pluralisme du développement économique, dans une évolution humaniste, bien que longue et sinueuse, qui préfère la compétition géoéconomique au conflit géostratégique. Et que l’Europe, se mettant dans la voie de l’autonomie en politique  étrangère et défense commune, s’attèle à cette entreprise de paix et de développement, consciente des impératifs de son propre destin, et  poursuive ainsi le dialogue tant avec la Russie, sur des possible convergences d’intérêt  paneuropéen, qu’avec la Chine, grande puissance  de ce nouveau monde multipolaire. Car, dans les deux cas, les sujets cruciaux de la libéralisation continue du commerce international et de l’investissement, de la sécurité nucléaire et du désarmement, de la cybersécurité, du terrorisme, du crime organisé, de l’énergie, de la santé, de l’environnement et des changements climatiques, de la coopération  dans l'Arctique et dans l’espace  exigent, avant tout, un consensus des grands puissances et déconseillent, de toute évidence, l’exclusion des rivaux systémiques de l’Occident, déjà mentionnés (à cet égard, on ne peut que regretter l’absence de consensus au sein du récent Conseil européen des 24-25 juin 2021,  sur la proposition de l’Allemagne et de la France de tenir un sommet de dialogue avec la Russie, à l’instar de celui entre Biden et Poutine).
 
     3° In fine, et en épilogue de notre réflexion sur la recherche de relations internationales apaisées, cette offensive américaine, tout récemment relayée vers l’Europe lors de la visite du prédisent Biden, nous paraît chargée d’incertitudes et de risques en proportion que l’Europe, malgré l’enthousiasme initial de la plupart de ses dirigeants, aurait à réévaluer. Car, comme le souligne un article du journal Les Échos(FR), du 15 juin dernier, dans un langage catégorique, mais, néanmoins, révélateur, dans son essence, des dangers d’un alignement inconditionnel de l’Union européenne sur les objectifs  de la récente offensive américaine contre ses rivaux systémiques (Chine, Russie), «l'Europe n'a pas à payer le prix de cette nouvelle guerre froide entre Washington et Pékin. Sa dépendance commerciale et énergétique, à l'égard de la Chine comme de Moscou, est trop importante pour céder aveuglément aux intérêts américains. Elle peut d'autant moins se le permettre que Pékin est devenu son premier partenaire commercial l'an dernier, devant Washington, et qu'il est indispensable dans la lutte contre le changement climatique. Par l'importance de son marché -- 450 millions d'habitants --, l'UE a le pouvoir d'imposer un rapport de force plus équilibré à la Chine. La mission est suffisamment difficile pour refuser ce nouveau mur que Washington veut bâtir entre nous et Pékin» (cité in www.eurotopics.net). 




                                       Chronique*
                                   du 22 avril  2021
 
                                 Panayotis Soldatos

                 Professeur émérite de l’Université de Montréal
               Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam
                          à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3

                  *Chronique parue, également, le 22 avril  2021,

                                    sur le site web  de Paris   
                                   
www.fenetreeurope.com  

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Regards choisis sur la scène nationale des États membres de l’UE plongés dans la pandémie : la nébuleuse du «bien commun»  

     «Nous avons intérêt à ne pas détruire un bien commun, c'est-à-dire la possibilité pour quiconque se trouve en péril d'en appeler au sens moral et à l'équité et de tirer parti d'arguments qui peuvent ne pas être rigoureusement démonstratifs» (Thucydide, L’Histoire de la guerre du Péloponnèse)
 
        Ayant déjà abordé, dans plusieurs de nos études de Chroniques, la question du rôle, actuel et de lege ferenda, de l’UE dans la lutte contre la pandémie de coronavirus, nous visitons, aujourd’hui, plus d’un an après son déferlement en Europe, la scène nationale des pays membres, acteurs «constitutionnellement» prioritaires et jalousement affichés comme tels dans ce domaine, pour relever les principaux dysfonctionnements d’un corps sociétal fragilisé, fissuré, déstabilisé  par cette crise sanitaire, révélatrice, dans sa durée, d’un profond malaise systémique préexistant : aussi, plutôt que de revenir à nos analyses des politiques publiques en la matière, préférons-nous, cette fois-ci, opter pour un autre angle d’observation, celui du corps sociétal, dont les attitudes et les comportements  influent considérablement sur les décisions, souvent réactives, des gouvernants et ont leur part de responsabilité dans l’évolution de la pandémie. Notons, enfin, que cette analyse, effectuée dans un contexte européen de pandémie, pourrait  bien trouver application, dans ses grands traits, à d’autres sociétés occidentales, dites avancées, elles aussi frappées de plein fouet du coronavirus et en quête d’une catharsis sociétale qui tarde.
        Dans cette démarche, et tout en demeurant conscient de la présence de certaines particularités socio-politiques nationales qui déconseilleraient toute généralisation pour les Vingt-Sept, nous pensons pouvoir identifier-expliquer certaines pathologies sociétales communes aux États membres (sans, toutefois, pointer du doigt l’un ou l’autre d’entre eux), eu égard à leur degré de parenté. Plus précisément, en effet, tant dans le cadre des approches sanitaires de prévention (avec, notamment, la cascade de confinements, les gestes barrières, les dépistages-traçages-quarantaines, les vaccinations) que de celui des politiques publiques de réponse à la crise socio-économique  afférente, nous avons relevé quelques donnes de dysfonctionnement sociétal commun, à retenir : écarts dans la  conception, voire le respect du «bien commun»; déficit de solidarité sociétale; formation ardue (parfois introuvable) de larges consensus; difficile ralliement d’un citoyen dubitatif, voire parfois méfiant, aux décisions des autorités publiques, marque tangible d’un processus d’érosion de la légitimité du pouvoir politique, contextuelle ici, mais, non moins de plus vaste application et durée; choc de valeurs, opposant la solidarité (horizontale et verticale) et le bien commun aux intérêts et choix individuels et de groupes.
       Pareille réalité sociétale, asymétrique et fragmentée, a rendu la lutte contre la pandémie fort ardue et conféré aux arbitrages de synthèse des autorités politiques, face à des demandes d’intervention de la population particulièrement  erratiques, contradictoires, fluides, elliptiques, du court terme, un double profil «en boucle»: tantôt celui d’un Sisyphe tenace dans sa volonté de recherche-défense de l’intérêt général et du bien commun; tantôt celui d’un Protée accommodant, au sceau d’expédients politiques, souvent à saveur électoraliste.
         A.- L’eudémonisme sociétal du temps présent : de l’individualisme utilitaire au contentement sans souffrance
        1° Dans le monde européen, celui de la quatrième révolution  industrielle et de l’incessante quête de compétitivité et de croissance dans le grand marché de l’UE, le citoyen, dans son «variant» de producteur- consommateur, apprécie, grandement et en priorité (sans, certes, négliger les bienfaits de sécurité et de paix), les aspects utilitaires de la dimension économique de l’intégration européenne et aspire à sa plus grande insertion dans ce vaste bassin de biens et de services, qui lui prodigue la satisfaction de ses besoins matériels et, au-delà, le surplus de moyens financiers de participation à l’espace de la culture, des loisirs et du ludique, encadré, sur le plan instrumental, par les GAFA(M) et autres géants de l’économie numérique ainsi que par la nébuleuse des réseau sociaux.
       Or, cette incessante quête du matériel et de l’eudémonisme, devenu une tendance socioculturelle chère à la fois aux «baby-boomers» et, dans la foulée, aux nouvelles générations, sécrète  des vulnérabilités sociétales qui s’obstinent à questionner son bien-fondé ou, tout au moins, sa compatibilité avec l’impératif d’un stoïcisme de résilience-résistance collective des sociétés lors de grandes crises (pandémies, catastrophes naturelles, crises socio-économiques, conflits internationaux, voire grandes guerres, etc.). Car, un monde qui aspire, dans une optique d’individualisme utilitaire, à s’ancrer dans la consommation du matériel, de l’immatériel (souvent virtuel) et du ludique, compromet, par un progressif «décrochage politique et sociétal» des citoyens, tout progrès vers la promotion et le partage équitable et solidaire du «bien commun». On comprendra, alors,  pourquoi les «sachants» et les «apprenants» des dangers de cet eudémonisme, alertés, de surcroît, aujourd’hui, par la pandémie, tirent la sonnette d’alarme sur ce «glissement» qui affaiblit la résistance du corps sociétal lors de graves intempéries multiniveau (sanitaires, économiques, sociales, culturelles, morales).
        2° En somme, c’est à l’aune de cette  lente, subtile, mais, ô combien profonde érosion du sens du «bien commun», que  le fléau de coronavirus, qui s’est abattu avec férocité sur les populations  du Vieux Continent, sans, certes, épargner les autres contrées, démontra, à la fois que «le Roi est nu» et qu’«il y a quelque chose de [dégradé] dans le Royaume».
        Car, en effet, en Europe, le système politico-institutionnel, national ou sous-national, voire supranational (UE), s’est trouvé dans un état d’impréparation, qualitative et quantitative, prétendument inattendue mais réellement de longue date, vu les carences structurelles et perceptuelles du politique au niveau des États membres et la persistante hésitation à transférer à l’Union des compétences essentielles, voire prioritaires en la matière.
       Quant aux citoyens, d’un déficit de comportement sociétal (venons-nous de le souligner), par rapport à leur  archétype, le «πολίτης», «polítês» de la démocratie athénienne, notamment sur le plan de l’attachement actif «au bien commun», ils se sont résolument et énergiquement manifestés, dès le déclenchement de la pandémie, à leur  enseigne individuelle ou à celle de leur  groupe d’ appartenance sectorielle de vie (par type d’activité socioéconomique, de production ou de consommation), en faveur d’une politique publique de limitation des confinements, d’une part, de prestations d’indemnisation des pertes et de compensation du «manque à gagner», d’autre part ; en réponse,  les gouvernements, dans leur propre rationalité, teintée de considérations sociopolitiques (atténuation des coûts matériels et sociaux du public, paix sociale, gains politiques, voire électoraux) et avec un regard sur le «tiroir-caisse» de l’Union européenne (celle-ci annonça, de son côté, des montants colossaux de prêts et de subventions), ont, «à chaud», échafaudé des mesures de prévention sanitaire «yo-yo» et des prestations financières, dans un recours au budget national, sans, toutefois, grand souci de discipline macro-économique et sans horizon clair de conception-planification de la nécessaire phase ultérieure de relance-reconstruction. In fine, dans une interaction cyclique «gouvernants-gouvernés», les citoyens, dans leurs réponses aux politiques publiques de prévention sanitaire, n’ont pas été, spontanément et suffisamment, à la hauteur des circonstances, adoptant, le verrons-nous dans les autres rubriques qui suivent, une posture, individuelle  ou de groupe, réfractaire et critique de leur contenu, calendrier et durée, leur paraissant trop restrictifs de leur liberté, et ceci sans égard suffisant à leur finalité de sauvegarde du «bien commun», exprimé ici, comme il se devait, en termes d’éradication diligente et complète de la pandémie et de reconstitution d’un tissu socioéconomique mis en mal par le fléau de coronavirus.
      Dans la foulée, force nous est de constater que les effets de lenteur-procrastination-inefficacité  des politiques publiques en pandémie s’abreuvent à une complicité gouvernés – gouvernants : les premiers, concassés et  à courte vue, s’attèlent, alors, à la défense d’intérêts individuels ou sectoriels, les seconds, poussés dans leurs retranchements politiques et, de surcroît, déficitaires, en termes de définition-protection du «bien  public», formulent des compromis fragiles, dans le but d’apaiser une opinion publique aux revendications «tous azimuts» et d’arbitrer, par une grille politique, les intérêts et les besoins différenciés de la population (sanitaires et socioéconomiques), sans toujours oser la nécessaire hiérarchisation et ciblage rigoureux des priorités et des défis du long terme (voir aussi  infra C et D ).
         B.- Le spectacle d’un corps sociétal sans solidarité intergénérationnelle : vivre selon son âge
        1° Habituellement, les pandémies ne connaissent pas de frontières générationnelles rigides, étanches. Or, en règle, générale, cliniquement et statistiquement établie, le coronavirus, surtout dans sa première année de déferlement, s’est attaqué, en priorité et de façon fortement asymétrique et virulente (cas graves d’hospitalisation, décès) aux personnes âgées ; à l’autre bout de l’éventail, et selon les études épidémiologiques, les générations X, Y et Z présentèrent  des symptômes moins sévères ou furent, tout simplement, asymptomatiques, des malades qui s’ignorent (depuis l’apparition, toutefois, des variants et la vaccination prioritaire des personnes en âge, cette asymétrie connaît certains renversements,  à  tendance transgénérationnelle).
         Cette particularité épidémiologique, largement soulignée-publicisée, dès le départ, par les spécialistes, les gouvernants et les médias, a déclenché (certes, avec d’autres causes, à relever ci-après) des attitudes de manque de solidarité entre les générations, avec un relâchement de comportement chez les jeunes générations, sur le plan des gestes barrières, des mesures de confinement et autres règles de sécurité en santé publique, conduisant aux désastreux effets de contamination-décès de parents, grands-parents, gens d’âge avancé, personnes à la première ligne des services sanitaires et socioéconomiques. De surcroît, les jeunes et les personnes d’âge moyen, davantage tournés vers des activités du champ du ludique (certains types de divertissement et de loisirs) ainsi que vers des événements festifs, privés ou de larges rassemblements dans l’espace public, ont contribué, à leur mesure (certes en conjonction avec d’autres facteurs), à la propagation du virus, alourdi le fonctionnement d’un système de santé déjà fragile, égrené, sans cesse, le nombre de victimes parmi les personnes en âge et, en 3e vague, au sein de la population dans son ensemble.
         Loin de nous, cependant, l’idée d’attribuer, ici, aux jeunes générations un comportement délibéré de «nuisance du bien commun» (en l’occurrence, de la protection de la santé des aînés et, au-delà, de la population dans son ensemble, de l’éradication de la pandémie, de la reprise de l’activité économique et socio-culturelle). Il s’agit, plutôt, croyons-nous, d’un déficit de prise de conscience ou, encore, de prise en considération du danger qui pèse, en l’occurrence, sur les plus âgés et sur l’ensemble des forces productives de la nation, ce qui constitue, néanmoins, une «de facto» manifestation de manque de solidarité intergénérationnelle et, au-delà,  de discipline  sociétale.
       2° Et pour aller au plus profond de cette étiologie du manque de solidarité intergénérationnelle, nous y détectons un phénomène premier, en pleine évolution de crescendo, celui de la rupture de la continuité entre les générations, dont quelques manifestations nous paraissent révélatrices : le «décrochage» familial des jeunes et leur éloignement précoce, prématuré de l’«oikos» (foyer familial), dans une volonté hâtive d’émancipation-autonomisation accrue, parfois en réaction au rétrécissement du temps familial, dû au déploiement professionnel du couple parental (déploiement fort exigeant, dans une quête, certes légitime, par les deux parents, d’une carrière à l’ère de compétitivité d’une vélocité accrue); la dilution et l’éclatement du «noyau familial», qui prive les jeunes du déterminant apport d’une communication affective et intellectuelle avec les parents; une certaine perception de précarité des générations Y et Z au niveau du marché du travail, qui contraste, dans leur esprit, avec les conditions professionnelles et matérielles favorables, voire jugées «privilégiées» des «baby-boomers»; les orientations culturelles des jeunes, progressivement affranchis de supports physiques (CD, DVD, livres) et puisant dans l’immatérialité du numérique et des nouveaux modes de divertissement, qui creusent ainsi l’écart dans la communication avec les aînés; la mobilité sociétale accrue des jeunes générations, sur le plan de leur carrière dans la mondialisation, qui les projette, de façon croissante, vers des secteurs et un milieu professionnel (national ou international) à l’enseigne de la quatrième révolution industrielle; leur participation active et massive aux réseaux sociaux, qui les expose, en termes d’information, de communication et de mobilisation, à une socialisation multiple, instantanée, fluide, car changeante et d’une mouvance de grande vélocité, contraire à celle de la distanciation sédentaire des personnes âgées; l’autonomie déclinante, évanescente (physique, intellectuelle) des personnes âgées, surtout celles du 4e âge, qui les oblige à enregistrer ce déficit intergénérationnel, à effectuer leur propre «décrochage» de rupture avec les plus jeunes (même en milieu familial) et à se réfugier, souvent, bon gré (de leur libre arbitre), mal gré (face à l’exclusion sociétale progressive des personnes âgées ou à l’insistance bienveillante  de leurs descendants de les y «placer») aux maisons dites de retraite, mais, en réalité, à ces salles d’attente et de contemplation de l’inéluctable, devenues, depuis la pandémie, les antichambres du grand départ, ainsi précipité.
         C.- Un concassage socioéconomique et territorial du corps sociétal, aux antipodes du «bien commun»
         1° La pandémie, aux dégâts multiniveau (de santé, économiques, sociaux, politiques, générationnels), a frappé un corps sociétal déjà aux nombreuses fissures dont elle a accentué, qualitativement et quantitativement, la gravité déstructurante.
          En effet, s’il est vrai (nous l’avons déjà souligné dans le cas de l’asymétrie générationnelle des pertes humaines) que le fléau de coronavirus présente un bilan asymétrique de dégâts sociétaux (entre générations, couches sociales, secteurs, régions), son élimination, en tant que menace sanitaire, passe, de toute évidence, par la réussite d’une politique publique préventive (par voie de gestes barrières, quarantaines, confinements, couvre-feux, mesures d’urgence, vaccination massive aux fins préventives et d’immunité collective), diagnostique (dépistage-traçage) et thérapeutique (notamment en milieu hospitalier), qui  présuppose-exige un large consensus sociétal de respect et de suivi. Or, dans cette même réalité sociétale créée par le coronavirus, on a observé que, à chaque mesure préventive de santé publique adoptée par les autorités, différents segments de la société procèdent, de façon spontanée ou, selon le cas, concertée-organisée, à une levée de boucliers, ordonnée à la défense d’intérêts spéciaux, «corporatistes» «sectorialistes», «localistes» (suivant le type d’entreprise et de profession, le secteur de production, de commerce et de consommation de biens et de services, ou, également, la localisation géographique -- centres urbains, régions); de tels segments de la société se  présentent ainsi en ordre souvent dispersé et peu capables d’une synthèse et priorisation de l’intérêt général et du «bien commun» que le concept mobilisateur des forces vives de la nation tenta  jadis de servir, avant de tomber, aujourd’hui, dans la catégorie des mythes sociétaux.
        Corrélativement et en parallèle (et nous y reviendrons dans la prochaine rubrique), dans une symétrie d’arythmies, cacophonies, comportements erratiques, les gouvernants, faisant face à des populations ainsi fragmentées-concassées, se sont, à leur tour, transformés en équilibristes aux exercices périlleux, dominés par des mesures sanitaires «yo-yo», des prestations financières de «tiroir-caisse»,  «à chaud», «à la carte» et d’un évident déficit  de planification à l’horizon du moyen et du long terme. Collés ainsi sur le rétroviseur politico-électoral, dirigeants et forces politiques  ont souvent recouru, durant la pandémie, au lancement de ballons d’essai et à l’adoption d’expédients politiques, se permettant, de surcroît, d’ignorer le monde scientifique ou s’efforçant de l’articuler-limiter à un processus consultatif à caractère sélectif, voire, selon le pays, de portée aléatoire, qui conduisit à certaines prises de positions du type d’affirmations-opinions sur des questions que la recherche n’a pas encore  pu élucider, dans ce temps réduit, trop court, de recherche-observation-analyse (penser, par exemple, aux affirmations floues et elliptiques concernant : le choix et l’homologation des vaccins à administrer, dans une démarche aux considérations de politique interne (politiques à l’adresse des industries pharmaceutiques) ou de politique internationale (diplomatie des vaccins); les interprétations, souvent quasi arbitraires, des  risques d’au moins deux des vaccins utilisés et de leur impact différencié selon les tranches d’âge; l’intervalle d’attente permis entre les deux doses de vaccin, sans cesse élargi du fait des pénuries d’approvisionnement vaccinal et/ou  des ratés dans leur administration au public, contredisant ainsi les Protocoles des compagnies pharmaceutiques de production des vaccins; les avis quasi impressionnistes sur la durée de protection de la vaccination, surtout par rapport aux diverses tranches d’âge; la dernière «trouvaille» de panachage de vaccins différents pour les deux doses).
       D.- Le politique et la quadrature du cercle face à la pandémie : protéger la santé et la vie des populations, sans nuire à l’économie et aux équilibres sociétaux
        La pandémie a confirmé, cette fois-ci de façon éloquente, une certaine contorsion du dialogue démocratique, et par ricochet, une contestation sous-jacente de la logique du système représentatif  issu du suffrage universel, phénomène politique en crescendo depuis nombre d’années. En effet, les citoyens, en leur qualité à la fois de producteurs socioéconomiques et de consommateurs, affichent, de façon croissante, parfois au lendemain même de la fermeture des urnes et d’un mandat majoritaire de gouvernement, par le biais, notamment, des plateformes médiatiques, des réseaux sociaux et, surtout, des manifestations publiques, une ardoise de revendications segmentées et multiniveau (en l’occurrence, dans les champs de la sécurité, de la santé publique et du bien-être matériel et immatériel), qui remettent en question le menu législatif et réglementaire d’élus chargés de gouverner.
         Or, pareille conception de la vie démocratique, qui, dans certains États membres de l’Union, prend l’allure de nouvelle donne fondamentale de la vie publique, réduit, directement ou indirectement, implicitement ou explicitement, la liberté, l’autonomie et la capacité décisionnelle de gouvernants légitimement mandatés par le suffrage universel pour mettre en œuvre leurs politiques publiques à l’intérieur des limites temporelles de leur mandature, quitte, certes, à être jugés aux urnes de la prochaine élection. Il en découle un schéma de «dialogue» rapidement transformé en confrontation sociétale largement conflictuelle, entre, d’une part des citoyens-électeurs, qui  ne se privent  nullement de scruter, voire de contester, au jour le jour et «au coup par coup»(«piecemeal»), les politiques publiques et les mesures de leur actualisation sur le terrain sociétal, lorsque celles-ci leur paraissent contraires à leur intérêt individuel, «corporatif», associatif, régional-local et, d’autre part, des gouvernants, qui, inscrits dans cette logique politique, accentuée, aujourd’hui, dans la version déformante du populisme, appréhendent ces réactions de l’opinion publique et leurs éventuels prolongements de contestation active et de menace électorale et se montrent enclins à temporiser, à manipuler, à éviter, par des compromis et arbitrages d’expédients, ajustés aux échéances politiques et aux enjeux électoraux, des solutions qui s’imposent mais qui fâchent.
       C’est ainsi que, dans la tourmente sanitaire, socioéconomique et politique de la pandémie, les dirigeants, souvent poussés par la rationalité provisoire du moyen, voire du court  terme (selon les échéances électorales) et plongés dans la nébuleuse des intérêts controversés et entrechoqués, s’efforcent, tant bien que mal, à capter-décoder l’humeur populaire et ses répercutions systémiques, dans une posture d’équilibristes qui jonglent avec l’épineuse démarche de conciliation des intérêts individuels-sectoriels et de l’ impérative, mais, alors, ô combien ardue, articulation-agrégation des composantes d’un «bien commun» à sauvegarder et à promouvoir. Il en résulte la permanence de diatribes «gouvernants-gouvernés», dans un processus d’arythmies, d’incohérences, de palinodies, de rétroactions cycliques, de revirements, de manipulations de communication, d’accidents de parcours, de dégâts sociétaux, le tout dans une atmosphère sociétale  où on ne dit pas tout, on n’écoute pas tout, on ne comprend pas tout, mais on scrute, on calcule, on doute, on jauge, on revendique, on reçoit, on accorde et,  in fine, on renvoie les bilans définitifs et les pertes à une date ultérieure, dans l’attente, voire l’espoir de temps meilleurs, plus propices aux vraies solutions, si, certes, celles-ci existent et conviennent à toutes ces catégories d’interlocuteurs et de clivages et, surtout, à condition qu’il ne soit pas trop tard.
        E.- Et pour ne pas conclure 
        Notre démarche de réflexion, portant sur les interactions sociétales de la scène nationale des États membres de l’UE  en période de pandémie, est une radioscopie des temps présents et ne scrute pas leur trajectoire de prolongements futurs. En effet, tournée vers l’identification de certaines pathologies sociétales (fractures générationnelles, tissu socioéconomique fragmenté, replis sociétaux, déficits de solidarité horizontale et verticale (population, gouvernants), consensus elliptiques,  «bien commun» aux contours nébuleux), exacerbées par le fléau de coronavirus, notre analyse explore une étiologie de tendances lourdes de blocages systémiques qu’elle attribue, en majeure partie, aux profondes mutations de la quatrième révolution technoéconomique : ère du numérique; économie immatérielle et en compétitivité intensifiée; réseaux sociaux d’information fluide et d’un traitement déficitaire; constellations d’encadrement directionnel de la communication (par les GAFA(M) et les autres géants du numérique); société de consommation galopante; individualisme utilitaire ; intérêts particuliers, cloisonnés dans des appartenances infra-sociétales (famille, groupements professionnels et de travailleurs, formations associatives de production et de commerce etc.); résilience du court terme, couplée d’un anhistoricisme croissant, qui efface de la mémoire populaire les enseignements du passé (haut degré de résilience dans des périodes de grandes crises sociétales) ; «décrochage» politique du citoyen (abstention-éloignement de la sphère politique) et décote des dirigeants (érosion de la légitimité de l’autorité et du leadership du politique, souvent rabattu sur des formes de populisme et de manipulation électoraliste).
       In fine, et avant que le rideau ne retombe à l’entracte de cette tragédie, dont nous ne captons que le temps présent, souhaitons que le lecteur trouve, ici, le fil conducteur d’une pièce de l’absurde : la pandémie frappe toujours et sans horizon clair de dénouement ; Godot ou, à défaut,  Deus ex machina tarde à entrer en scène pour la catharsis; des humains chutent, des humains attendent, des humains se lassent, des humains  se divertissent, des humains  espèrent, des humains rêvent… , tous pris  dans des mutations sociétales qui s’installent sur le long terme.


                                         



                                       Chronique*
                                    du 5 février 2021
                                   Panayotis Soldatos
                 Professeur émérite de l’Université de Montréal
               Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam
                          à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3

       *Chronique parue, également, le 5 févier 2021,

sur le site web  de Paris   
  
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L’accord de commerce et de coopération entre l’UE et le R.-U. : la primauté, chez les Britanniques, du discours du vraisemblable sur l’analyse du réel
 
«Il n’y a pas de gagnant dans le Brexit. C’est perdant-perdant. C’est un affaiblissement que de se séparer»
(Michel Barnier, négociateur en chef pour l’UE)
 
1° Le référendum britannique du 23 juin 2016 a mis en branle un projet politique de retrait de l’Union qui n’était à l’origine qu’un expédient électoraliste aux racines démagogiques  et, comme tel, fut, dès le départ, intrinsèquement vicié dans ses prémisses de raisonnement et soumis, depuis, aux aléas d’une période de fluidité politique au Royaume-Uni, dont la gestion n’a eu d’égal que l’avalanche incontrôlable de postures cacophoniques, de décisions hâtives, de considérations d’opportunisme politique. Aussi, les architectes improvisés du Brexit, contentés d’une représentation vraisemblable mais  non véridique, d’un souverainisme ressuscité à opposer au processus intégratif européen, représentation qui rappelait les ombres, dans la caverne platonicienne, de réalités tronquées, font-ils, dès le début de cette année 2021, «cavalier seul» dans un monde globalisé peu sensible aux relents souverainistes et attelé, de façon irréversible, à l’érosion constante des frontières économiques des États.
       En effet, le Premier ministre David Cameron, bousculé par l’aile eurosceptique et europhobe de son parti, nostalgique d’une autre époque, bien que révolue, et après avoir, comme ses prédécesseurs, contribué à élargir le champ des accommodements obtenus à chaque phase d’avancées intégratives européennes, avec, notamment, ceux, encore que peu décisifs, accordés lors du Conseil européen des 18-19 février 2016, a jugé politiquement opportun (maintien de l’unité du Parti conservateur et de son gouvernement et sauvegarde de son  propre leadership) de prendre le risque de tenir sa promesse, réitérée dans la foulée de sa victoire électorale de mai 2015, pour  un référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union. En somme, encouragé quelque peu par lesdits accommodements et espérant, dans un esprit de diversion, apaiser-endiguer, de la sorte, la fronde des «brexiteers», contempla une réponse de maintien du pays dans l’Union, sous-estimant la capacité de mobilisation des souverainistes (notamment, de la formation  politique UKIP et de ses alliés dans le regroupement  Leave.EU) et comptant sur le vote des pro-européens du Parti conservateur, de la majorité du Parti travailliste, des Libéraux-Démocrates et de certaines forces politiques dans les quatre unités infra-étatiques constitutives du Royaume-Uni. Or, dans ce calcul politique, il a fait peu de cas de l’hypothèse selon laquelle les référendums sur des questions complexes sont d’une grande imprévisibilité de résultat, ceci d’autant plus qu’ils fournissent aux citoyens une occasion «quasi électorale» de désavouer des politiques et des leaders gouvernementaux en érosion de popularité (penser, notamment aux référendums sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe et leur verdict de rejet en France et aux Pays-Bas, lié, en partie au moins, à des considérations de politique interne).
       C’est ainsi qu’une coalition référendaire hétérogène, composée d’indépendantistes de conviction, de nostalgiques d’un passé de Grande Puissance, d’eurosceptiques et d’europhobes d’un rejet global ou sectoriel de l’Union (rejet alimenté, entre autres, par des divergences réelles de politiques, des carences d’efficacité d’une technocratie européenne opaque, des dysfonctionnements croissants d’une Europe socio-économiquement asymétrique et hétéroclite, de nouvelles admissions d’États d’un système dysfonctionnel), d’opposants politiques au Premier ministre et/ou à son parti, a pu, à la surprise de beaucoup, recueillir une majorité en faveur du retrait du Royaume-Uni de l’Union. Dans cette optique, la saga du Brexit, révélée imprévisible, cacophonique, truffée de contradictions, de procrastinations et de revirements, n’eut d’égal que l’ampleur de l’instabilité politique parue au sein de gouvernants et de gouvernés désemparés, désorientés, poussés vers un opportunisme de circonstances et  dans une vision tronquée de la réalité.
        2° À la lumière de ces prolégomènes, notre réflexion sera structurée autour de deux axes de présentation: celui de l’explication du Brexit, maintenant accompli, par la continuité historico-politique d’une politique du Royaume-Uni qui a toujours souhaité faire partie de la réalité européenne mais sans s’y fondre dans un schéma de «plus d’Europe», préférant, plutôt, y voir et y trouver un bassin de libre-échange qui n’affecte pas son autonomie institutionnelle-décisionnelle et sa liberté de choix de déploiement mondial, tout en lui permettant, par ailleurs, d’exercer une influence directionnelle de rééquilibrages perpétuels sur le destin du Vieux Continent, conformément à sa tradition mondialiste et à son alignement géostratégique sur son partenaire nord-américain, les États-Unis (I); celui de l’interprétation, certes, globalisante, de l’Accord de commerce et de coopération avec l’Union européenne (ci-après : accord post-Brexit), en vigueur depuis le 1er janvier de cette année, tant au niveau des motivations que sur le plan de son essence et  de ses retombées- prolongements dans la vie des partenaires.  À ce dernier propos, force nous est de penser que cet accord risque d’empêtrer les deux parties dans une relation complexifiée, car chargée de perspectives de différends économico-commerciaux chronophages et coûteux ainsi que de tiraillements intereuropéens et euratlantiques qui fragiliseraient le Vieux Continent dans sa quête d’identité et de positionnement géopolitique et géoéconomique gagnant  au sein d’un monde globalisé et de grandes puissances (II). 
       Et si, en théorie, le départ d’un important partenaire de l’Union (en l’occurrence du Royaume-Uni), réfractaire à «plus d’intégration», libère le système intégratif d’un obstructionnisme systématique, dans la réalité hétéroclite des Vingt-Sept, de surcroît en fuite en avant par un enchaînement d’élargissements (le prochain vers les Balkans occidentaux), il expose, en revanche, les deux parties aux imperfections d’une libéralisation commerciale ficelée dans la cacophonie et l’urgence de l’échéancier de Brexit et réduit la «force de frappe» économico-commerciale d’un marché unique ainsi amputé; d’où la judicieuse affirmation du négociateur en chef  pour l’Union, Michel Barnier, mise en exergue de notre texte, «Il n’y a pas de gagnant dans le Brexit. C’est perdant-perdant. C’est un affaiblissement que de se séparer». 
I.- Le Brexit, essai de retour illusoire à la souveraineté des frontières et  à une version refondue de la vision churchillienne de l’avenir de l’Europe continentale 
       1° De la volonté britannique de se distancier du processus d’intégration européenne d’après-guerre à la résignation de participation utilitaire et sélective aux CE et à l’UE : une constance d’ambivalence 
        a.- Dans le fameux discours de Zurich (1946), Churchill avait tracé les contours de la conception britannique de l’Europe de l’après-guerre, en affirmant : «Il nous faut créer la famille européenne en la dotant d’une structure régionale… et cette famille pourra alors s’appeler les États-Unis d’Europe…La Grande-Bretagne, la famille des peuples britanniques, la puissante Amérique...doivent être les amis et les soutiens de la nouvelle Europe». Il y «prescrivait», également, la finalité essentielle d’une union européenne, d’intérêt primordial pour son pays, soit celle de la pacification des relations intereuropéennes, police d’assurance contre les conflits de frontières et les tendances hégémoniques des puissances du Vieux Continent et facteur essentiel de stabilité mondiale et de sécurité-prospérité   euratlantique, le tout, certes, sous le regard attentif et l’arbitrage, autoproclamé dirions-nous, du Royaume-Uni, fidèle à la tradition historico-politique de l’Angleterre, celle de se poser en garant de l’équilibre de puissances en Europe, tout en évoluant dans le large des trois cercles «États-Unis, Commonwealth, Europe».
           Depuis, le rôle directionnel de la pensée de Jean Monnet et le succès économique de son paradigme des Communautés européennes(CE) ont conduit le Royaume-Uni à une progressive adaptation à la réalité du processus d’intégration européenne : d’abord, en se posant comme rival commercial, par l’échafaudage, en 1960, d’un schéma de coopération  sous son égide, l’Association européenne de libre-échange (AELE);  et, ensuite, devant la réussite du marché commun, en se résignant, en 1973,  à une adhésion  aux CE (à cet égard, Jean Monnet avait l’habitude de dire que «les Britanniques respectent les faits, mais non les hypothèses»). 
        b.- Cela dit, le Royaume-Uni, astreint à cette intégration «à reculons», a poursuivi, depuis, quatre   objectifs fondamentaux et intimement interreliés face aux CE et à l’Union : 
       i.- profiter de l’ouverture des marchés nationaux réalisée dans le marché commun et, ultérieurement, dans le marché unique de la CE/UE, en particulier de ses dimensions de libre circulation des marchandises, des services et des capitaux (demeurant toujours réservé, voire réfractaire à la libre circulation des personnes); 
       ii.- échapper, par des accommodements à certaines avancées intégratives du processus  d’intégration européenne (autour, notamment, de quatre moments  décisifs («Schwerpunkte») de «décrochage» soit : du  refus, dès les premières années de l’ère Thatcher et de son fameux «I want my money back», d’une solidarité budgétaire; de la ferme et durable volonté de ne pas  adhérer à la zone euro; des dérogations, entre autres dans les champs «liberté, sécurité et justice» et droits fondamentaux» (Charte); de la «répudiation», dans le but d’affaiblir-bloquer l’élan d’approfondissement de l’Union, de la  finalité processuelle de l’intégration européenne, contenue dans le traité et affirmant la résolution de «poursuivre le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe»);
       iii.- corrélativement, retarder, voire freiner la progression du marché unique vers son aboutissement logique, celui d’une union économique et monétaire complète (UEM), en demeurant en dehors de la zone euro et en poussant ainsi (certes, avec d’autres pays membres, d’une conception marchande de l’Europe), au moyen  d’élargissements successifs, hâtifs et laxistes, vers une vaste zone commerciale de partenaires asymétriques et hétéroclites, incapables de former une UEM viable et compétitive, antichambre de la fédéralisation de l’Union, voulue par les pères de l’Europe.
      iv.- assurer que la politique étrangère, de sécurité et de défense commune ne se réalise pas à l’enseigne de l’autonomie de la voix et des intérêts européens mais demeure inextricablement liée à celle de l’OTAN, organisation élargie au rythme de nouvelles admissions dans l’Union et demeurant ainsi, malgré la fin de l’ère des blocs et de la guerre froide, le creuset géopolitique et géostratégique d’un monde euratlantique.
        2° La préférence d’un Brexit  accompagné d’un accord d’accès au grand marché européen sans sa couverture législative et juridictionnelle
        L’accès au grand marché commun (à l’exception de la libre circulation des personnes), sans se soumettre, par ailleurs, à son cadre législatif et juridictionnel (Cour de Justice de l’UE), fut une cible prioritaire constante pour le Royaume-Uni, pays de tradition libre-échangiste, de grandes performances dans le domaine des services financiers, de grande dépendance commerciale (importations exportations) vis-à-vis  des 27 autres membres de l’Union : elle a sous-tendu la position britannique de négociation, bien qu’arythmique et cacophonique (gouvernement, parlement et principaux partis politiques écartelés), voulant «le beurre» (le grand marché de l’Union), «l’argent du beurre» (la possibilité de se soustraire du cadre juridico-institutionnel  européen de ce marché) et l’acquiescement des Vingt-Sept (selon le président du Conseil européen, Jean Michel, «Le Royaume-Uni veut avoir accès au marché unique, tout en ayant la possibilité de s'affranchir des règles quand cela lui convient.[Or] on ne peut pas avoir le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière !»).  
II.- L’accord de commerce et de coopération entre l’UE et le Royaume-Uni : une entente in extremis et a minima, chargée d’arrière-pensées britanniques et d’incertitudes européennes
       Le gouvernement britannique a présenté l’accord commercial et de coopération comme un retour à la souveraineté du pays et comme un renforcement de sa position de puissance économico-commerciale en Europe et dans le monde. Et pourtant, la réalité s’annonce différente, eu égard aux paramètres de l’accord et aux vulnérabilités  économico-commerciales qu’il comporte pour les deux parties. Aussi, et dans nos limites d’espace d’analyse,  tenterons-nous d’encapsuler l’essence de cette réalité fluide, différemment appréhendée outre-Manche.
       1° Le mythe d’un accord de «réappropriation» de la souveraineté britannique
       Force nous est de reconnaître que le discours britannique, pré- et post-Brexit, revendiquant-proclamant un retour à la souveraineté économique du pays, reflète une contorsion de la réalité du monde d’économie globalisée, pour nombre de raisons, dues, notamment : a) à l’ouverture-perméabilisation  des marchés nationaux par des accords internationaux de libéralisation (généraux ou sectoriels) des échanges et leurs encadrements juridico-institutionnels (globaux et régionaux), comme aussi, et,  dirions-nous, surtout,  par la transnationalisation des entreprises  et des flux boursiers-financiers (malgré les quelques sursauts arythmiques de souverainisme- protectionnisme, souvent à motivation politique, comme ceux du «trumpisme») ; b) à la perforation consécutive  des frontières nationales et la pénétration de  leurs espaces infra-étatiques – unités fédérées, régions, villes –, qui érode la capacité réelle des États et de leurs composantes publiques dans le champ de l’élaboration de politiques nationales efficaces (ils conservent le pouvoir constitutionnel de légiférer, mais ils se résignent souvent à l’apraxie de pragmatisme et, souvent, d’impuissance, conscients des limites de leur emprise décisionnelle réelle) ; c) à la globalisation de l’économie et l’exigence subséquente de taille économique critique des États qui les incitent à aller au-delà des accords classiques de libéralisation commerciale, vers des transferts et mises en commun de droits souverains et de compétences socio-économiques dans des systèmes politico-institutionnels supranationaux (Union européenne), précisément pour mieux maîtriser cette globalisation mondialisée-transnationalisée, reconnaissant que l’État nation est devenu «too small for the big problems in  life» (D. Bell). Aussi, dans cette optique, et contrairement au discours politique des «brexiteers», le transfert et la mise en commun de droits souverains britanniques vers l’Union, plutôt que d’être considérés comme un acte d’érosion de souveraineté, représentaient-ils un important gain, ayant permis au Royaume-Uni d’exercer son influence dans le plus vaste cadre de l’Union et d’étendre son espace économique vers la zone du marché unique, au profit de son déploiement européen et international plus large et plus déterminant.
     Que les Britanniques aient, alors, perdu leur pragmatisme proverbial, nous surprendrait énormément : ils se sont, l’avons-nous effleuré en préambule, plutôt pris dans l’engrenage des carences de leurs élites politiques (celles qui ont prévalu lors du référendum, celles qui ont mal géré les retombées politiques de cette consultation populaire et se sont, en route, enlisées dans les contradictions d’un discours politique de rattrapage précipité, «à chaud», comme l’a souligné, depuis, le jeu des «chaises musicales» et des changements de leaders à la tête du gouvernement britannique, du Parti conservateur et  du parti travailliste. 
       En somme, le gouvernement de Boris Johnson recourt, aujourd’hui, à l’idéologie souverainiste et à un discours politique d’expédient électoraliste, pourtant en dépérissement dans le champ de la vie économique des États, surtout de ceux qui, notamment en Europe, sans rang de grande puissance, demeurent  privés de toute autre option optimale, dans ce monde globalisé, que celle de la mise en commun de leur souveraineté dans l’Union, zone de proximité-parenté géopolitique, géoculturelle, géoéconomique et géostratégique : abandonner le réalisme de leur adhésion, en 1973, par le Brexit d’aujourd’hui, marque le retour, certes inavoué et/ou illusoire, à un passé révolu et à des  échafaudages obsolescents, sinon obsolètes. 
      2° Les fragilités d’un accord post-Brexit qui «déclasse» le Royaume-Uni, le ramenant au statut de pays tiers : un paradoxe en quête de logique 
       En introduction de cette partie de notre réflexion, il convient de préciser que notre présentation critique de l’Accord de commerce et de coopération économique entre le Royaume-Uni et l’Union européenne se limite à l’esquisse de son essence, de ses paramètres de libre-échange et de ses prolongements sur le terrain d’une interaction qui cantonne, désormais, le Royaume-Uni au statut de pays tiers face aux Vingt-Sept en Union intégrée. En revanche, certains autres aspects de cette coopération  économico-commerciale (dans les domaines, entre autres, de la pêche, du transport, de l’énergie etc.) ou, encore, le volet du partenariat pour la sécurité des citoyens (coopération policière et judiciaire en matière pénale et civile) ou le traitement particulier du cas de l’Irlande du Nord, aussi essentiels  soient-ils, ne rentrent pas dans notre débat sur les paramètres essentiels, les causes profondes et les motivations-finalités nationales, européennes, euratlantiques et mondiales de cette acceptation britannique d’une zone de libre-échange.
        a.- Un satisfecit britannique de façade
        Le satisfecit britannique à l’issue de la conclusion de l’accord post-Brexit, relève d’un discours politique de circonstances. En effet, il n’est pas étonnant que le gouvernement  de Boris Johnson, empêtré dans le sinueux processus du Brexit, dont, du reste, il s’est largement servi pour asseoir et consolider sa fortune politique, et se trouvant en posture critique face au déferlement intensifié de la pandémie, ait fait de la nécessité vertu pour s’enorgueillir du résultat et y voir, à ses dires, la reprise «bonifiée» du modèle de libéralisation des échanges entre le Canada et l’UE, l’ AECG/CETA. 
        Et pourtant, la comparaison tentée paraît peu judicieuse, voire trompeuse : le Canada, pays demandeur dans une quête de diversification de ses relations économico-commerciales, tournées, dans une lourde prédominance, vers les États-Unis, a eu de bonnes raisons de  se sentir satisfait des paramètres et du contenu de son Accord avec l’UE, compte tenu des limites de sa capacité d’influence lors des pourparlers, étant en situation de pays tiers et demandeur, avec un volume d’échanges commerciaux  plutôt restreints (en 2019, 8,4% des exportations canadiennes de biens vers l’Union et 10,8% de ses  importations) et un  rôle limité dans le domaine de la sécurité et de la défense euratlantique ; en revanche, le Royaume-Uni aurait pu faire preuve d’ambition de résultat largement supérieur, en tant que membre sortant influent, en quête de sauvegarde de son vaste acquis de relations économico-commerciales au sein de l’Union, acquis représentant près de la moitié de son commerce, désormais, «extérieur», au titre, également, de son influence et rôle stratégique pivot en matière de politique étrangère et  de défense européenne (politique du  reste écartée de l’accord avec l’Union européenne, pour laisser, certes, toute autonomie de choix au Royaume-Uni).
       b.-  L’essence de l’accord et ses paramètres de pays tiers        
       i.- Le souhait britannique d’accès à l’essentiel du marché commun (à l’exception de la libre circulation des personnes) sans se soumettre à l’acquis législatif et juridictionnel de l’Union, ne fut pas exaucé et ceci ne nous surprend point : l’acceptation d’un tel «arrangement  à la carte et à sens unique»  en faveur du Royaume-Uni irait à l’encontre des règles de libre et loyale concurrence et constituerait, par ailleurs, une amorce  de «détricotage» du marché unique, sans, du reste, ignorer la force des précédents (dans un éventuel «me-tooism» au sein des Vingt-Sept). Aussi, devant la fermeté des membres et institutions de l’Union, le Royaume-Uni s’est-il  résigné  à l’établissement d’un régime de libre-échange pour les marchandises, sans droits de douane et restrictions quantitatives, acceptant, par ailleurs, d’être traité comme un pays tiers (avec quelques perspectives d’accommodement particuliers, entre autres, dans le domaine de la libre prestation des services).
      Et si l’on s’attarde, quelque peu, sur cette libéralisation pour le commerce des marchandises (absence de droits de douane et de quotas), force nous est de constater que sa mise en œuvre révélera (les premières indications y sont déjà présentes) les possibles atteintes à la fluidité des échanges, par d’autres types de barrières connues des zones de libre-échange,  qui n’épargneront certainement pas le commerce extérieur du Royaume-Uni avec l’Union. En effet, les formalités de contrôle douanier (certificats, licences, tests, etc.), s’agissant, désormais, d’un pays tiers, soumis, par exemple, aux nécessaires certificats d’origine des produits ou de conformité sanitaire et phytosanitaire (notamment dans le domaine agroalimentaire), lorsqu’il y a absence d’ententes de reconnaissance mutuelle, ainsi que l’existence de taxations internes différenciées et d’autres frais (penser à la TVA, aux frais d’acheminement ou de transport, aux frais administratifs de certification etc.) affecteront la compétitivité des produits échangés et, de surcroît, leur  infligeront,  vu le grand volume du commerce concerné, des retards (surtout pour les produits à livraison «just in time»), avec des effets dissuasifs d’échange pour les entreprises et les consommateurs concernés dans les deux parties (certaines simplifications, toutefois, basées sur une éventuelle reconnaissance mutuelle d’opérateurs économiques agréés, pourraient faciliter, quelque peu, ces opérations douanières). 
      À cet égard, les premiers signes de malaise commercial se profilent déjà, ainsi que le soulignent les plaintes, surtout de petites entreprises britanniques, auprès de leurs institutions nationales (la presse commence à héberger régulièrement de telles plaintes), et l’encouragement consécutif des conseillers du  Department for International Trade (DIT) à envisager l’enregistrement de filiales auprès d’un pays membre de l’Union,  pour pouvoir ainsi opérer à l’intérieur du marché unique et bénéficier de ses règles et avantages de libéralisation accrue. 
       ii.- Au chapitre des règles assurant la libre et loyale concurrence, et même si l’acquis législatif de l’Union européen n’est, désormais, pas imposé au Royaume-Uni en matière de normes de standards à respecter (sociales, environnementales, sanitaires etc.), les Britanniques, selon le principe du «level playing field», ont dû accepter une clause de «non-régression» (éviter un «découplage» prononcé des normes) par rapport aux niveaux de l’acquis européen (communautaire) en vigueur en 2020. Pareille clause est accompagnée de mécanismes de contestation en cas de baisse des standards britanniques ainsi que d’une clause évolutive de «réévaluation» en cas d’augmentation future du niveau des normes européennes (de l’Union), ce qui ouvrirait, alors, un processus de consultation médiation- arbitrage, en vue d’un «rééquilibrage» à des niveaux équivalents du côté du Royaume-Uni, pour protéger, précisément, cette libre concurrence et éviter l’éventuel recours, permis par l’accord, à des mesures unilatérales de «rééquilibrage» ou de rétorsion, même intersectorielles (imposition de droits de douane, quotas etc.), provisoires ou définitives (après une non-conformité aux décisions des instances de règlement des différends), selon, certes, le principe de proportionnalité.  
       Quant aux  aides d’État, qui  relèvent, désormais,  des règles et institutions  de chacune des parties (d’une autorité indépendante, au Royaume-Uni), le principe de l’équivalence des conditions  d’octroi desdites aides, de part et d’autre de la Manche, demeure la soupape de sûreté pour éviter la concurrence déloyale et les politiques de dumping. En cas de contestation de la part d’une des parties, et après les possibles consultations-médiations, on prévoit, au niveau de l’accord, un mécanisme de saisine d’une autorité arbitrale pour le règlement du différend, ce qui n’exclut, certes, pas, en cas de non- respect de sa décision et de non-redressement de la situation de la partie lésée, le recours, selon la règle de réciprocité, aux mesures de rétorsion. Soulignons, à cet égard, que, conformément à la volonté britannique, l’autorité arbitrale demeure indépendante du système juridictionnel de l’Union (Cour de Justice) qui fut ainsi écarté.
       Notons, in fine, que cette approche de règlement des différends, ayant écarté le rôle de la Cour de Justice de l’UE, nous rappelle les incertitudes et les péripéties, chronophages et coûteuses, des démarches répétitives de «guérilla» de contestation commerciale  devant les  panels de groupes spéciaux et  les autorités arbitrales des  zones de libre-échange (penser, notamment, aux  accords de l’ALE et de l’ALENA, avec sa nouvelle mouture renégociée de l’ACEUM), ou, encore, devant l’OMC et son   mécanisme de règlement des différends,  avec tout l’impact négatif sur l’impérative stabilité- sécurité des échanges.
      iii.- Sur un autre plan, fort pertinent dans les processus de libéralisation des échanges, celui des services et  de leurs prestataires, l’accord post-Brexit leur fait peu de place, en termes de libéralisation spécifique (en dehors du fait qu’il va au-delà des provisions de l’Accord général sur le commerce et les services (AGCS/GATS) et qu’il s’inspire du  traitement général offert par les autres accords de libre-échange conclus entre l'UE et des pays tiers), et ceci malgré leur grand volume et portée dans les relations commerciales du  Royaume-Uni avec Union européenne. Aussi,  porte-t-il un sérieux préjudice aux Britanniques qui sont, désormais, privés du principe du pays d’origine, de la reconnaissance mutuelle ou du «passeportage» («passporting»), soit de l’accès automatique à l’espace économique de l’Union (besoin, depuis le Brexit, d’une opération d’établissement dans un pays membre, selon ses règles d’accueil). Ceci ne les empêche, toutefois, pas de contempler certaines opportunités d’ouverture de ce marché de services, présentes ou à négocier, et notamment ; l’espoir d’évaluation positive de la part de la Commission, en vue de certains  futurs octrois de cadres d’équivalence (par décision unilatérale, certes, de l’UE) à l’intention des prestataires britanniques de services, leur permettant d’opérer à l’échelle de l’Union ; l’invocation, aux limites pratiques, de l’obligation de non-discrimination pour les prestataires de services des deux parties  ou, encore, la clause prospective de la nation la plus favorisée ; l’éventualité (mécanisme prévu) de convenir, dans des cas bien précis et «au cas par cas», des modalités de reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles pour certaines professions, afin de faciliter leur prestation de services.
       Concernant, plus particulièrement, les services financiers, la situation paraît encore plus inconfortable, voire préoccupante pour les Britanniques et leur City, car ils ne sont pas placés à l’enseigne de la libéralisation : faute de «passeport financier paneuropéen»(UE) dans l’accord, reste la voie des autorisations révocables d’équivalence réglementaire, à obtenir après évaluation de la Commission, mais dans un processus chronophage, qui serait, par ailleurs, pratiqué par la UE avec parcimonie (pour un premier aperçu du sort réservé aux services financiers du Royaume-Uni, voir, B. SOUSI, «L’accord de commerce et de coopération entre l’UE et le RU», Banque-Notes Express, 27 décembre 2020). Dans l’attente d’équivalences réglementaires, la voie des dérogations de sursis est empruntée (penser, notamment, à l’autorisation temporaire accordée aux Chambres de compensation londoniennes).
        Il n’est, dès lors, pas étonnant de constater l’appétit de certains pays membres de l’Union (notamment, de la France, de l’Allemagne, des Pays-Bas) pour des transferts  d’institutions et d’activités financières  du Royaume-Uni vers le territoire de l’Union, avec quelques mouvements «migratoires» déjà manifestes mais demeurant, pour le moment, en-deçà du phénomène d’«exode», vu la posture actuelle d’expectative, qui scrute le degré d’ouverture de la Commission pour les équivalences réglementaires, et, surtout, le poids prédominent  du secteur de services financiers de la City dans le monde. 
 
       iv.- D’aucuns objecteraient à notre scepticisme critique du mécanisme plutôt «soft» de règlement des différends, dans l’accord post-Brexit, l’actuelle compatibilité  qualitative des normes techniques et de leurs balises réglementaires-législatives dans un État britannique de droit et de pratiques commerciales affinées au fil du temps. Or, et sans diverger sur une telle appréciation qualitative du système économico-commercial britannique, notamment de ses standards élevés et de son encadrement institutionnel (législatif, juridictionnel et administratif), force nous est de souligner le passé conflictuel du Royaume-Uni au sein de l’Union, préférant la réciprocité à la solidarité et l’autonomie à l’intégration, soucieux de la défense de l’intérêt national au détriment du «bien commun» européen, sans certes, oublier ses fréquents revirements, palinodies, postures erratiques durant la longue saga du Brexit, nous révélant les profondes dissensions au sein de ses élites dirigeantes (gouvernement, parlement, partis politiques), source d’acrimonies de dialogue et d’incertitudes de négociation. Ajoutons, à cet égard,  que le foisonnement et la permanence de conflits économico-commerciaux entre sociétés industrielles-technologiques avancées ne renvoient pas  tant aux dissymétries de standards mais, plutôt, au recours à des pratiques commerciales protectionnistes fort subtiles et d’un déficit de transparence, issues des pressions exacerbées d’une compétitivité accrue, telles que relayées par les acteurs publics et privés et perpétuées par les carences institutionnelles-décisionnelles des processus de règlement des différends. 
       3° Épilégomènes sur un avenir incertain 
       a.- Le pari britannique d’une autonomie de tremplin
        Du côté britannique, l’accord post-Brexit, l’avons-nous déjà souligné, renvoie  à l’enclavement de l’opinion publique et des forces politiques du pays dans une conception souverainiste, mythe du passé et réminiscence d’un monde géoéconomique, voire géopolitique, aujourd’hui, en obsolescence: à l’innovant paradigme de mise en commun de droits socio-économiques souverains que représente l’Union européenne, le gouvernement britannique, empêtré dans son volontarisme erratique et entêté dans sa promesse, ô combien obsolète, de réaliser le vœux populiste de rapatriement souverain du  contrôle de l’économie par le Brexit, offre à son peuple le retrait de l’union douanière et du marché unique et lui propose, en substitution, une zone de libre-échange, acceptée in extremis et a minima et présentée comme un «bon accord», tremplin porteur, de surcroît, pour un déploiement international à l’enseigne d’accords bilatéraux de libre-échange avec ceux qui, en Amérique du Nord (noter, toutefois, que, pour ce qui est des États-Unis, la nouvelle Secrétaire d’État au Trésor Janet Yellen rétorqua, tout récemment, que  «le président Biden ne signerait aucun nouvel accord de libre-échange avant que les États-Unis n’investissent massivement dans les travailleurs américains et les infrastructures») et en Asie (après les accords de libre-échange conclus avec le Japon et Singapour, le gouvernement britannique annonce, maintenant, son intention d’adhérer à l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste /PTGP), y trouveraient rationalité de partenariat. 
         b.- Le repli de l’Union vers le compromis de l’accord post-Brexit
        De son côté, l’Union européenne a, finalement, accepté ce compromis d’accord post-Brexit pour protéger une partie essentielle de son commerce avec le Royaume-Uni, tout en réalisant l’urgence de conclure ce long processus de pourparlers de procrastination britannique, qui suscitait des incertitudes politiques et socioéconomiques chez les Vingt-Sept et alourdissait son appareil institutionnel-décisionnel, empêtré qu’il était, et qu’il est toujours, dans une avalanche de défis à relever et notamment : la réponse à la crise sanitaire et aux affligeantes pertes humaines; la reconstruction socio-économique de l’Europe, suite à la grande crise provoquée par la pandémie ; la mise en œuvre réussie de son Pacte vert et  la réalisation de la  transition énergétique ; la maîtrise du numérique ; la cessation des  violations systématiques de l’État de droit par certains de ses membres ; la réponse ordonnée aux pressions des flux migratoires vers l’Europe ; le meilleur contrôle du  processus, mal engagé, d’élargissement vers les Balkans occidentaux ; la construction de son identité internationale, notamment en politique étrangère, de sécurité et de défense ; la gestion du dialogue tendu avec la Russie et la Turquie ; le meilleur encadrement et suivi de la complexe relation avec la Chine ; la reprise de l’épineux projet de partenariat économique transatlantique avec les États-Unis, dans un contexte, toutefois,  fragilisé par le protectionnisme américain, avant dans sa version «trumpiste», aujourd’hui dans celle du président Biden et du «Buy American Act», comme aussi par le maintien des règles américaines d’extraterritorialité. 
         Cela dit, il nous paraît, également, important de nous interroger ici sur la grande résilience dont a fait preuve la CE et, par la suite, l’UE vis-à-vis du Royaume-Uni, depuis son adhésion de 1973 et jusqu’à son retrait, période jalonnée,  pourtant, d’un obstructionnisme britannique, ainsi que sur la remarquable patience et volonté de nouveaux liens des Vingt-Sept dans la phase du Brexit et de la négociation de l’accord post-Brexit. À cet égard, deux principales explications émergent : i) puissance nucléaire et membre actif de l’Alliance atlantique, fortement intéressé à une coopération européenne en matière de politique étrangère, de sécurité et de défense, mais toujours «à la carte» et avec une orientation euratlantique, le Royaume-Uni a pu compter sur l’appui des «atlantistes» de l’Europe (en particulier, de l’Allemagne, des Pays-Bas et de plusieurs pays du Centre et de l’Est européens), qui appréciaient son ouverture à des coopérations ponctuelles intereuropéennes dans ce domaine de «high politics», à condition, certes, qu’elles ne conduisent pas à un affranchissement de l’OTAN; ii) par ailleurs, vu son attrait pour un grand marché fortement libéralisé, il a su se rapprocher des pays du Nord-Ouest européen (par exemple : de l’Allemagne, dont l’économie dépend toujours de la viabilité d’un grand marché européen ; des Pays-Bas, d’une tradition marchande et d’une approche économico-commerciale d’orientation néolibérale, proche de celle des Britanniques, avec plus de libéralisation et moins de réglementation ; de l’ Irlande, aux exportations élevées vers le Royaume-Uni et aux autres liens étroits, surtout en matière bancaire-financière), pays conscients de l’important dynamisme et apport commercial des Britanniques et, progressivement, de leur approche néo-libérale faisant, notamment, contrepoids aux revendications des États du Sud européen, aux  économies fragiles  et aux carences de discipline macroéconomique. On comprendra, dès lors, pourquoi, durant la saga du Brexit, les dirigeants de plusieurs  pays membres (l’Allemagne en tête, malgré les liens de couple franco-allemand) et ceux  des institutions et de l’appareil bureaucratique de l’Union ont nourri, jusqu’au bout, l’espoir d’un abandon de la demande britannique de retrait, «joué les  prolongations» lors des pourparlers de retrait et, in fine, assoupli leur position dans la phase finale des négociations de l’accord post-Brexit, en renonçant, notamment, à l’idée de lier la libéralisation des échanges avec le Royaume-Uni  à sa  stricte soumission à l’acquis législatif européen et au cadre juridictionnel de l’Union (CJUE) pour le règlement des différends. 
        c.- La longue route du post-Brexit 
        Au seuil  d’une conclusion de cette démarche de réflexion sur un accord marqué par une longue et épineuse procédure de séparation, compliquée par la fluidité, les incertitudes et les divisions politiques observées outre-Manche, un regard songeur vers l’horizon du moyen et du long terme nous paraîtrait de mise. En effet, le Royaume-Uni saura-t-il surmonter les faiblesses intrinsèques de l’accord post-Brexit (auxquelles il a, du reste, contribué) et les intempéries de son environnement politique pour garder sa population, elle-même bousculée, dubitative et ambivalente, près des rives du Vieux Continent, qui lui a assuré, jusqu’à présent, par le biais de l’Union, des liens d’interdépendance rentable ou prendra-t-il le grand large (Amérique du Nord, Asie) pour y chercher de nouveaux marchés, d’importants ancrages de contrepoids à l’UE, des capacités de rôles d’arbitrage dans les affaires européennes? La réponse viendrait, certes, du dialogue sociétal au sein du Royaume-Uni et avec ses partenaires d’autres continents ; mais elle serait, également, déterminée par la rentabilité socioéconomique et le degré de consensus et d’osmose des partenaires (élites et populations)  au sein de l’accord de commerce et de coopération ainsi par la capacité de l’Union de réussir sa propre refondation, pour sa restructuration et prospérité économique et pour sa progression vers «plus d’Europe».
       In fine, ayant ainsi formulé quelques interrogations et paramètres d’évolution de la «question britannique», d’une part, de la marche européenne, d’autre part, limitons-nous à l’optimiste souhait que l’avenir de l’accord post-Brexit épargne à l’Union l’absurde perspective d’un Sisyphe européen fragilisé et  en mal de stabilisation de son rocher au sommet d’un Continent à unifier. 

 
                            Chronique* du 14 décembre 2020
                                                 par
                                   Panayotis Soldatos
                 Professeur émérite de l’Université de Montréal
               Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam
                          à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3
       *Chronique parue, également, le 14 décembre 2020, sur le site web  de Paris   

  www.fenetreeurope.com  

  au lien
 
https://www.fenetreeurope.com/index.php/opinions/1335-l-irresistible-marche-de-l-union-europeenne-vers-l-elargissement-sans-fin-erreurs-de-rythme-et-d-evaluation-et-fragilisation-du-processus-d-unification-de-l-europe

   

L’irrésistible marche de l’Union européenne vers l’élargissement sans fin: erreurs de rythme et d’évaluation et fragilisation du processus d’unification de l’Europe

 
«Plusieurs des leaders politiques des États de l’Union européenne ajoutent à la confusion, en prenant position pour une adhésion rapide, ignorant les différences de situation des pays candidats… et fermant les yeux sur les réformes importantes à accomplir pour mettre en état de fonctionner le nouveau dispositif» (Valéry Giscard d’Estaing, Europa : la dernière chance de l’Europe, 2014,  p. 85).
 
       Dans la foulée de nos études sur l’élargissement de l’Union, il nous paraît de portée sociétale de «revisiter», aujourd’hui, cette problématique, eu égard aux ratés du passé et, surtout, au recours, «à marche forcée», à un nouveau processus d’admission, cette fois-ci des Balkans occidentaux (voir, entre autres, la Communication de la Commission du 6 octobre 2020 «sur la politique d' élargissement de l'UE»).
 
       1° Il est interpellant, voire déconcertant de constater que, dans la plupart des cas d’admission de nouveaux membres, on n’ait pas toujours su respecter les critères d’adhésion, pourtant  présents à l’esprit du constituant et consignés-précisés, de façon évolutive, dans les traités et diverses déclarations successives des institutions européennes. Car, en effet, mû par des considérations géopolitiques d’orientation euratlantique et/ou, selon le cas, par des visées mercantiles d’un grand marché, on s’est lancé, dans chaque décennie (depuis celle des années 1970), vers des élargissements hâtifs et laxistes, concomitants à une incurie d’approfondissement politico-institutionnel des CE et, par la suite, de l’UE, qui ont érodé le degré de convergence politique et socioéconomique du «noyau dur» initial (Europe des Six) et dilué son patrimoine de compatibilités-complémentarités intégratives (communauté de valeurs des populations et des élites dirigeantes; symétrie de développement et convergence des structures  socioéconomiques; vision commune et solidaire d’une politique étrangère de l’Europe face au reste du monde). Qui plus est, les enseignements d’une telle trajectoire perturbée du processus de construction européenne demeurent toujours sous-estimés, voire, souvent, ignorés, alors qu’ils expliquent les phénomènes désintégratifs, aujourd’hui, observés, soit : l’incapacité de révision profonde des traités; les structures socioéconomiques hétéroclites de l’Union et le degré insuffisant de convergence; les violations de l’État de droit; les cacophonies dans le domaine des affaires étrangères et de la politique de sécurité et de défense commune et autonome; les paralysies en matière d’immigration et d’asile. 
 
       Et pourtant, le maintien d’un nombre de pays candidats à l’admission dans des phases transitoires-préparatoires plus longues, sorte d’antichambre de l’adhésion, nous paraîtrait plus judicieux, dans l’intérêt des deux parties : nous pensons, notamment, à l’amélioration de la mouture des accords de coopération, de stabilisation, d’association déjà conclus avec certains de ces pays, suivis, ultérieurement et si nécessaire, d’une adhésion à l’Espace économique européen/EEE ou à d’autres schémas intégratifs ad hoc, s’inspirant de la formule de l’ancien président de la Commission européenne  Romano Prodi,  «tout partager avec l'Union, excepté ses institutions». On y chercherait ainsi  le temps de leur mise à niveau, en termes de convergence politique et socioéconomique ainsi que de l’accomplissement, parallèle, par les pays déjà membres, des nécessaires réformes-révisions institutionnelles et de politiques communes («approfondir avant d’élargir» fut une  règle de rationalité intégrative, malheureusement écartée au profit de cette fuite en avant par l’élargissement). Une telle maîtrise et rationalisation du processus d’élargissement épargneraient à l’Union les paralysies d’aujourd’hui, porteuses de risques de dilution systémique, et offriraient aux nouveaux États membres, sur le long terme, un accueil  dans «plus d’Europe».
 
       Notons qu’une réticence à encourager la deuxième génération d’élargissements hâtifs, vers le Centre et l’Est européens, fut présente en France, dès la fin des années 1990 (abandonnée, toutefois, eu égard à la volonté, surtout, des Britanniques et des Allemands) et, plus récemment, réitérée face à l’engouement des institutions européennes et des autres États membres pour une  admission des Balkans  occidentaux (position française assouplie, depuis, afin d’accommoder le partenaire allemand, y étant très favorable). La raison de cette approche française de ralentissement du rythme des élargissements, souvent évoquée par le président Macron, est double et mérite d’être mentionnée ici, dans le cadre de notre problématique : il s’agit, toujours, de maîtriser la taille de l’Union, qui, déjà à Vingt-huit et, aujourd’hui, à Vingt-Sept,  a du mal à trouver un consensus sur les grands défis de l’heure, et de gagner, par ailleurs, du temps précieux  pour réaliser son approfondissement  de refondation.
 
        2° À la lumière de ce préambule d’énoncé-orientation  de notre problématique et démarche, nous nous proposons d’illustrer notre propos, dans un souci d’argumentation critique, par une réflexion à deux volets : le rappel de la mise en œuvre empirique d’une grille de critères d’admission (appelés de recevabilité ou d’éligibilité) de nouveaux États membres, confrontée à l’impératif d’une première génération d’élargissements de la «petite Europe» mais partiellement suivie face à certaines candidatures prématurées ou d’une euro-allégeance déficitaire (I); l’exposé critique de l’étonnante et croissante dérive d’une deuxième génération d’élargissements,  mue par  la fin, certes, historique, de la division Est-Ouest du Continent et la logique d’«union sans cesse plus étroite des peuples européens»  mais découplée de la rationalité des critères établis d’éligibilité-intégrabilité, par des admissions de pays au tissu politique et socioéconomique déficitaire et dissymétrique eu égard aux impératifs de l’intégration européenne(II). Notons que cette catégorisation des élargissements en deux générations n’est pas uniquement d’ordre chronologique mais, également et surtout, d’essence qualitative : la première génération comporte des adhésions de pays de l’aire occidentale de l’Europe (avec, toutefois, la Grèce géographiquement, plutôt, décalée), en nombre limité à chaque élargissement et d’une compatibilité-complémentarité systémique, bien que, parfois, relative; la deuxième correspond à une admission massive de 12 pays du Centre, de l’Est et du Sud européens  (mais en deux temps : les 10 en 2004 et  les 2 autres en 2007, tandis que l’adhésion de la Croatie, en 2013, correspond à une nouvelle décision d’élargissement), dont la dissymétrie et l’hétérogénéité systémique, par rapport à l’Europe des Quinze, furent  très prononcées.
        Enfin, dans cette optique de réflexion-analyse, l’actuelle cacophonie-paralysie européenne trouvera une importante part de ses sources explicatives dans ce processus de quarante ans d’élargissements, jalonnés d’erreurs, à la fois de rythme et d’évaluation.
       I.- Le régime d’admission de nouveaux États membres à l’épreuve d’une première génération d’élargissements : élan d’intégration et choix controversés
       1°  L’établissement des Communautés européennes de la «petite Europe des Six» des années 1950 fut la première phase d’actualisation du projet d’unification du Continent : on  compta, alors,  sur ceux des pays de l’Europe occidentale qui affichaient la volonté d’engagement européen supranational, autour du «couple» franco-allemand, et présentaient un degré quasi optimal de convergence politique, socioéconomique et culturelle (avec, sur le plan socioéconomique, une exception régionale, celle de l’Italie du Sud).
        En effet, conformément à l’approche pragmatique du projet d’unification de Jean Monnet, les Six  se dotèrent d’une ossature juridico-institutionnelle aux traits de «supranationalité en marche» (Commission et ses pouvoirs; approche  décisionnelle suivant la méthode Jean Monnet; fédéralisme juridique) ainsi que d’une dynamique systémique d’enchaînements socioéconomiques (fonctionnels et structurels) vers «plus d’Europe». Il s’agissait, de la sorte, de la création d’une communauté d’intégration régionale internationale  aux frontières géographiques européennes, composée d’États démocratiques, aux économies de marché et de symétrie de développement,  aux  racines culturelles-civilisationnelles  communes; quant à son développement vers sa forme ultime, en termes de matières intégrées et de pays impliqués, on l’inscrivit,  par son impératif de finalité d’unification de l’Europe, dans un processus évolutif, doté d’une logique d’engrenage fonctionnel de tâches et de secteurs d’activité, et,  par nécessité, dans un pragmatisme «étapiste» de constellation initiale «sous-régionale», celle de la «petite Europe des Six» (eu égard à la présence des régimes dictatoriaux de la péninsule ibérique et aux asymétries de développement ainsi qu’ à la fracture Est-Ouest du Continent). Aussi, les Communautés européennes des années 1950 étaient-elles appelées à évoluer vers des phases supérieures d’intégration sociétale (socioéconomique et politique) et vers l’adhésion de nouveaux États «euro-compatibles», à l’aide d’un régime de critères et de procédure d’élargissement, sans cesse affiné au gré de nouvelles candidatures et «calqué»  sur la sauvegarde et l’enrichissement de l’acquis européen initial, comportant des similitudes-compatibilités politiques, des convergences-symétries socioéconomiques et  des valeurs sociétales communes.
        En  accord avec cette vision de l’avenir européen commun et cette logique intégrative d’ordre évolutif et à l’esprit d’ouverture, les traités insistèrent sur la nécessaire qualité d’État européen des candidats à l’admission, qualité que les Six se sont, par la suite, attelés à décliner, dans un «échafaudage» pragmatique, à ses quatre composantes, érigées en critères d’éligibilité (ou de recevabilité) : État démocratique, d’économie de marché, de patrimoine culturel commun, d’appartenance géographique européenne. Par ailleurs, le contrôle de l’éligibilité des candidats, à la lumière de cette grille, fut confié, par les traités,  aux institutions européennes : examen de la candidature par la Commission pour avis (à la lumière desdits critères); décision du Conseil à l’unanimité (aujourd’hui, après approbation du Parlement européen à la majorité des membres qui le composent),  ouvrant, alors,  la voie de la prochaine étape, celle des négociations des États membres et de l’État demandeur sur les conditions d’admission et les adaptations aux traités.
       2° Cela dit, force nous est de constater que ce régime de conditionnalités et de procédure, ainsi échafaudé, a connu, lors de la première génération de quatre élargissements, une application  plutôt laxiste, pour déboucher, lors de la deuxième génération de trois  élargissements, le verrons-nous (infra, rubrique II), à  une mise en œuvre erratique, nettement éloignée de l’incontestable rationalité de ce schéma, avec pour résultat la fragilisation systémique (interne) et l’éclipse actuelle de l’Union d’un nombre important de champs d’action internationale. En effet, dès les premiers élargissements, des considérations historico-politiques et des finalités géopolitiques ont affaibli le degré de compatibilité intégrative des membres initiaux, ralenti le rythme de progression de la construction européenne et semé le doute sur ses chances d’évolution au-delà du «grand marché», soit  vers l’Europe politique.
        a.- C’est avec cette approche d’admission que l’on a procédé au premier élargissement (1973) vers trois pays, soit : le Danemark, pays euro-compatible selon les critères d’éligibilité; l’Irlande, qui, sans  présenter un développement économique convergent avec celui des deux autres candidats, répondait aux autres critères d’éligibilité (déjà, au sein des Six, le cas de l’Italie, avec un Sud peu développé, fournissait, à ce niveau, un argument d’exception pour l’Irlande) ; le Royaume-Uni, pays d’un déficit d’euro-compatibilité,  au passé eurosceptique, voire europhobe, si l’on tient compte de son hostilité initiale au processus de création des Communautés européennes ainsi que de son effort systématique de les contrecarrer par l’établissement, espéré concurrent, de l’AELE.
         Pour ne retenir, ici, que le cas du  Royaume-Uni, dans notre réflexion sur l’application laxiste de la grille d’éligibilité d’admission aux CE, nous constatons une euro-compatibilité limitée et, par certains aspects, plus formelle que réelle. En effet, ce pays était, effectivement, selon les critères précités, un État géographiquement européen, démocratique, d’une économie convergente et d’une parenté culturelle. En revanche, si l’on examinait  la causalité de son passé eurosceptique, voire europhobe, on serait moins convaincu de son euro-compatibilité, vu notamment : certaines de ses orientations et pratiques de politique interne (par exemple dans le domaine agricole) ou de politique internationale (pays libre-échangiste, atlantiste, aux relations privilégiées avec les États-Unis, mondialiste, plutôt que «continentaliste» européen (ancrage dans trois cercles concentriques : Europe, États-Unis, Commonwealth); conception d’une Europe intergouvernementale plutôt que supranationale, limitée à l’ouverture des marchés, sans prolongements substantiels d’union économique et monétaire et sans la finalité d’«une union sans cesse plus grande des peuples européens», voire d’une union politique. À  cet égard, si ce régime initial d’éligibilité était déjà complété, du temps de l’adhésion britannique, par les  conditionnalités de la Déclaration de Copenhague (voir infra, II, 1°), ajoutées vingt ans plus tard (en 1993), dont deux exigeaient que le pays candidat ait  la «capacité  à souscrire aux objectifs» de l’Union (objectifs d’«union politique, économique et monétaire») et que, par ailleurs, on soit en présence d’une « capacité [de l’Union]… à assimiler de nouveaux membres, tout en maintenant l’élan de l’intégration européenne [...], [dans] l’intérêt général aussi bien de l’Union que des pays candidats», on aurait pu (mais pas nécessairement voulu) épargner aux CE et à l’UE ce long chapitre britannique d’infructueuse cohabitation de membre et de «détricotage» intégratif; mais, dirions-nous, le destin de Brexit (après une longue liste de dérogations à chaque réforme d’approfondissement des traités) était écrit d’avance, ne laissant, aujourd’hui, à l’Union que le temps perdu.
       b.-  Après ce premier élargissement,  les CE se sont livrées à une autre entorse à la rationalité de convergence-compatibilité du régime d’admission (rationalité politique et socioéconomique) et ont procédé à deux autres élargissements, soit : à l’admission de la Grèce (2ème élargissement, de 1981), malgré les fortes réticences de la Commission et du gouvernement allemand, pour manque de convergence économique, surmontées, in fine, sous la pression du président Valéry Giscard d’Estaing  et le ralliement  du chancelier Helmut Schmidt (ce qui nous ramène aux limites de rigueur dans le contrôle de l’éligibilité des candidats); à celle de l’Espagne et du Portugal, en 1986 (le 3ème élargissement). En effet, ces trois pays ne répondaient que très partiellement à la grille d’éligibilité mentionnée : la Grèce (pays déjà d’un statut d’association, depuis 1961), l’Espagne et le Portugal avaient, certes, des  économies de marché, mais peu convergentes avec celles des pays des  CE, vu leur  niveau, encore bas, de développement et de compétitivité ; par ailleurs, l’Espagne et le Portugal (et, dans une moindre mesure, la Grèce, après sa sortie de la parenthèse d’une «dictature des colonels» des années 1967-1974), avaient encore  besoin de consolidation de leur régime démocratique, vu leur  longue vie sous la chape de plomb de la dictature qui laissait d’importants foyers de fragilité politique. Dans ce contexte, on aurait pu garder ces trois pays dans l’antichambre de l’élargissement (cette antichambre contient, entre autres, des accords d’assistance et de coopération, des accords bilatéraux de libéralisation sectorielle, des régimes d’association et divers autres types de stabilisation et de développement, instruments «étapistes» de pré-adhésion). Cela dit, la volonté des CE de fournir à ces pays un  rempart, surtout politique (on a souvent parlé, à cet égard, d’une adhésion de «police d’assurance»),  pour la protection-consolidation de leur régime démocratique et, dans la foulée, de leur  marche continue et sans perturbations politiques vers le  développement socioéconomique accéléré, légitima  la contorsion des critères d’éligibilité, dans un acte d’admission  éminemment politique.
      c.- Le 4ème et dernier élargissement de cette première génération  fut celui vers l’Autriche, la Finlande et la Suède (1995): pays démocratiques occidentaux, d’une expérience de libéralisation dans le cadre de l’AELE et de l’EEE et en importante progression de modernisation économique, ont permis au processus d’intégration européenne d’occuper, désormais, l’essentiel de l’espace de cette «Europe occidentale» (étendu, ultérieurement, à Chypre et à Malte), tandis que l’Islande et la Norvège choisirent de demeurer en dehors de l’UE ---le cas de la Suisse demeurant particulier par ses accords bilatéraux avec l’UE). Leur démarche d’adhésion est marquée par leur volonté de considérer, désormais,  leurs approches de neutralité compatibles avec le processus d’intégration européenne, acceptant les objectifs de l’intégration politique  ainsi que ceux d’ une intégration économique et monétaire (comme le précisait  la déclaration de Copenhague de 1993, adoptée durant les négociations d’admission de ces trois États, bien que tournée, surtout, vers les pays du Centre et de l’Est européens, et exigeant la «capacité du pays candidat à souscrire aux objectifs de l’union politique, économique et monétaire»). Cela dit, la présence de ces trois États au sein de l’Union rendait, dans l’horizon du  long terme,  plus laborieux le processus d’une plus grande intégration dans les domaines de la politique étrangère, de la sécurité et de la défense, voire de la fédéralisation du système européen.
        3° En conclusion d’étape, force nous est de constater que ces élargissements de première génération, qui dérogent, avec une ampleur  multidimensionnelle pour le cas du  Royaume-Uni et dans  un degré plus limité pour les cas de l’Espagne, de la Grèce et du Portugal, à la stricte conditionnalité d’admission dans les CE,  laissèrent à l’Union des séquelles de fragilité fonctionnelle et structurelle dans divers pans d’intégration :  la posture de «détricotage»  adoptée par le Royaume-Uni par sa vision d’une Union «à la carte» et son erratique processus de Brexit, d’une part, les hésitations et insuffisances des trois pays du Sud européen (plus prononcées dans le cas de la Grèce) dans leur marche vers la convergence socioéconomique et la rigueur macroéconomique (surtout durant et depuis la crise économique des années 2008 et suivantes, dans une  fracture Nord-Sud), ralentirent le déploiement compétitif de l’Union, pendant que d’autres grandes puissances n’ont cessé leur ascension dans la sphère de l’économie globalisée.
       II. La deuxième génération d’élargissements vers l’Europe du Centre, de l’Est et du Sud européens et son irrésistible marche vers une prochaine admission des Balkans occidentaux : des   pressions géostratégiques et des considérations de «grand marché» qui fragilisent une Union toujours en crise et en mal de réforme de refondation
        1° La fin du bloc communiste et le changement consécutif de régime dans les pays du Centre et de l’Est européens ont, sur le plan idéologique et géostratégique, «décloisonné» le Continent et nourri l’espoir de son unification. Aussi, tout naturellement, l’Union a-t-elle ressenti l’impératif besoin d’une réponse inclusive à cette partie du Continent, réponse qu’elle a, toutefois, vite orientée, dans la précipitation, vers une admission de ces pays, plutôt de suivre une prudente méthode «étapiste» d’intégration  progressive et différenciée (selon le pays), par  leur maintien, à court et moyen terme, dans des régimes d’association (voire d’EEE), antichambre d’une admission aux contours temporels du long terme. Quant aux pays du Sud,  inclus dans cet élargissement (Chypre et Malte), la même prudence «étapiste» serait de mise, bien que, s’agissant de fort petits États insulaires et d’une longue appartenance au monde occidental, la maîtrise de leurs fragilités (politico-économiques), après leur adhésion, ait pu paraître  beaucoup moins problématique que celle des pays issus du bloc communiste.
       En effet, dans le contexte de ce grand élargissement, force nous est d’affirmer, ici, que  tout examen rationnel des candidatures des pays du Centre et de l’Est européens aurait dû conduire les Quinze vers le constat de leur inéligibilité, si l’on tenait rigoureusement compte des critères de recevabilité que la pratique européenne des admissions avait établis et que, justement, le Conseil européen de Copenhague, par sa Déclaration de 1993, avait resserrés, affinés, étoffés et complétés, dans son souci de considérer autant les réalités et besoins des États candidats que, pour la première fois (vu le grand nombre et les fragilités de cette cohorte de pays), la capacité de l’Union (elle-même soucieuse de protection et d’approfondissement de son édifice intégratif)  de les accueillir par voie d’admission.
        À cet égard, la Déclaration de Copenhague a, tout d’abord, précisé deux volets de la grille de critères d’éligibilité, jadis basée sur une exégèse du concept «État européen» et la pratique d’admission y greffée : elle a fourni une conceptualisation plus rigoureuse de la notion d’État démocratique, exigeant des «institutions stables, garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l’homme, le respect des minorités et leur protection»; elle a ajouté, sur le plan économique, à la condition d’État d’une économie libérale, développée et symétrique-convergente avec celle des autres membres, l’exigence d’un marché stable, viable et «capable de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l’intérieur de l’Union». Ensuite, soucieuse de protéger l’évolution vers une Union plus approfondie,  la Déclaration a mentionné deux autres conditions: a) le prérequis d’un consensus en termes d’approfondissement intégratif,  qui appelait l’engagement et la  «capacité du pays candidat à souscrire aux objectifs de l’union politique, économique et monétaire»; b) la «capacité [de l’Union]… à assimiler de nouveaux membres, tout en maintenant l’élan de l’intégration européenne [...], [dans] l’intérêt général aussi bien de l’Union que des pays candidats», ce qui permettait, en l’occurrence,  de considérer l’option de l’«approfondissement avant l’élargissement».
 
       Soulignons aussi, dans ce processus d’affinement des conditions d’éligibilité, la précision apportée, plus tard, par le traité, qui a pu confirmer et élargir la condition de compatibilité juridique et socioculturelle comme critère d’éligibilité, grâce à un renvoi explicite à la conformité de l’État avec l’ensemble des valeurs communes de l’Union (article 49 TUE, qui renvoie aux valeurs de l’article 2 TUE). 
       2° À  la lecture de cette conditionnalité affinée-élargie de la Déclaration de Copenhague, placée, de surcroît, dans la perspective d’une réponse réaliste et constructive aux aspirations de pays récemment, affranchis de la domination soviétique et aux regards tournés vers la «Maison de l’Europe», on s’attendrait à sa sérieuse prise en considération lors du processus d’examen des demandes d’adhésion du Centre et de l’Est européens. Ceci d’autant plus que les auteurs de la  Déclaration avaient  eu la lucidité d’anticiper par une sérieuse prise en compte, dans sa conditionnalité de critères d’éligibilité  et par un «effet miroir»,  des insuffisances et fragilités systémiques de ces candidats, soit : du  besoin de profond assainissement de leurs systèmes politiques et de long apprentissage de l’État de droit, vu la présence d’élites politiques, parfois, issues de l’«ancien régime» et précipitamment «recyclées-réinventées» dans un parlementarisme occidental récemment implanté, l’instabilité gouvernementale et le déficit démocratique des institutions publiques ; de l’insuffisant, encore, niveau de développement économique, en quête de stabilité et d’apport de facteurs de production (notamment, d’investissements); de la nécessité  d’une  longue mise à l’épreuve du  fonctionnement du nouveau système économique libéral, adopté après des décennies d’économie dirigiste, en vue de tester sa stabilité-viabilité-compétitivité; de la grande fragilité du filet social, en quête de nouvelles politiques de protection contre les fractures d’une libéralisation sans frontières; de la difficulté de l’Union, elle-même, vu le nombre de pays candidats et leurs sérieuses faiblesses systémiques,  d’«assimiler de nouveaux membres, tout en maintenant l’élan de l’intégration européenne».
      Mais, ô surprise, lors du traitement des demandes d’admission de ces pays, l’Union a cédé à un laxisme d’examen des critères de Copenhague, pourtant adoptés, pouvons-nous le répéter, à la lumière de cette mouvance vers la Grande Europe de l’après-guerre  froide. Les raisons de cet engouement et de cette précipitation laxiste vers un grand élargissement sont multiples, à résumer, ici, à l’essentiel, qui comporte : des arguments d’ordre géopolitique et géostratégique, avancés par le grand allié outre-Atlantique, secondé par le Royaume-Uni et de nombreux  autres membres de l’Alliance atlantique, et s’exprimant par cette volonté d’assurer le maintien de ces pays dans le camp européen d’États démocratiques et d’économies libérales, avec aussi un «couplage» planifié et quasi concomitant d’adhésions à l’OTAN; un vif intérêt, présent au sein de pays membres du Nord-Ouest européen, pour  un plus vaste espace de circulation des flux commerciaux et des investissements  et un «hinterland» géoéconomique à l’Est (bassin de main-d’œuvre, aires de  dumping social etc.).
         Ce faisant, toutefois, l’Union, bousculée de la sorte, a creusé profondément son déficit de convergence sociétale, qui perdure encore aujourd’hui, avec notamment : la présence au sein des pays  du Centre et de l’Est européens de phénomènes d’autoritarisme et de violations de l’État de droit; l’apparition de blocages institutionnels de la part de certains de ces nouveaux membres (par exemple : veto (levé in extremis, le 9 décembre 2020) de la Hongrie et de la Pologne à un mécanisme de contrôle plus efficace du respect  de l’État de droit et de sanctions consécutives pouvant priver les pays incriminés de ressources budgétaires régulières et de financements ad hoc; veto sur des quotas d’immigration; blocages sur une refonte  du droit d’asile); leur piètre performance dans le domaine de la transparence, avec une corruption galopante, selon des institutions et organismes internationaux spécialisés et crédibles, tels que le Groupe d’États contre la corruption du Conseil de l’Europe  et la Transperency International qui, encore aujourd’hui, après tant d’années de participation à l’UE, réserve un classement haut en indices de corruption aux pays du Centre et de l’Est européens (et, également, du Sud européen), corruption, par ailleurs, étroitement liée à l’affaiblissement notoire de l’État de droit, notamment au niveau des institutions publiques (gouvernement, administration, justice); leurs grands retards de modernisation-compétitivité de leurs économies, empêchant ainsi la constitution d’un tissu d’UEM homogène et performant, condition sine qua  non pour l’élargissement-approfondissement de la zone euro, avec ses nécessaires accompagnements (financiers, bancaires, fiscaux), et les avancées vers «plus d’Europe»; leurs divergences de vision en politique étrangère, sécurité et défense, abreuvées aux traumatismes d’un long passé historique fort conflictuel sur la scène européenne, avec, également, dans l’après-guerre, la triste réminiscence de l’occupation soviétique et de la guerre froide,  succédant, aujourd’hui, à la peur de la Russie et encourageant leur penchant pro-atlantique.
        3° En plus de cette application erratique et laxiste des critères d’éligibilité, il importe, également,  de souligner une autre grande entorse au régime d’élargissement, celle de la  fusion, dans la pratique, des deux phases du processus juridico-institutionnel d’admission : phase d’examen des critères d’éligibilité; phase (en cas de verdict positif) de l’ouverture des négociations, entre les États membres et l’État candidat, sur les conditions d’admission (examen des divers chapitres de l’acquis européen et confirmation de son acceptation, voire de sa mise en œuvre dans la réalité systémique de l’État candidat; aides européennes de mise à niveau) et les adaptations des traités TUE et TFUE (stipulation de dispositions et clauses particulières : périodes transitoires, dérogations éventuelles etc.). En effet, c’est en violation de l’esprit et de la lettre du traité que l’on ouvre les négociations d’admission sans avoir constaté, au préalable, la conformité de l’État candidat avec tous les critères d’éligibilité, ce qui oblige  d’y revenir durant les négociations et faire le «monitoring» des progrès des  pays concernés (dans ces domaines de déficit de conformité), sachant pertinemment que l’on s’engage ainsi dans un processus qui n’est, réellement, pas réversible (pour revenir à la première phase). C’est ainsi que l’on  trouve souvent, dans les rapports de la Commission et les considérations du Conseil,  à l’enseigne des pourparlers d’admission, des constats de déficit démocratique, de corruption, de fragilité institutionnelle et, plus généralement, systémique (administration, justice, économie etc.), concernant des pays dont, pourtant, l’Union avait déjà reconnu l’éligibilité et ouvert des négociations d’admission : il en résulte  l’incongruité d’un «monitoring» continu  du fonctionnement et des structures des  systèmes étatiques et sociétaux desdits pays, tout au long des pourparlers d’adhésion, «monitoring» prolongé même jusqu’à la signature du traité d’adhésion (avec, tout le long, des «lettres d’avertissement» /«early warning letters» de la Commission). Que l’on ne s’étonne donc pas de constater, aujourd’hui, les violations et dysfonctionnements de l’Union dus à des États  admis, lors de ce grand élargissement, en vertu d’un laxisme de contrôle de conditionnalités d’éligibilité, pourtant, consignées dans le traité et la Déclaration de Copenhague.
        Les années écoulées, depuis, nous démontrent combien il aurait été judicieux pour l’Union, en quête, à l’époque, d’approfondissement de refondation (penser, justement, à la Convention sur l’avenir de l’Europe qui a abouti, en 2003, au projet de traité établissant une constitution pour l’Europe, devenu, l’année suivante, le traité établissant une constitution pour l’Europe -- traité défunt, à la suite d’un rejet lors des referenda de 2005, en France et aux Pays-Bas), et pour les pays candidats en état, alors,  d’éligibilité déficitaire, d’opter pour un maintien, sur le court et le moyen terme, dans des régimes d’association et, éventuellement, de participation à l’Espace économique européen/EEE, antichambre de préparation-adaptation-stabilisation, en vue d’une admission ultérieure, à l’enseigne d’une convergence  «multiniveau».
        4° Last but not least, cette irrésistible marche d’élargissements se poursuit, aujourd’hui, avec le processus d’admission des Balkans occidentaux (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie) et, pourquoi pas, au-delà, plus tard, dans une mouvance vers la «périphérie» continentale de l’UE (Biélorussie, Moldavie, Ukraine) ou, encore, vers cette Transcaucasie à proximité historico-culturelle (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie (cette Colchide, connue des Argonautes), déjà dans le Conseil de l’Europe), le tout à l’enseigne géopolitique et géoéconomique de la paix, de la sécurité, du «hinterland» socioéconomique ainsi que du «couplage», si l’on considère la pratique suivie pour le Centre et l’Est européens (incluant les Balkans), avec les adhésions à l’OTAN,  organisation «recyclée» dans l’après-guerre froide et s’approchant des confins de la Russie. Or, pour l’Europe des Vingt-Sept, déjà en profonde crise de convergence et en stagnation d’approfondissement, pareille trajectoire d’élargissements sans fins sonnerait (pour des raisons quantitatives, de nombre, et qualitatives, d’hétérogénéité) le glas du destin européen d’une UEM convergente, d’une «Europe puissance» et, in fine, d’une «Europe politique», ce qui ne serait, toutefois, pas à déplaire à ceux des membres de l’UE qui bloquent sa refondation et souhaitent même l’«alléger» de certaines de ses avancées (État de droit, politiques d’asile et d’immigration, contrôle commun des frontières extérieures etc.), satisfaits qu’ils paraissent du «grand marché» et des fonds d’aide financière disponibles.
        En somme, cet engouement vers des élargissements successifs, tourné maintenant, dans  la foulée de la politique défendue par la Commission Juncker, vers les Balkans occidentaux, constitue une menace existentielle pour l’Union, pour un large éventail de raisons que nous résumons, ci-après, à l’essentiel. 
        a) Vu  les contraintes budgétaires imposées par les États membres à l’Union, dans une tendance lourde du long terme et une incertitude sur les ressources propres (malgré le projet actuel de leur augmentation), les moyens d’aides de mise à niveau pour la promotion de la convergence économique au sein de pays membres déjà fort dissymétriques et hétérogènes deviendraient insuffisants et conduiraient à un saupoudrage inefficace.
        b) L’actuelle lourdeur décisionnelle des Vingt-Sept, couplée à d’éventuelles nouvelles admissions de pays des Balkans occidentaux, aux pâles compatibilités politiques et socioéconomiques, conduirait, inévitablement, à la multiplication des blocages fonctionnels, due à la fois au nombre accru de décideurs et à leur déficit de cohésion-compatibilité, empêchant, de surcroît, tout approfondissement intégratif, au risque même de régression du processus.
        c) L’État de droit souffre toujours de violations au sein de l’Union actuelle que l’arrivée des Balkans occidentaux ne saurait qu’aggraver, tant l’instabilité politique et la corruption au niveau des institutions publiques de ces pays sévissent et tendent à devenir «structurelles» (les indicateurs de Transparency International, pour 2019, en dépeignent un sombre tableau pour cette région);
        d) Le paysage des Balkans demeure toujours vulnérable aux séismes d’une histoire conflictuelle et menacé de rebondissements de fragilité, qui seraient, après ce nouvel élargissement, légués à l’Union : les frontières mouvantes du passé historico-politique ont conduit à la présence de minorités ethnoculturelles dont le statut de protection et son efficacité sur le terrain, plutôt déficitaires, ne sont pas à la hauteur du patrimoine de valeurs que défend, à cet égard, l’Union (article 2, TUE ; Charte des droits fondamentaux); l’Albanie n’est, au fond, toujours pas suffisamment libérée du rêve d’une «grande Albanie», quand elle fixe son regard sur le Kosovo, pays, du reste, d’un cadre étatique encore obscur, aux élites dirigeantes controversées et en relation potentiellement explosive avec la Serbie; la Bosnie-Herzégovine, elle-même en difficultés systémiques, dans un  schéma étatique imposé-verrouillé par les accords de paix de Dayton, risque de voir se réveiller un jour, au sein de ses unités infra-étatiques, le passé conflictuel du triangle «Bosnie-Croatie-Serbie»; la Bulgarie a déjà ses réticences d’ordre identitaire face au processus d’admission de la Macédoine du Nord et a, tout récemment, brandi son veto à l’ouverture des négociations d’adhésion; le Monténégro et la Serbie ont récemment expulsé leurs ambassadeurs sur fond de tensions identitaires.
       Placée devant cette fragilité extrême des Balkans occidentaux et considérant, également, les enseignements tirés des crises et des paralysies, depuis le grand élargissement, l’Union, faisant preuve de prudence et d’«étapisme», aurait pu et dû retarder l’amorce de ce processus de nouvel élargissement et maintenir les candidats à l’antichambre de l’admission (notamment, dans le régime d’accords de stabilisation et d’association, éventuellement renforcés), pour qu’ils ne se rejoignent pas à cette cohorte d’États politiquement et économiquement déficitaires de l’Europe du Centre, de l’Est et du Sud européens, dont plusieurs décrédibilisent le processus d’intégration européenne et empêchent sa marche vers une refondation pour «plus d’Europe». Mais, ce ne fut, malheureusement, pas la voie choisie (malgré les fortes réticences de la France), puisque le Monténégro et la Serbie sont déjà à la phase des négociations d’admission et que l’Albanie et la Macédoine du Nord, malgré les quelques obstacles de dernière heure, se pressent, actuellement, devant le portillon de ce même type de négociations : des raisons de cordon sanitaire d’ordre géopolitique et géoéconomique et d’extension du «grand marché» ont, une nouvelle fois, supplanté la rationalité du régime de contrôle de la conformité aux critères d’éligibilité et, au-delà, la logique du paradigme intégratif de l’Union.
       Et pourtant, devant une telle incongruité de processus, qui fait fi aux enseignements du grand élargissement, avec ses retombées  de dysfonctionnalités,  le  président Macron a tenté d’empêcher cette irrésistible mouvance vers l’admission des Balkans occidentaux, sans grand succès. En effet, face à une volonté quasi généralisée au sein de l’Union et sous une forte pression de gouvernement allemand, très favorable à cet élargissement, la France a dû opter pour un assouplissement de sa position initiale de refus de l’élargissement et proposer une mini-révision dudit processus, qui ne rétablit, toujours, pas la place centrale et autonome du régime de contrôle des critères d’éligibilité (première phase, aujourd’hui  entremêlée  avec celle des négociations). Il n’en demeure pas moins que cette position de repli de la France représente  un début de rationalisation du processus de négociations (deuxième phase). En effet,  plutôt que de suivre, dans ces négociations, l’approche d’un examen par «chapitre» («chapitre par chapitre») de la conformité de l’État postulant avec l’«acquis européen» et les politiques afférentes, on aurait à «structurer» les pourparlers selon une méthode de priorisation-classification par «blocs cohérents et hiérarchisés de chapitres», sorte de marches à gravir (en priorisant, par exemple, l’ouverture du chapitre 23 sur l’État de droit pour pouvoir, en cas de déficit démocratique et de violations des valeurs de l’Union par l’état candidat, exiger des mesures correctives avant d’aller plus loin dans les négociations des autres blocs de chapitres). Aussi, l’État concerné s’engagerait-il, certes, avec des aides européennes (en expertise et en financements), à adapter sa réalité systémique aux différentes législations et politiques européennes pour atteindre à la fois une «éligibilité a posteriori» et une intériorisation de l’acquis européen. Sous-jacente à une telle approche se trouve l’idée française d’une réversibilité du processus d’élargissement engagé (abandon des négociations), réversibilité qui ne paraît, toutefois, pas explicitement acquise : seuls des ralentissements, des pauses ou, encore, un gel des négociations pourraient toujours être envisagés (par exemple, et selon une information d’Euractiv, il est question de ne pas ouvrir, dans l’immédiat, d’autres chapitres de négociations  avec la Serbie, celle-ci «n’ayant  pas conduit  les réformes essentielles dans l’État de droit, notamment sur le plan de l’indépendance du pouvoir judiciaire et de la liberté d’expression», ce qui, à nos yeux, constitue l’admission implicite de l’examen laxiste, en première phase, du critère d’éligibilité «État  démocratique, État de droit»).
        5° À la lumière de cette démarche de réflexion-démonstration, nous nous croyons fondé à conclure par une note prospective, sous-tendue, toutefois, d’un scepticisme de résultat. En effet, la deuxième génération d’élargissements vers le Centre, l’Est et le Sud européens (d’un total de 13 pays, en y incluant la Croatie) et en marche, aujourd’hui, vers les Balkans occidentaux, provoqua un changement qualitatif d’affaiblissement du paradigme européen de l’Europe des Six, déjà en mutation lente depuis la première génération d’élargissements : mues par des considérations géopolitiques et géoéconomiques, mêlées à des pressions euratlantiques et alimentées par l’euphorie de la libération, suite à la chute du mur soviétique, ces admissions, intervenant, de surcroît, avant le nécessaire approfondissement de refondation constitutionnelle de l’Union, ont accueilli des pays qui, tout en étant en quête d’avantages de marché, de ressources financières et d’entraide, n’étaient pas encore «euro-compatibles», selon les conditionnalités d’éligibilité établies, ni prêts et capables d’épouser les objectifs et les obligations d’unification du Continent; aussi l’Union, peu audible dans le concert des grandes puissances, se trouve-t-elle, aujourd’hui, dans une configuration de «grand marché», couplé à une zone euro qui demeure  privée de la nécessaire, en termes de capacité décisionnelle et de légitimité démocratique, ossature politico-institutionnelle et de l’impérative dynamique de convergence socioéconomique de partenaires.
        Cette erreur d’élargir sans cesse et de reléguer aux calendes grecques le préalable d’un approfondissement systémique invite, aujourd’hui, à l’inévitable refondation radicale du schéma intégratif actuel, par une  approche de «rétrécissement pour l’approfondissement», qui conduirait  à la fédéralisation  d’un «noyau dur» de pays de l’Union, d’une compatibilité réelle de valeurs, d’une convergence socioéconomique et d’une volonté politique (ceux qui «peuvent et veulent»), autour d’un projet d’«Europe puissance», ouvert, certes, par des formules de cercles concentriques d’association ou d’«espace économique européen», aux autres partenaires de l’Union actuelle ; car, vouloir accommoder la mosaïque actuelle de membres, voire l’élargir sans cesse,  dans une marche intégrative commune, signifierait la dilution de dépérissement de l’Union, à l’horizon d’une simple zone économique, engloutie dans un monde globalisé qui ne pardonne pas les indécis et les adeptes des compromis intégratifs du dénominateur commun le plus bas.    


                             Chronique* du 9 octobre 2020
                                                 par
                                     Panayotis Soldatos
                 Professeur émérite de l’Université de Montréal
               Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam
                          à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3
       *Chronique parue, également, le 9 octobre 2020, sur le site web  de Paris      www.fenetreeurope.com  
  au lien http://www.fenetreeurope.com/index.php/opinions/1334-au-dela-de-l-euphorie-vers-une-autre-lecture-du-plan-de-relance-de-l-ue
 
       Au-delà de l’euphorie : vers une autre lecture du plan                                de relance de l’UE
 
       Au seuil de cette réflexion et en exergue de nos développements, il nous paraît essentiel de préciser l’essence de notre démarche. En effet, notre propos n’est, certes, pas de remettre en question le caractère impératif d’une action européenne de solidarité financière en période de pandémie dévastatrice, mais, plutôt, d’exprimer notre scepticisme face au type d’intervention retenu et à l’approche suivie dans l’échafaudage du plan de relance de juillet dernier : celui-ci demeure en deçà des besoins d’un vrai plan de reconstruction (voir infra,B.-1°, sur le sens et la portée de cette distinction conceptuelle) du tissu socioéconomique européen, tissu déjà en état de fragilisation structurelle dans nombre de pays membres, en amont de la grande crise, et sérieusement endommagé depuis; il s’appuie sur d’un endettement mutualisé, de taille financière inédite et sans matrice stratégique d’encadrement du long terme; fruit d’un consensus «au forceps», il est «ficelé» à la hâte, en pleine pandémie, et sous la persistante pression politique d’États membres (pression déjà manifestée lors de la discussion-approbation, en avril dernier, du paquet d’aide d’urgence de 540 milliards d’euros); il s’accompagne d’un abandon, «annoncé» temporaire, d’une discipline macroéconomique ardûment établie et partiellement respectée, sans, par ailleurs, s’assurer suffisamment de la nécessaire coordination d’arrimage de ses transferts financiers avec le faisceau d’importantes dépenses budgétaires nationales d’urgence socioéconomique, déjà effectuées depuis le début de la pandémie; il souffre, enfin, de l’ absence d’une conditionnalité d’attributions-déboursés rigoureusement définie et efficacement contrôlée (les quelques formulations en cette matière demeurant, le verrons-nous, fort elliptiques). Aussi, la perspective de dérapages budgétaires et d’incontrôlables gonflements de dettes publiques, au niveau des États membres et aux conséquences horizontales intra-européennes, n’est-elle pas à exclure, avec, dans la foulée, l’augmentation (plutôt que la diminution espérée) de l’hétérogénéité socioéconomique (convergence insuffisante) actuelle, qui menace, depuis le lancement de l’UEM, l’avenir de l’Union  et de sa zone euro.
        Mais, au-delà de ces observations préliminaires, de stricte rationalité économique, dans un monde de grande fluidité et de reclassements constants de puissances, l’Union présente, déjà et depuis longtemps, d’énormes fragilités de gouvernance et d’efficacité politique, qui risquent, d’affecter, à leur tour, sa capacité de maîtriser une telle spirale d’endettements au sein d’une constellation d’États membres dont l’hétérogénéité socioéconomique et sociopolitique s’avère source de cacophonies, de procrastinations, de paralysies. En effet, l’actuel consensus européen de solidarité financière (plan de relance), qualifié d’avancée «historique» de la construction européenne mais n’ayant comme principale assise d’euphorie que la mobilisation de montants colossaux, alimentés par une dette mutualisée et superposée sur celle existante des États membres, ne saurait dissimuler la dure réalité d’une longue et persistante absence d’action intégrative sur des pans entiers de la vie des peuples européens et dans des domaines d’une portée existentielle pour l’Union, toujours en crise, soit : l’affaiblissement progressif de la gouvernance européenne, dans un glissement constant et croissant vers l’intergouvernementalisme paralysant ; le blocage d’une révision d’approfondissement des traités; l’incapacité d’imposer aux États membres des réformes économiques d’ordre structurel; la carence décisionnelle en matière d’imposition du respect de l’État de droit  (voir, infra, B.- 3° b, les palinodies actuelles sur l’établissement d’une conditionnalité, sans cesse édulcorée, liant le versement de fonds européens, issus du budget  et du plan de relance, au respect de l’État de droit), qui cantonne l’Union dans sa dimension de «grand marché» et décrédibilise ainsi son volet «communauté de valeurs»; l’échec d’une politique européenne d’immigration; les arythmies-cacophonies, sans cesse reproduites, dans la lutte contre la pandémie (encore, aujourd’hui, dans un contexte de recrudescence de la propagation du coronavirus, avec, dans la foulée, la reprise de l’approche de «cavalier seul» des États membres); l’absence de protection efficace des frontières extérieures de l’Union face à l’expansionnisme de voisins comme la Turquie ; l’aboulie dans la défense du droit international, menacé par des actions géostratégiques et géoéconomiques  des grandes puissances (Chine, États-Unis, Russie).
       En somme, l’expression d’une Europe solidaire ne peut se limiter à un partage de dettes et à un transfert répété de vastes ressources financières (dans ce «jamais assez, toujours plus»),  de surcroît sans conditionnalité suffisante et rigoureusement contrôlée: l’Union, en tant que système politique et zone économique et monétaire, a grandement besoin du respect, par tous ses membres, des valeurs, des règles et des institutions communes ainsi que de l’approfondissement constant de la souveraineté européenne par une convergence-homogénéisation accrue de ses structures et orientations socioéconomiques et sociopolitiques, dans un monde où l’asymétrie de puissance, l’hétérogénéité de valeurs et l’affaiblissement du droit international appellent  les peuples et les dirigeants européens à suivre, avec conviction et cohésion, le chemin de «plus d’Europe», vers l’unité finale du Continent. À cet égard, la mobilisation commune de montants inédits que personne n’écarte, sous peine d’opprobre de la part de populations dévastées par la pandémie et de récriminations de  dirigeants nationaux interpellés, ne peut cacher l’autre face de Janus, celle d’une Union en profonde crise systémique, qui nous invite, malgré le plan de relance, à faire l’économie des panégyriques afférents et à se poser, plutôt, des questions sur la capacité de la gouvernance européenne de maîtriser l’opération «plan de relance» et de l’orienter vers une vraie reconstruction sur le long terme. 
       Et, pour s’inspirer de la pensée, ici  paraphrasée, par analogie, de John Fitzgerald Kennedy, souhaitons que les citoyens et dirigeants des États membres, aujourd’hui dans la pandémie, demain dans un monde toujours fluide, ne se demandent pas sans cesse ce que l’Union européenne pourra faire pour eux, notamment sur le plan d’une matérialité strictement économico-financière, voire utilitaire, mais, plutôt, ce qu’eux pourront  faire ensemble pour l’unification sociopolitique du Vieux continent et son affirmation, crédible et féconde, sur le plan international!
       A.- Les risques d’une irréversible «décote» de la valeur européenne de discipline macroéconomique dans un contexte de finances publiques débridées 
       1°  L’acquis d’une discipline macroéconomique laborieusement échafaudée et ses détracteurs à l’heure du plan de relance 
       La discipline macroéconomique s’est concrétisée, dès le traité de Maastricht, par une grille de critères considérés comme la condition «sine qua non» de la réussite de l’union monétaire européenne, et ceci non pas en vertu de l’attachement à un «dogme» (selon la terminologie de ses détracteurs) mais plutôt, par l’inévitable rationalité d’atteindre l’impérative convergence économique dans une Union  composée d’économies asymétriques  et hétérogènes. Depuis, la création de la zone euro s’est alignée sur cette logique de convergence à atteindre, ceci d’autant plus que l’élargissement progressif de la CE/UE et l’entrée de pays aux économies hétéroclites, l’asymétrie-hétérogénéité économique s’est accentuée, rendant  l’approfondissement de la discipline macroéconomique encore plus  pressant, pour éviter, justement, que l’union monétaire ne connaisse des tensions structurelles, susceptibles de provoquer son éclatement. Aussi, et en conformité avec le traité CE (aujourd’hui, avec le TFUE et ses  articles 121 et 126), avons-nous assisté à l’adoption du Pacte de stabilité et de croissance (PSC), doté de valeur normative par voie de règlements, dans un faisceau d’actes législatifs, et, ultérieurement, à la signature du  Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), dit Pacte budgétaire européen, destiné, notamment, à renforcer ladite convergence.
       Ce difficile échafaudage de règles de discipline macroéconomique s’est progressivement heurté à un esprit de fronde. En effet, des membres de l’Union, dudit  «Sud européen», profitant des avantages de stabilité monétaire de la zone euro, mais incapables et/ou peu désireux, pour des raisons de fragilité économique (d’ordre structurel), d’orientation idéologique et de dysfonctionnement politique, de respecter les exigences du PSC, ont amorcé, surtout depuis la crise socioéconomique des années 2008 et suivantes, un processus de contestation de cette approche de discipline macroéconomique, en lui accolant le qualificatif de politique d’«austérité»  et en réclamant, de la sorte, son assouplissement, dans un but de sa décrédibilisation et  possible érosion ; ce faisant, ils feignaient d’oublier que sans l’acceptation des critères de convergence, il n’y aurait pas, à Maastricht, l’adoption du cadre et du processus d’union monétaire, conduisant à la naissance de la zone euro, grâce à laquelle ils ont pu trouver un rempart de stabilité monétaire, malgré, parfois, leur déficit macroéconomique et leurs sérieuses carences de performance économique. Quant à l’austérité, décriée par certains pays, elle fut, plutôt, le résultat de leur propre délitement de finances publiques (déficits budgétaires et endettement), les menaçant de faillite et autorisant l’Union d’exiger, en toute légitimité politique et logique économique, lors de manifestations de solidarité financière, un assainissement macroéconomique dûment contrôlé ainsi que de profondes réformes structurelles, pour éviter que d’importantes aides de sauvetage n’aboutissent dans un «puits sans fond» et menacent, de la sorte, la stabilité de la zone. Il s’agit, en somme, dans une Union, qui n’est pas un État fédéral en mesure de développer des politiques et des législations centrales d’homogénéisation économique (diverses formes de transferts financiers, du type, par exemple, de la péréquation fédérale), d’emprunter la voie de  la maîtrise «encadrée et contrôlée»  des finances publiques nationales et d’éviter ainsi la dislocation de cette construction en devenir qu’est l’UEM : s’y opposer conduirait à la pénalisation des pays membres en déliquescence macroéconomique par les agences de notation et les marchés financiers et, par un «ruissellement de contamination», de l’Union dans son ensemble. 
       2° Quel risque de «détricotage» du régime de stabilité et de croissance dans le long terme?
       La contestation de l’approche de discipline macroéconomique a contribué, à la faveur de la crise socioéconomique des années 2008 et suivantes, à une modification du PSC, en 2011,  en y incorporant, entre autres, une clause dérogatoire générale, permettant aux États, en cas de «grave  récession économique» affectant la zone euro ou l’Union dans son ensemble, de s'écarter, temporairement et de manière coordonnée et ordonnée, d’obligations de discipline macroéconomique; pour l’activation, toutefois, de cette clause, il a fallu attendre la crise de la pandémie pour que l’Union y ait recours. Et bien que la condition de cette activation ait pu être définie de façon restrictive, car temporaire, on ne peut pas s’empêcher d’y voir la marque d’une première fissure dans ce régime de protection d’une union monétaire qui demeure privée d’une union économique totale et ainsi menacée par la grande hétérogénéité des économies nationales et la fragile adhésion, plus formelle que réelle, à l’esprit et à la lettre du Pacte.
       La pandémie, avec ses effets dévastateurs sur le plan de la santé publique et, au-delà, de l’activité socioéconomique, ainsi que les décisions nationales et européennes prises dans la foulée risquent, à notre avis, d’ébranler de façon plus permanente l’architecture et les fondements de cet édifice de stabilité et de croissance (PSC). En effet, l’empressement de la Commission de proposer, dès les débuts de la pandémie, une solennelle mise entre parenthèses du Pacte (proposition du 13 mars dernier, approuvée par le Conseil des ministres des Finances du 23 mars), en activant la clause dérogatoire générale, emprunte des termes d’accompagnement d’une grande libéralité de formulation et de fond, avec une «licence» de dépenser quasiment ad nutum : selon la déclaration de la présidente de la Commission  Ursula von der Leyen, «les gouvernements pouvaient dépenser ce qu’ils voulaient pour faire face à cette situation d’urgence» (nos soulignés). De leur côté, certains gouvernements se saisissent vite de l’occasion pour réclamer un prolongement de la suspension au-delà  de 2020 (voir, par exemple, la déclaration du Ministre français des Finances Bruno Le Maire, du début mai, favorable à un tel prolongement, et la plus récente décision du  gouvernement espagnol, du 30 septembre, désireux de prolonger,« de manière extraordinaire », l’abandon des règles de discipline budgétaire pour une autre année) ; d’autres (au «Sud européen»), livrés à une interprétation plutôt lato sensu et prospective, y voient, malgré le caractère temporaire de la mesure de suspension, la «fin d’un tabou» et l’occasion d’érosion de ce «dogme fondateur», «facteur d’austérité»(Pacte), suggérant l’amorce d’un processus de révision, dirions-nous de «détricotage» (sur cette remise en question, voir C. Rizcallah et al., Union européenne et Covid-19 : chronique d’une polycrise annoncée, in The Conversation, 2 juin 2020).
       B.- Les contours de notre scepticisme face à l’approche du plan de relance : un déficit de rationalité intégrative
        L’euphorie majoritaire d’acteurs et d’observateurs, aux affirmations d’un enthousiasme, croyons-nous, hyperbolique («avancée historique», «révolution copernicienne», «moment hamiltonien», «marche d’une Europe en voie de devenir un État») est nettement sous-tendue, à la lecture des prises de position, par l’ampleur inédite des montants déployés (les 750 milliards d’euros du plan de relance, s’ajoutant au budget pluriannuel de l’UE, de 1 074,3 milliards d’euros, sans oublier les 540 milliards d’euros du paquet d’aide d’urgence d’avril dernier ainsi que les interventions de rachat de dette de la BCE, le tout dépassant les 3 trillions d’euros). Ce faisant, on sous-estime le risque, pourtant réel sur le long terme, d’une propagation des phénomènes, de longue  date et toujours présents, de délitement macroéconomique chez plusieurs pays de l’Union, et, par ricochet, d’une augmentation de l’actuel déficit de convergence socioéconomique de l’Union, menaçant ainsi la viabilité de l’UEM et, au-delà, l’avenir de la marche vers «plus d’Europe».    
      1° Un plan de relance dans l’urgence, faute de projet stratégique de reconstruction sur le long terme
      Conçu dans un climat de dévastation sanitaire et socioéconomique, de grave traumatisme des populations, d’évidentes insuffisances structurelles des appareils étatiques nationaux, de fortes pressions d’élites dirigeantes, souvent débordées dans la panique de la pandémie, le plan de relance, qui révèle des préoccupations de reprise de l’activité socioéconomique, dans un souci de protection de l’intégrité du marché unique et de retour à la croissance, fut, également, sous-tendu  par des principes éthiques de solidarité et des sentiments de compassion vis-à-vis de sociétés profondément ébranlées. Dans cette double motivation, l’Union a épousé la thèse de la symétrie et du «no-fault», mise de l’avant par des pays du «Sud européen», selon laquelle « tous les pays font face au même choc extérieur, dont ils ne sont pas responsables, et tous subissent les conséquences négatives de la pandémie». Or, cette thèse, applicable aux populations dévastées, passe sous silence, au niveau des systèmes et des décideurs nationaux, l’asymétrie d’efficacité de leurs  structures et politiques, avec leurs écarts de capacité de réponse à la crise (au niveau de la santé, mais aussi de l’éducation, de l’administration, de la justice, de l’économie etc.), qui se traduit ainsi en une asymétrie (constatée) dans les bilans nationaux de lutte contre la pandémie et, dès lors, dans les dommages sociétaux subis (ampleur différenciée de la catastrophe humaine). Ceci dit,  l’heure des comptes et des démarches d’imputabilité  ne paraissant pas éthiquement appropriée et les pressions politiques «à chaud» sur les États et l’Union devenant de plus en plus fortes, parfois aux menaces de désengagement européen, les institutions de l’UE ont opté pour le recours au «bazooka» (terme illustratif des montants inédits de financement, largement véhiculé dans les médias) financier des trillions, vu l’urgence des besoins et, simultanément, dans une quête de légitimité utilitaire auprès des dirigeants et des populations.
       Dans cet ordre d’idées et de paramètres, le plan de relance présente, à notre avis, un déficit de rationalité intégrative européenne, car davantage tourné vers un rétablissement socioéconomique du court et du moyen terme («recovery») plutôt que vers la reconstruction structurelle du  long terme (à l’exception des questions climatiques et des besoins anticipés du numérique, déjà sur le champ de vision de l’Union et permettant un développement calculé et projeté vers l’avenir de nos sociétés). Il demeure ainsi «collé» sur les effets socioéconomiques de la crise, en y consacrant des montants inédits, plutôt que de s’engager, en même temps et résolument, dans la voie de la vraie reconstruction, s’attaquant, alors, aux causes profondes et permanentes de l’inefficacité systémique d’un bon nombre d’États membres et de l’Union dans son ensemble et imposant, comme conditionnalité impérative, un programme bien «ficelé» de réformes structurelles d’assainissement socioéconomique et plus largement sociétal, clair dans son contenu et étapes, calibré selon les pays, rigoureusement coordonné-contrôlé  dans son exécution nationale  et ses résultats, selon des cibles  spécifiques préétablies. Faute d’une telle approche systémique du long terme, l’actuel  plan de relance s’inscrit, pour l’essentiel, à l’enseigne d’un plan urgent de redémarrage de l’activité économique et ne comporte pas suffisamment d’éléments de reconstruction, par un  redéploiement planifié (plan européen commun dans sa matrice stratégique) et précisément ordonné à un objectif de convergence économique clairement identifié et systématiquement poursuivi.
       Notons, in fine, les problèmes de «gestion» de ce plan de relance, qui risquent de surcharger l’appareil institutionnel de l’Union (avec la Commission au cœur du dispositif) : celui-ci devra gérer des montants inédits, dans le cadre dudit plan et du budget pluriannuel, examiner-évaluer les plans nationaux et les demandes de paiements et éviter les détournements de fonds vers d’autres chapitres budgétaires nationaux, au risque de «se transformer en monstre bureaucratique», aux effets de paralysie désintégrative  de  ses autres fonctions  systémiques (en ce sens, S. Maillard, Un accord historique à améliorer et à réaliser, Notre Europe, 27 juillet 2020). 
        2° Aux antipodes de la discipline macroéconomique et des exigences de convergence : le virage vers un endettement national et européen massif,  mettant les économies nationales en «interdépendance de contamination»
        L’UE, l’avons-nous exposé, s’est sérieusement investie dans la démarche d’édification d’un régime de discipline macroéconomique, visant à assurer la pérennité de l’union monétaire par l’impérative homogénéisation progressive d’économies nationales asymétriques et hétéroclites. À cet égard, et en dehors du souci d’équilibre budgétaire, il était aussi, et surtout, toujours question du maintien de la dette publique à l’intérieur de la limite  de 60% du PIB, compte tenu, entre autres, du risque de hausse des taux d’intérêt des marchés financiers et de l’insolvabilité consécutive des États qui s’écarteraient de cette trajectoire de discipline macroéconomique (les dérapages macroéconomiques des années 2008 et suivantes fournissent la preuve de la fragilité d’une intégration hétérogène). Or, la pandémie, qui a profondément ébranlé les systèmes nationaux (sanitaires, économiques, sociaux), fragilisé encore plus  cette Union hétérogène et menacé, dans la cacophonie de la crise, l’intégrité du marché unique, incita, « à chaud» et sous la pression d’États membres, à une dangereuse fuite en avant, celle de l’établissement-mutualisation d’une grande dette de 750 milliards d’euros, à contracter au nom de l’Union; en parallèle, nombre d’États membres ont accentué le dérapage de leurs finances publiques, par des interventions budgétaires, d’abord de soutien socioéconomique urgent aux entreprises et aux individus, et, ensuite, de relance, appelées à pousser les déficits et la dette publique  à des niveaux que l’on considérait, jadis, dans l’optique du PSC, excessifs, voire exorbitants. Aussi, les États membres (et, par un effet de ruissellement, les contribuables, individuels et collectifs : taxes nationales; taxes européennes envisagées -- entre autres, mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, taxes sur les activités du numérique et sur les transactions financières) auront-ils à rembourser les nouvelles dettes contractées au niveau national et, dans le même temps, celle mutualisée au niveau de l’Union (rembourser la portion de prêts européens reçus au niveau du plan de relance et contribuer, également, au remboursement de la partie «subventions», celle-ci, toutefois, au prorata de leur PIB en Europe, soit indépendamment des  montants réellement reçus), l’adoption de nouvelles ressources propres demeurant toujours incertaine, si l’on tient compte de réticences afférentes du passé.
       Notons que cet endettement inédit et mutualisé devrait être vu à la lumière de l’actuelle courbe ascendante de la dette publique des pays membres de l’Union, fort préoccupante, si l’on considère le bilan d’endettement à la fin du premier trimestre 2020 : à titre d’ exemple, la dette des 27 Etats membres était de 79,5% du PIB et celle de la zone euro de 86,3% du PIB ; dans la même période, 5 pays membres présentaient une dette supérieure à 100% du PIB (notamment : la Grèce avec 176,7%, l'Italie avec137,6, le Portugal avec 120,0%, la Belgique avec 104,4% et la France avec101,2%)(données in https ://www.touteleurope.eu/actualite/la-dette-publique-des-etats-de-l-union-européenne.html), et l’Espagne s’y est ajoutée depuis cet été, dépassant les 100 % du PIB (on prévoit, d’ailleurs, la poursuite  de cette tendance à la hausse durant l’année, vu, entre autres, les nouvelles aides nationales de relance de cet automne).
        Cette spirale d’endettements (niveau national et niveau européen mutualisé) crée une «interdépendance de contamination» : la volatilité des marchés dans un calendrier de pandémie dont la «date finale» n’est pas certaine, les incertitudes du climat économique mondial dans un contexte de «choc» multidimensionnel de puissances et de conflits régionaux internationaux, les possibles dérapages macroéconomiques d’États membres sans capacité systémique de réformes structurelles et exposés aux sanctions des agences de notations et, in fine, des marchés, risquent de déstabiliser même les États «vertueux» de l’Union et l’Europe dans son ensemble, compte tenu de l’interdépendance des économies.
         3°  L’épineuse question de  la conditionnalité elliptique d’un endettement sans précédent 
       La conditionnalité elliptique du plan de relance renvoie à une double explication : l’hésitation, d’ordre éthique et politique, des Vingt-Sept à recourir à une conditionnalité de profondes réformes structurelles et sous stricte surveillance européenne, compte tenu de la présence de populations dévastées par la pandémie et en attente urgente d’aides financières ; l’hostilité de plusieurs pays, au Sud et à l’Est européens (dirigeants et populations), à un tel encadrement  de conditions et de contrôles (se rappeler, notamment, les  véhémentes réactions face aux contrôles, pourtant rationnels et légitimes, de la Troïka : Commission, BCE, FMI,  lors de la crise de années 2008 et suivantes). Sur ce second volet d’explication, on pourrait citer, comme illustration d’une forte hostilité, l’éloquente déclaration du président du Conseil italien Giuseppe Conte, reflétant aussi  le point de vue de pays du Sud : «si quelqu’un devait songer aux mécanismes de protection personnalisés mis au point par le passé, alors je tiens à le préciser : ne vous donnez pas cette peine, vous pouvez les garder, car l’Italie n’en a pas besoin».
        a.- Les insuffisances de la conditionnalité socioéconomique
        - À cet égard, force nous est de constater, tout d’abord, le grand  flou des conditions d’attribution-gestion des ressources financières du plan de relance, comportant de vagues formulations de critères et d’indices de mesurabilité et, par conséquent, la difficulté de leur opérationnalisation. En effet, les Conclusions du Conseil européen des 17- 21 juillet 2020 renvoient : à la cohérence et à la validité suffisante de projets  innovants et porteurs de compétitivité; à la contribution effective à la transition verte et numérique (sur cette condition, il y a, toutefois, quelques balises de pourcentages de performance à atteindre); au «renforcement du potentiel de croissance, de la création d'emplois et de la résilience économique et sociale de l'État membre»; à l’obtention du «score le plus élevé de l'évaluation»; au «respect satisfaisant des objectifs intermédiaires et finaux correspondants»; au besoin de réformes structurelles d’accompagnement. Quant au mode de contrôle, la Commission, qui accueille les plans nationaux soumis en vertu du plan de relance, est mandatée de l’examen (dans le cadre de la préparation de sa recommandation au Conseil) du respect de cette vague conditionnalité, tandis que le Conseil contrôle cet examen et prend la décision d’attribution à la majorité qualifiée; en revanche, le veto revendiqué par les pays «vertueux» ne fut pas consenti, les États qui s’opposeraient à la décision d’octroi et de paiements devant se satisfaire d’une sorte de «veto suspensif» («frein d’urgence») qui ne ferait que retarder la décision pour un débat de réexamen en Conseil européen : «si, exceptionnellement, un ou plusieurs États membres considèrent qu'il existe des écarts importants par rapport au respect satisfaisant des objectifs intermédiaires et finaux correspondants, ils peuvent demander au président du Conseil européen de saisir le prochain Conseil européen de la question […]; si le Conseil européen a été saisi de la question, aucune décision d’attribution de la Commission concernant le respect satisfaisant des objectifs intermédiaires et finaux correspondants et l'approbation des paiements ne sera prise jusqu'à ce que le Conseil européen suivant ait débattu de la question de manière exhaustive» (Conclusions du Conseil européen, de juillet dernier).
       - Enfin, nous référant à la conditionnalité spécifique (bien qu’également elliptique, faute de grille d’identification) des réformes d’accompagnement, une précision s’impose, celle d’une certaine difficulté d’actualisation :  par le passé et, notamment, lors  du suivi des plans de sauvegarde de l’UE (dans les années 2008 et suivantes), nous avons pu constater combien ardu, voire grandement inachevé fut le processus des réformes structurelles exigées, pourtant maintes fois énumérées et pointées du doigt par la décriée Troïka; par ailleurs, l’expérience passée nous enseigne aussi que les recommandations européennes de réformes à l’occasion des contrôles des finances publiques nationales et des exigences afférentes du «semestre européen»  furent, en général, peu suivies par les États. Cela dit, le plan de relance permet un peu plus d’optimisme dans ce domaine, vu la capacité de l’Union de s’opposer au versement des octrois en cas de  carences au chapitre des réformes requises à la lumière des priorités de l’Union (en ce sens, S. ADALID, Plan de relance : le vice caché, The Conversation, 30 juillet 2020).  Le fera-t-elle? Nous n’en sommes pas certain : face à plusieurs États défaillants (si l’on tient compte de l’existence, aujourd’hui, d’un nombre important de pays membres éloignés du niveau requis de convergence économique) mais, dans le contexte de la pandémie, fortement éprouvés, la Commission  se trouverait exposée à une forte pression politico-éthique pour faire preuve de «compréhension de clémence» ; ceci d’autant plus qu’elle serait consciente du déficit démocratique de son intervention de contrôle et, dès lors, du risque d’être taxée de  comportement-cloisonnement bureaucratique (S. ADALID, loc.cit.).
        b.-  Quelle conditionnalité, liée au respect des valeurs de l’Union dans un État de droit ?
        Le respect des droits fondamentaux et des valeurs démocratiques dans un État de droit n’est pas un souci nouveau : initialement érigé, en vertu d’une interprétation  du concept «État européen», en  critère de recevabilité dans la pratique d’examen des demandes d’adhésion aux CE et, ultérieurement, dans une définition plus élaborée, en critère d’éligibilité d’admission lors du Conseil européen de Copenhague, de 1993 (voir aussi l’article 49 TUE) a trouvé une place «constitutionnalisée» élargie dans les traités, allant au-delà de cette  problématique de l’adhésion, soit vers un régime européen de contrôle et de sanctions de pays membres (voir, notamment, le tandem des articles 2 et 7 TUE). Malheureusement, malgré les précisions du schéma élargi de valeurs (article 2 TUE), le mode  de contrôle-sanction des violations afférentes (article 7 TUE), d’une faiblesse, dirions-nous, «congénitale», s’avère, aujourd’hui, inopérant, car hypothéqué d’une procédure interinstitutionnelle «étapiste», lourde, longue, sinueuse et, in fine, paralysante, vu  le recours à la règle décisionnelle de l’unanimité pour la constatation de la violation ( les cas des violations desdites valeurs par la Hongrie et la Pologne témoignent de cette paralysie, fort embarrassante pour l’Union).
        Face à ce difficile contexte juridico-politique, les institutions européennes et les États membres ont eu, dans le cadre du plan de relance, à se pencher, de nouveau, sur l’épineuse question du respect de l’État de droit par les pays qui  solliciteraient  une aide financière (aide émanant du budget ou du plan de relance qui s’y adosse) : aussi, l’idée d’une conditionnalité afférente pour y avoir droit (attributions-paiements  de fonds) paraissant requise, le Conseil européen des 17-21 juillet dernier a-t-il affirmé (dans ses Conclusions) que « les intérêts financiers de l'Union sont protégés conformément aux principes généraux inscrits dans les traités de l'Union, en particulier les valeurs énoncées à l'article 2 du TUE» (nos soulignés). Cela dit, face à l’opposition de certains pays (surtout de la Hongrie et de la Pologne) et dans l’attente de l’adoption des règlements de mise en œuvre du plan de relance, la question d’un régime de contrôle de protection desdites valeurs demeure sans réponse définitive (au moment de la rédaction de cette Chronique) et d’un grand flou.
      - Sur le plan juridico-politique, l’avons-nous mentionné, l’Union dispose d’un régime de contrôle-sanctions pour  violation de ses valeurs, celui de l’article 7 TUE, qui pourrait, selon notre interprétation, s’appliquer au plan de relance, du fait que celui-ci est «adossé» au budget européen. Il prévoit, en effet, la possibilité de suspendre  certains des droits [de l’État incriminé] découlant de l'application des traités à condition, toutefois, qu’il s’agisse d’une violation existante, grave et persistance et qu’elle soit, préalablement, constatée à l’unanimité du Conseil européen, deux conditions qui rendent, toutefois, la disposition peu opérationnelle.
       - Resterait, alors, la voie d’un régime ad hoc de sanctions (de refus d’attributions- paiements ou, encore, de leur suspension ou  réduction), en cas de «défaillance généralisée de l’État de droit» dans un État membre, qui «porte atteinte ou risque de porter atteinte aux principes de bonne gestion financière ou à la protection des intérêts financiers de l’Union» : la Commission l’a proposé (projet de règlement), dans une formule de décision de sanctions (proposition de la Commission) réputée adoptée par le Conseil, sauf si celui-ci décide, à la majorité qualifiée, de rejeter la proposition de la Commission dans un délai d’un mois à compter de son adoption (par la Commission) ou de la modifier. Cela dit, le Conseil européen de juillet dernier, face au refus de certains dirigeants de pays membres de s’y rallier (entre autres, du Premier ministre hongrois Victor Orban, qui menaçait d’un refus d’approbation nationale de l’ensemble du plan de relance,  et de son ministre des affaires étrangères Péter Szijjártó, qui affirmait qu’«aucun État membre ne devrait pouvoir dire aux autres s'ils peuvent ou non utiliser l'argent européen»), s’est penché sur une version quelque peu édulcorée, de formule inversée, soit d’une décision initiale formelle de sanctions, prise en Conseil à la majorité qualifiée, sans, toutefois, réussir à s’assurer de l’adhésion explicite de tous. 
       - Dans ce contexte de difficile consensus, la présidence allemande du Conseil semble avoir réussi, à la fin septembre, à promouvoir une formule considérablement allégée, à  négocier, maintenant, avec le PE : sans mention du concept «défaillance généralisée de l’État de droit», on semble, plutôt, souhaiter, que des  «violations de principes», qui  portent préjudice à la bonne gestion du budget de l’UE ou aux intérêts financiers de l’Union d’une manière suffisamment directe, puissent être sanctionnées par la suspension ou la réduction des fonds». Quant au Parlement européen, qui, depuis 2018, demande l’établissement d’un mécanisme permanent fort de protection du budget, en cas de telles violations, et qui  menace de «bloquer» l’adoption du cadre financier pluriannuel, il représente un difficile négociateur face au Conseil pour  la définition de cette conditionnalité («respect de l’État de droit»).
      c.-Dans l’attente de l’achèvement du processus de validation  juridique et de mise en œuvre systémique du plan de relance
      In fine, y a-t-il un espoir de renforcement desdites conditionnalités du plan de relance lors du processus  d’adoption, par les institutions compétentes de l’Union, des textes législatifs appropriés et contraignants pour  sa mise en œuvre, de sa «ratification» d’insertion dans les législations nationales, de l’adoption, enfin, du budget pluriannuel européen auquel le plan est «adossé» (sur cette complexe traduction juridique du plan de relance, voir B.SOUSI, Le plan de relance pour l’Europe : une traduction législative sous pression, Banque-Notes Express, 22 septembre 2020) ?
     Nous le souhaitons plutôt que nous ne l’espérons (selon une expression de Thomas More, Utopia), eu égard au contexte socioéconomique et sociopolitique du plan de relance, tel que circonscrit-analysé dans nos réflexions.
 
 
 

                                              
                                       
Chronique* du 26 mai 2020
                                                          par
                                            Panayotis Soldatos
                         Professeur émérite de l’Université de Montréal
                       Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam
                                  à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3

Contempler une Union européenne en processus de catharsis sociétale après la fin de la pandémie de coronavirus ou confinée dans son périmètre de grand marché et de zone euro dysfonctionnelle ?

*Chronique parue, également, le 26 mai 2020, sur le site web  de Paris  www.fenetreeurope.com  au lien

http://www.fenetreeurope.com/index.php/opinions/1332-contempler-une-union-europeenne-en-processus-de-catharsis-societale-apres-la-fin-de-la-pandemie-de-coronavirus-ou-confinee-dans-son-perimetre-de-grand-marche-et-de-zone-euro-dysfonctionnelle

 
                                                   «Je le souhaite plutôt que je ne l'espère» (Utopia, Thomas More)  
          I.- L’introuvable  conditionnalité de catharsis dans le contexte actuel de l’intégration européenne        
         1°  La communauté des sciences humaines et sociales s’interroge déjà sur la configuration du paysage sociétal de l’après-COVID, comme l’a toujours fait à l’horizon des grands fléaux qui ont affligé l’humanité : des études comparatives d’ordre historico-social et des approches prospectives de transformations systémiques s’amorcent, alors,  aujourd’hui, dans le but de circonscrire les mutations à l’œuvre et les paradigmes de renouveau à promouvoir , allant des changements quantitatifs aux sauts qualitatifs, dont la catharsis serait l’expression suprême de restructuration sociétale, toujours dans le sens d’un assainissement comportemental, individuel et collectif, d’un aggiornamento systémique, d’une réévaluation-restructuration  de la pyramide de valeurs  du corps social. Aussi, dans le cas de l’Union européenne, submergée par la vague dévastatrice du coronavirus,  s’agirait-il d’appréhender un vaste dessein de refondation sociétale, du temps long, libéré de l’omniprésence de l’actuel déterminisme économique qui compromet l’épanouissement de l’humain dans ses  autres besoins-aspirations de vie collective  (notamment : santé, éducation, culture, environnement, droits fondamentaux, libertés réelles) et valorisant  les vertus de la connaissance humaniste, de la réappropriation citoyenne du bien commun, de l’eudémonie de valeurs dans la Cité. À cet égard, le Vieux Continent, a connu, dans son parcours historico-politique, un grand nombre de processus de catharsis sociétale, le dernier en date, pertinent ici, par ses similitudes et différences, étant celui de l’après-guerre, avec l’effondrement d’un nationalisme totalitaire et expansionniste et la quête de refondation sociétale dans une Nouvelle Europe, de souverainetés partagées, d’interdépendance, de solidarité, de justice sociale, de prospérité, de liberté, de sécurité, de paix, d’épanouissement civilisationnel  que les pères de l’Europe appelaient de leurs vœux et que Jean Monnet a su traduire dans un nouveau paradigme d’intégration européenne, édifié sur les ruines d’un passé à ne plus revivre. 
        Dans la praxis  des transformations sociétales, lors des grandes crises de l’humanité, l’amorce et l’heureuse conclusion  de processus de catharsis sont soumises à une complexe conditionnalité que nous ramenons, ici, dans une schématisation éclectique,  à  trois conditions majeures de déclenchement : la grande vélocité,  profondeur  et ampleur des dégâts d’une crise systémique et sociétale; la capacité d’identification-évacuation d’idées, orientations et pratiques dominantes en amont de la crise et avérées génératrices de vulnérabilités et de dévastations; la ferme volonté de l’humain et la faculté de la société dans son ensemble (gouvernants et gouvernés) de prendre l’exacte  mesure de la première condition  (la gravité de la crise), de s’ériger à un niveau supérieur de réflexion, de clairvoyance et de logos (terme comportant, ici, le trinôme «connaissance-rationalité-vérité»), se libérant ainsi de conceptions obsolètes ou obsolescentes et, dans un élan d’anticipation créatrice, de pouvoir circonscrire et développer un schéma sociétal diagnostique (la pathologie de la crise) et thérapeutique de dépassement (la refondation sociétale  d’assainissement).
      2° Cela dit, et par contraste au sursaut qualitatif d’un processus européen de catharsis dans l’après-guerre (certes elliptique et, aujourd’hui, en voie de mutation de régression, entre autres par l’affaiblissement des institutions (nationales et européennes) et les phénomènes d’incompatibilité politique croissante des dirigeantes et d’hétérogénéité socioéconomique des économies nationales), l’Europe de l’après-pandémie (comme, du reste, celle de l’après-crise socioéconomique des années 2008 et suivantes), ne paraît pas receler les conditions nécessaires et suffisantes pour une catharsis et l’avènement d’un nouveau modèle de société européenne. Bien au contraire, elle s’oriente, le verrons-nous, par la suite, vers des politiques et actions  à l’enseigne de la continuité : son système de valeurs ainsi que les attitudes et  comportements afférents sont façonnés par le monde de la finance, «découplé» de l’économie réelle et au déficit de responsabilité sociale; la dominance de la rationalité économico-financière et de l’emballement technologique demeure, peu encore tempérée par les courants de mouvance écologique et humaniste; la prépondérance croissante de l’économie matérielle  se  consolide et prime sur les autres manifestations-réalités de la vie sociétale, avec, également,  la «marchandisation» des biens immatériels (santé, savoir, culture etc.); les stratégies économiques et les performances technologiques de grands groupes mondialisés en quête de compétitivité et de dominance accrues dans un monde globalisé, pénètrent, façonnent et dominent le national et le local, voire le supranational européen.
        À preuve de cette ambiance sociétale d’horizon bloqué et d’éloignement d’une ambition de catharsis, nous avançons les considérants qui suivent.
        a) Dans une évolution sociétale placée aux antipodes de la catharsis, même au tournant d’un premier déconfinement dans cette pandémie qui guette toujours, le curseur de l’Union pointe non pas vers une feuille de route qualitative qui impose des réformes socioéconomiques d’ordre structurel et ordonnées à une nouvelle hiérarchie de priorités sociétales (santé, éducation, culture, environnement, sécurité, justice sociale etc.), dans un plan rigoureux d’objectifs,  de calendrier et d’étapes, mais, plutôt, sous le pression d’États membres, vers une manne financière d’un mix «subventions-prêts», sans grande conditionnalité et  au risque de conduire à la dette perpétuelle (plan adopté par le Conseil européen le 23 avril 2020, rendant disponible un montant d’intervention de 540 milliards d’euros; plan de relance envisagé dans une proposition franco-allemande de 500 milliards d’euros; décision de la BCE de mobiliser,  dans le contexte de la pandémie, 750 milliards euros de rachat de dettes, pouvant, si nécessaire, s’ajuster à la hausse (vers 1 000 milliards  d’euros); aides disponibles au niveau d’un cadre financier pluriannuel (2021-2027) de l’Union, probablement à la hausse).
         b) Le rôle directionnel des Géants du numérique (les GAFAM et al.), qui s’en sortent bien de la crise (certains en profitent même, par le virage accéléré, durant la pandémie, vers les services du web et, plus généralement, du numérique), les rend maîtres d’un déploiement d’expansion dominante.
         c) La mondialisation, malgré les discours inspirants d’esprits critiques et stimulants, qui prônent ou, plutôt, espèrent, son «resserrement», voire sa révision de modèle, est ici pour rester, comme en témoigne l’actuelle discrétion des transnationales (y compris celles que l’on honore souvent de l’appellation «champions nationaux»), dont la stratégie socioéconomique (dumping fiscal, social et environnemental ; rapprochement de grands marchés, comme de celui de la Chine) ne paraît pas remise en question dans la foulée de la pandémie, pour un rapatriement «patriotique» significatif (même aux États-Unis, les appels constants, même antérieurs à la pandémie, du président Trump pour un tel rapatriement, en désertant, notamment, la Chine, sont restés sans suites probantes).
       d) Les élites dirigeantes des pays membres, déjà fragilisées par les vagues de la mondialisation économique et, de surcroît, aujourd’hui, par le déferlement mondialisé et virulent   du coronavirus, ne pourront renverser la vapeur sur ces deux  fronts,  et se résigneront à «surfer» sur leur système national et, en partie, sur celui de l’Union-providence, les uns euro-enthousiastes d’un type velléitaire, réclamant «plus d’Europe», les autres populistes et europhobes, jouant sur la corde sensible de la souveraineté nationale et du chantage d’une éventuelle sortie de l’euro, feignant d’ignorer l’impact de domination de la globalisation et les fortes pressions concurrentielles des grandes puissances (en particulier, de la Chine et des États-Unis).
       e) Le citoyen, pris déjà dans une mouvance de désengagement politique, qui laisse, souvent, l’espace public aux extrêmes mobilisés, et concassé dans le moulin de la surconsommation, génératrice de besoins sans cesse renouvelés et imposés par  cette culture de société de «marchandisation-consommation», définit, progressivement et de façon prédominante, sa qualité  de vie à l’aune de son  pouvoir d’achat et au goût de sa grille de loisirs, plutôt que par la quête de fonctions sociétales à revaloriser, car contributrices au bien commun (penser à l’actuelle priorisation, par les dirigeants et le public – à l’heure du déconfinement et malgré l’affligeante poursuite de pertes de vies dans la pandémie --, d’activités de «tourisme-transport- loisirs- sports», tant sur le plan de l’ouverture précipitée des frontières nationales que sur celui des aides d’État, directes (compagnies aériennes, industrie automobile) ou d’ordre fiscal (baisse de la TVA dans certains secteurs de services).
          II. – Le rêve de catharsis sociétale en attente d’une nouvelle réalité
          1° Nos réflexions de première partie se sont attelées à l’esquisse des paramètres de la  souhaitable amorce d’un processus européen de catharsis dans l’après-pandémie, en vue d’une réorientation-refondation du système de l’Union, tout en admettant, toutefois, l’absence de conditions perceptuelles et situationnelles suffisantes pour la réalisation réussie d’une telle transformation sociétale; aussi, serait-il pertinent que le lecteur s’interroge sur l’opportunité de contempler, par notre essai d’analyse, un scénario de catharsis en Europe, compte tenu de l’absence d’une masse critique de dirigeants et de populations favorables à un tel processus, les deux craignant déjà l’échec d’une démarche de révision constitutionnelle et, surtout, réalisant, a fortiori, la fragilité de l’équilibre intereuropéen et le dissensus de fond sur le corpus de valeurs socioéconomiques à promouvoir par un tel projet. Notre réponse consisterait à affirmer que la portée déontologique et l’impact sociologique d’une mouvance de catharsis, même «découplée» de toute perspective de réalisation dans le court et le moyen terme, comporte l’opportunité didactique d’une mise en relief des dimensions déficitaires (de valeurs, de structures et d’institutions) du paradigme européen, dans sa trajectoire incertaine et sa finalité oubliée, et d’un essai de réflexion sur cette utopie de catharsis, pour dégager des lignes d’orientations futures, des raisons de persévérance, des perspectives d’espoir. 
         En effet,  nous pensons  que cette crise de pandémie, qui a déjà débordé le domaine de la santé pour pénétrer un vaste tissu sociétal (sécurité, emploi, entreprenariat, niveau de vie, éducation, culture, besoins essentiels de vastes pans de la société etc.), serait une singulière, bien que douloureuse, occasion de revoir la philosophie et la finalité du modèle socioéconomique européen de développement et de croissance, sa structuration institutionnelle-décisionnelle, son cadre et priorités de valeurs, ses objectifs sociétaux, ses phases ultérieures et sa vitesse de progression, selon quelques paramètres d’orientation prioritaire que nous évoquerons, dans la suite, tout en confessant notre pessimisme quant à la possibilité  de voir les dirigeants saisir le temps juste de la catharsis.
      2° Qu’il nous soit, dès lors, permis d’explorer, ici, à grands traits, un horizon de priorités d’aggiornamento de l’Union (en l’absence de catharsis), de  l’Union, en pointant vers quelques défis intégratifs à relever.
     - Faute de pouvoir nous attaquer, tout au moins au stade actuel de l’intégration européenne, à la haute muraille de la mondialisation, pourrions-nous réaliser déjà l’ambition, devenue un monotone refrain à consommation politique, de «plus d’Europe», dans le sens d’une Union de la santé, de l’éducation, de la culture, de la politique étrangère aux valeurs  communes et à ossature forte de gouvernance? Les dirigeants velléitaires ne manqueraient pas à l’appel, mais les leaders visionnaires et de praxis se feraient rares.
   - Pourrions-nous mettre l’homme au centre du projet européen, lui restituer la qualité de citoyen actif et responsable, aux fonctions sociétales permanentes, logé au Prytanée du bien public, plutôt que «confiné» au statut de client-consommateur, condamné au sort d’un Sisyphe épuisé dans sa quête erratique et perpétuelle de nouveaux produits que la technologie et son fidèle compagnon, le marketing, lui renverraient sans cesse?
  -  Réussirions- nous à admettre l’évidence empirique (vu le contexte de la mondialisation et la constellation de grandes puissances), selon laquelle aucune société européenne de la taille des États-nations du Vieux Continent ne pourra prospérer dans ses valeurs et héritage civilisationnel, ni dans sa fonction de zone socioéconomique de développement sociétal, sans la création d’un vrai centre de pouvoir politique européen, avec un exécutif indépendant et fort, une zone euro sans déficit démocratique, une plus grande autonomie budgétaire, par rapport aux États membres, avec un niveau de ressources à la hauteur des besoins et des défis de notre ère? Le fait que la chancelière Angela Merkel ait voulu, tout récemment, faire sienne une ancienne (déjà antérieure à l’introduction de l’euro) affirmation de  Jacques Delors «il faut une union politique, une union monétaire ne suffira pas», introduit une petite note d’optimisme sur ce chapitre de l’union politique à réaliser.      
   -  In fine, saurions-nous rendre hommage pérenne à l’hécatombe des victimes de la pandémie par une contribution sociétale nous rapprochant de certaines phases de catharsis de refondation européenne ou  croirions-nous que  «la peste peut venir et repartir sans que le cœur des hommes en soit changé» (Albert Camus, La Peste) ?  
    Les réflexions qui précèdent  ne sont pas mises en mode de réponse mais en état de souhait d’évolution, à l’enseigne d’une finalité à espérer.
 
 


                                      Chronique* du 27 avril 2020

                                                                par
                                                     Panayotis Soldatos
                                 Professeur émérite de l’Université de Montréal
                              Titulaire d’une Chaire Jean Monnet
ad personam
                                      à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3
 
L’UE à l’heure du coronavirus : Gulliver  enchaîné par les limites de ses compétences  et empêtré dans la polarisation des approches de relance et des visions d’intégration
* Chronique parue, également, avec notre autorisation, le 27 avril 2020, sur le site web  de Paris
                         www.fenetreeurope.com
                                    et au lien
http://www.fenetreeurope.com/index.php/opinions/1330-l-ue-a-l-heure-du-coronavirus-gulliver-enchaine-par-les-limites-de-ses-competences-et-empetre-dans-la-polarisation-des-approches-de-relance-et-des-visions-d-integration
 
L’actuelle pandémie de coronavirus, malheureusement de longue durée prévisible et aux effets désastreux pour l’humain et son  tissu sociétal, met, pour une nouvelle fois, celle-ci apocalyptique (dans le double sens du grec ancien, de révélation et de bouleversement profond), les asymétries et carences des systèmes nationaux de santé publique et, également, les limites d’action de l’Union européenne, initialement (du temps de la CEE qui l’a précédée) espérée  supra-étatique et, aujourd’hui, plongée dans un intergouvernementalisme paralysant et aux compétences fort restreintes. Aussi, conviendrait-il de tenter une démarche de démystification du débat controversé, et toujours en cours, sur les responsabilités  respectives de l’UE et des États membres dans la gestion de la pandémie, le degré de partage de leurs ratés à ce jour et, in fine, l’évaluation d’engagements et de prestations annoncés, d’ordre budgétaire-financier, inédits et «tous azimuts», dont la rationalité-efficacité résisterait mal à l’épreuve du long terme. Notons, également, en préambule d’analyse, que ce débat déborde la problématique de la pandémie et de ses multiples effets pout nous révéler une profonde polarisation des visions sur le modèle socioéconomique de construction européenne (voir infra, B, 2°).
        1° La tranche événementielle de la marche de la pandémie révèle la cohabitation arythmique, voire conflictuelle de l’Union avec ses États membres dans cette lutte, pourtant commune, de «sécurisation» de la santé publique, situation qui s’est, notamment, accentuée au stade de l’adoption des mesures de «sauvetage» d’économies profondément éprouvées par le déferlement du coronavirus.
        En effet, les réactions initiales de «décryptage» du danger, plutôt timides, de l’Union face à l’apparition du coronavirus ainsi que ses premiers  tâtonnements de mobilisation pour la protection de la santé des Européens, ont induit les États membres, dont certains, teintés d’euroscepticisme ou d’europhobie, s’accommodent souvent de l’apraxie européenne pour s’engouffrer dans la brèche créée, à l’adoption de mesures défensives de confinement d’individus et de régions et, également, de cloisonnement de forteresse par le rétablissement, ne fut-ce que provisoire, des contrôles aux frontières nationales : un déploiement  national, plutôt erratique, s’ensuivit, qui, loin de contribuer au nécessaire renforcement de systèmes nationaux de santé souvent déficients, pour le ralentissement de la propagation du virus, a nui à la fluidité des biens, dont les produits alimentaires, pharmaceutiques et d’équipement sanitaire, ainsi qu’aux nécessaires mouvements de coopération  transfrontalière et intereuropéenne (même sanitaire), compromettant les bienfaits du marché unique, surtout en période de crise, et l’indispensable concertation-coordination européenne; on pourrait même constater, par les différences de niveaux de récession (actuelle et prévue), que les carences de certains systèmes nationaux de santé (passivité de confinement, sans capacité de dépistage et de traçabilité; infrastructure hospitalière et équipement médico-sanitaire déficients) retardent la relance de l’activité économique, multiplient les déjà énormes, mais socialement nécessaires, prestations financières de compensation (de la part des États et de l’Union), creusent le déficit de finances publiques et le surendettement et, inévitablement, prolongent-accentuent la spirale récessionniste.  
      Cette posture nationale de «cavalier seul», avérée, certes, improductive, a, par ailleurs, augmenté le degré d’incertitude et l’efficacité du déploiement progressif de l’Union dans son rôle, essentiellement, supplétif et d’appoint des politiques de «sécurisation» de la santé publique : la cacophonie, conjuguée à  l’ampleur et la vélocité de propagation de la pandémie et de ses effets sur le tissu sanitaire, social et économique des pays membres, a privé les institutions européennes, déjà placées sous les feux des opinions publiques et des médias qu’elles ont toujours mal maîtrisés au niveau de la communication, du nécessaire temps de réflexion stratégique, de coordination  des actions nationales de protection de la santé publique et de limitation des dégâts socio-économiques en découlant. Aussi, «bousculée» et, dans le même temps, accusée d’inertie, l’Union, plutôt que de s’orienter davantage vers l’identification-articulation-agrégation de propositions créatives, conduisant à la mise en œuvre coordonnée de mesures supplétives de renforcement des systèmes de santé (peu de nouveau put être fait à cette enseigne dans les premiers mois), fut-t-elle entraînée, dans une démonstration de sa légitimité utilitaire, à se  résigner à l’approche d’un  «tiroir-caisse», tant réclamé par les États, aux montants inédits, le tout sans planification stratégique du long terme, ni schéma rigoureux d’affectations prioritaires et de correctifs structurels: il en résulta une manne budgétaire-financière d’aides et, surtout, d’opérations de prêts et de couvertures ou rachats de dettes, sans conditionnalité particulière, aux lourdes conséquences budgétaires et macroéconomiques et, de surcroît, sans certitude d’impact structurel d’assainissement économique durable.
       Plus précisément, face à l’hostilité de plusieurs États pour une reprise de l’approche de stricts contrôles, celle des programmes de sauvetage économico-financier des années 2008 et suivantes, d’une surveillance tutélaire de pays taxés de déliquescence macroéconomique, et par crainte de se faire reprocher un  manque de compassion à l’égard de pays qui ont connu d’affligeantes  pertes de vies humaines (une catastrophe humanitaire), l’Union, dans un climat de fortes dissensions, s’est résolue à faire abstraction d’éventuelles carences de planification-gestion de certains systèmes nationaux de santé publique (niveaux : planification stratégique, administration, gestion, mobilisation, financement, modernisation, réformes structurelles), souvent couplées à de longs dérapages macroéconomiques et faiblesses structurelles (déjà, du reste, signalées par le passé dans les rapports afférents de la Commission); il en résulta le choix de la thèse de la symétrie, qui considère que tous les pays font face au  même choc extérieur, dont ils ne sont pas responsables, et tous subissent les conséquences négatives de la pandémie. Or, cette thèse est  factuellement erronée, car, s’il  y a symétrie de cause (la fléau de la pandémie), il y a asymétrie dans le degré de préparation des systèmes nationaux de santé publique (avec des responsabilités imputables)  et, par ricochet, dans les pertes infligées : la digue de certains systèmes nationaux, en déficience structurelle-fonctionnelle, a cédé plus vite et les dégâts furent plus étendus, par rapport à d’autres qui ont pu mieux résister ; et pourtant, c’est cette approche de symétrie, sans évaluation des déficiences, qui fut la base de la libéralité du «paquet» de sauvetage, avec des mesures s’élevant à 540 milliards d’euros (suite au consensus du Conseil européen du 23 avril 2020) que nous avons placé à l’enseigne de la pratique du «tiroir-caisse» par son manque de conditionnalités et de strict contrôle de surveillance de son «intériorisation» dans chaque État membre ; quant au souci invoqué, celui d’éviter une  stigmatisation éthique de certains pays dans un contexte de pandémie, force nous est de souligner que de telles conditionnalités, qui  ne relèvent point du champ éthique, furent largement appliquées lors des programmes de sauvetage, des années 2008 et suivantes, et sont (par exemple), aujourd’hui, tout judicieusement, inscrits dans le Mécanisme européen de stabilité, actuellement sollicité, dans une logique d’imputabilité et de rigueur d’affectation-gestion d’importants instruments financiers dont, en dernière analyse, tous les contribuables des pays membres porteront le fardeau fiscal.    
        2° À la lumière de cette esquisse préliminaire des contours de l’espace public de la santé, dans sa rencontre de choc avec la pandémie, ainsi que des approches de positionnement-posture de l’Union et de ses États membres dans l’actuel débat controversé de partage, voire de «mutualisation» des responsabilités et des aides, il nous paraît conséquent d’avancer ici une proposition duale d’exégèse de cette ardue et, in fine, déficitaire action entreprise  par les Vingt-Sept (nous préférons, ici, dans l’analyse du partage des insuffisances institutionnelles-fonctionnelles de l’Europe, recourir à une appellation centrée, plutôt, sur les 27 composantes étatiques que sur une abstraction globalisante d’Union, surtout à l’intention de ceux qui facilement  pointent  un doigt «accusateur» et  de reproches vers des défaillances de l’Union, feignant d’ignorer son glissement intergouvernemental  croissant, qui la livre souvent aux «bras de fer» paralysants  des États membres): la préséance (dans le sens de prépondérance) des États membres dans le schéma de  distribution et d’exercice des compétences au sein de l’Union, en l’occurrence dans le domaine de santé publique, ainsi que le lent, mais constant processus d’érosion de la supranationalité de la Commission, institution motrice du processus d’intégration européenne, privent le système  politique de l’Union de la nécessaire, voire impérative autonomie d’action dans la poursuite des objectifs intégratifs souhaités (ici de la sécurisation-promotion de la santé publique), le plaçant à l’état d’un Gulliver enchaîné (infra, A); par ailleurs, l’hétérogénéité socioéconomique des pays membres (dans un clivage d’une simplification d’appellation et de classement «pays du Nord – pays du Sud», qui n’est pas rigoureusement géographique, mais davantage basé sur un schéma clivant au niveau du type et degré de développement socioéconomique, d’une part, des  systèmes de valeurs, de rapports et de structures de société, d’autre part), dans une Union, hélas, prématurément élargie, ainsi que  l’érosion croissante de la similitude de valeurs et d’orientations de leurs élites dirigeantes, rendent de plus en plus ardue, complexe, controversée, contradictoire, incohérente, d’un dénominateur commun le plus bas ou, tout simplement, impossible, introuvable, l’adoption-exécution de réelles politiques communes, équilibrées, rapides et efficaces; ceci d’autant plus que l’Union, déjà en déficit démocratique et privée d’une légitimité démocratique fédérale (gouvernement et Parlement fédéral), pour y asseoir un  fédéralisme économique, aurait du mal à imposer, dans le cas ici étudié, aux contribuables de chaque pays membre, dans une démarche de solidarité sociétale, des obligations financières extraordinaires, vu le pactole du «paquet» de sauvegarde, déjà approuvé, de 540 milliards  d’euros, et le Fonds de la Relance envisagé, aux avoirs estimés dans une fourchette de 1 000 à 2 000 milliards d’euros (rappelons-nous le fameux  «No taxation without representation»), d’où notre choix d’image d’un Gulliver empêtré (infra B).
 
       A.- Gulliver enchaîné : la distribution des compétences dans le cadre de l’UE et le cas de la santé publique à l’aune de la préséance de rôle des États membres     
       1° Il devient fréquent (crise économique et financière dans années 2008 et suivantes;  crise des flux migratoires; crise du changement climatique; et, maintenant, crise de pandémie de coronavirus), voire déconcertant, vu la réalité du type de système politique que constitue l’Union, de blâmer celle-ci de sa procrastination, indécision et apraxie, sans pointer, du même souffle, le doigt vers les États membres. Car, en effet, l’Union fut, à l’origine (depuis la création des Communautés européennes des années 1950), et demeure, aujourd’hui, une «créature» des États, évoluant ou stagnant, selon leur volonté politique, telle qu’exprimée dans les traités-fondation et leurs réformes successives, et telle que manifestée au sein des institutions à caractère intergouvernemental de l’Union; il en résulte un déficit d’autonomie institutionnelle-décisionnelle qui freine l’Union dans sa marche vers de nouvelles étapes et formes supérieures d’intégration, soit celles de l’élargissement des compétences des institutions européennes, de l’approfondissement de leur statut et pouvoirs, du renforcement de leur légitimité politique (réduction du déficit démocratique, responsabilisation/ «empowerment»), de l’accroissement substantiel de leur dotation en moyens budgétaires d’action.
        Pour ce qui est, plus précisément, de la distribution des compétences au sein de l’Union, notamment dans le domaine de la santé publique, l’image d’un Gulliver enchaîné renvoie à une réalité «constitutionnelle», voulue par les États membres, qui condamne le système institutionnel-décisionnel européen, en matière de protection de la santé, à un rôle second, de subsidiarité et d’action d’appui, limité dans ses moyens et ses effets, en dehors, certes, des échafaudages exceptionnels de schémas budgétaires-financiers ad hoc et, en l’occurrence, de celui de type  «tiroir-caisse» dont il fut question dans nos prolégomènes et qui fera l’objet de notre présentation- analyse critique dans notre seconde partie (infra, B).
        De façon générale, et sans entrer ici, par souci d’intelligibilité des grands paramètres du système, dans les méandres des subtilités juridiques d’interprétation «constitutionnelle», le constituant européen, penché sur l’Union et «incité» à endiguer d’éventuelles incursions des institutions européennes dans le champ des compétences nationales, s’est résigné, au fil des réformes des traités, à «limiter» et, ensuite, à «bloquer» la dynamique intégrative intrinsèque à la philosophie d’enchaînement (ou de débordement) fonctionnel des tâches («spill-over») de Jean Monnet, celle des passages successifs vers plus d’intégration sociale, économique, monétaire, voire, in fine, politique. En effet,  les traités (TUE et TFUE), sous la pression de tendances nationales souverainistes, procèdent audit «blocage» intégratif, passant, aujourd’hui, de la version antérieure qui confinait l’action de la CE «dans les limites des compétences qui lui sont conférées et des objectifs qui lui sont assignés», à l’établissement, désormais, d’un principe «d’attribution des compétences», en vertu duquel, «toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux États membres» (article 5, par.2 TUE).Ceci dit, et en dehors des compétences exclusives attribuées à l’Union, on a fait preuve de pragmatisme sociétal et prévu aussi des cas de compétences partagées (entre les deux niveau de gouvernance) ainsi que de compétences qualifiées d’appui (dirions-nous «rôles d’appui»), soit d’actions appuyant, coordonnant et complétant celles des États membres.
 
       Dans cet ordre de schéma «constitutionnel», la santé publique relève, essentiellement, du champ national (selon l’article 168, par. 7 TFUE, les États préservent l’essentiel de leurs droits souverains en matière de santé publique, qui comportent, notamment,  la «définition de la  politique de santé,  ainsi que l’organisation et la fourniture de services de santé et de soins médicaux» et leur gestion, comme, également « l’allocation des  ressources» afférentes), avec l’Union intervenant par une bien plus faible compétence d’appui pour «la protection et l’amélioration de la santé humaine» (article 6, point a) TFUE) , avec, par ailleurs, une compétence partagée dans un seul cas, celui des  «enjeux communs de sécurité en matière de santé publique, pour les aspects définis dans le présent traité» (article 4, par. 2, point k) et article 168, par. 4 TFUE); notons aussi que  dans ce seul aspect de santé publique, à compétence partagée, l’invocation du principe de subsidiarité (article 5, par. 3 TUE) devrait permettre à l’Union, tout en respectant la préséance des États, d’assumer des rôles d’action à titre subsidiaire, soit de suppléance et d’appoint, en cas de carence des États  (niveau central, régional et local), par manque de capacité d’action suffisante, alors qu’une intervention collective européenne est, eu égard  aux dimensions  du problème à traiter et des effets recherchés, jugée, optimale, pour atteindre les objectifs visés.  
 
         2° Pour ce qui est, maintenant, de la transposition  de ce schéma «constitutionnel» (restrictif pour une action européenne commune) à la réalité des rôles joués par l’Union en matière de santé publique dans le contexte de la pandémie de coronavirus, force nous est de constater que les institutions européennes ont pu, tout de même, déployer, en vertu, surtout, de leur compétence d’appui, des actions supplétives et d’appoint des politiques de santé publique des États, grâce aux fonctions pivot assumées par la Commission et son appareil d’unités administratifs et scientifiques, avec aussi le concours du réseau d’agences spécialisées. En effet, l’exécutif de Bruxelles s’est attelé à un objectif d’intervention conforme à ses rôles de «gardien des traités» et de coordinateur des actions paneuropéennes de recherche pour la  protection-promotion de la santé publique, visant, notamment: a) le maintien de la fluidité-solidarité-coopération transfrontalière et intereuropéenne, menacée par des actions de «cavalier seul» d’États membres, dont les fermetures de frontières et les blocages de circulation de produits, de services et de personnes; b) la promotion d’un bassin commun de recherche et de production accélérée de biens (équipement de traitements, produits pharmaceutiques, vaccin) ainsi que la constitution d’un réservoir de ressources d’assistance technique et budgétaire, en renforcement des systèmes nationaux de santé et en couverture, au  moins partielle,  des coûts de finances publiques nationales directement liés au déferlement de la pandémie; c)la suspension et l’assouplissement temporaires de certaines règles de discipline macroéconomique et de concurrence; d) une synthèse des mesures de l’Union en cette matière, présentée par la Commission dans sa Réponse européenne coordonnée de lutte contre l'impact économique du coronavirus», du 13 mars 2020, et identifiant des pistes d’action de l’Union, depuis sans cesse mises à jour (les grandes lignes de cette intervention sont données infra, B, 1°). En revanche, au chapitre de la mobilisation de moyens financiers pour lutter contre la récession en marche, due à la pandémie, et promouvoir  la relance-reconstruction de l’économie et du filet social, l’Union a dû (en dehors de recours à des fonds provenant du budget de l’Union) se remettre à la volonté des États, qui ont  déplacé leur «bras de fer» de négociation ardue au sein de l’institution intergouvernementale que constitue le Conseil européen, pour un accord, réalisé, in fine, « aux forceps», le  23 avril 2020 (voir, infra,  B, 2°).
      
            B-  Gulliver empêtré : si les États savaient, si l’Union pouvait       
            1° La procrastination de l’Union : le besoin d’une évaluation différenciée
            Des critiques, plutôt acerbes, furent adressées à l’Union européenne de la part d’un certain nombre de pays membres, eu égard aux lenteurs du processus d’adoption des mesures d’aide dans la lutte face à la pandémie de coronavirus ; aussi, ont-elles pu créditer, aux yeux d’une importante partie de l’opinion publique, une responsabilité de carence des institutions européennes que la tribune parue, au début avril de cette année, et exprimant les regrets de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen à l’Italie pour la réaction  tardive de l’Union, paraissait corroborer. Or, une telle perception n’est pas en totale adéquation avec la réalité : malgré l’étroite marge d’action laissée à l’Union par les traités en matière de santé publique, l’intervention de la Commission (toujours en dialogue avec le Parlement européen) et de son appareil administratif et scientifique fut, l’avons-nous évoqué, prompte et ciblée sur le renforcement des systèmes nationaux de santé, le respect du marché unique, l’assouplissement-suspension, dans la crise, de règles macroéconomiques et le déploiement d’interventions budgétaires, de concert, certes, avec le Conseil et le Parlement; et si, en revanche, il y a responsabilité de déficience, celle-ci est, plutôt, due à la procrastination des chefs d’État ou de gouvernement en Conseil européen et la tribune de la présidente de l’exécutif européen y fait, d’ailleurs, allusion («Il faut reconnaître qu'au début de la crise, face au besoin d'une réponse européenne commune, beaucoup trop n'ont pensé qu'à leurs problèmes nationaux»).
       a.- Bien que nouvellement installée (entrée en fonction le 1erdécembre 2019, presque en même temps que l’ annonce officielle de l’apparition du coronavirus en Chine), hautement politisée et d’une présidence à la  légitimité déficitaire, car dissociée, cette fois-ci, du mode de désignation «tête de liste» («Spitzenkandidat») gagnante aux élections européennes (issue plutôt de «marchandages et compromis politiques globaux» des chefs d’État ou de gouvernement en Conseil européen), la Commission nous a surpris par la promptitude de sa réaction à la pandémie et l’orientation adoptée, toujours eu égard aux limites «constitutionnelles» de son rôle dans ce domaine.
       -  Tout d’abord, sur le plan des initiatives d’alerte, d’information et d’appui technique-scientifique aux systèmes  nationaux de santé, la Commission ne pourrait pas être taxée de procrastination, tout retard ou obstacle de déploiement à ce chapitre devant être plutôt attribué aux États membres qui, dans la panique de la pandémie et considérant, en outre, la santé publique un domaine prioritaire de compétence nationale, ne se sont pas alignés à temps sur une synergie européenne de lutte. En effet, la Commission a fait preuve de diligence, ce dont attestent les quelques exemples, ci-après, et leur date d’action afférente : suite à l’apparition du coronavirus en Chine, en  décembre 2019 (selon les autorités de ce pays, bien que certains soupçonnent une apparition déjà en novembre) et de l’alerte de l’OMS, en janvier 2020 (la qualification du phénomène de pandémie, par l’OMS, n’interviendra que plus tard, soit le 11 mars 2020), la Commission rend audibles ses premières communications, d’alerte et d’information, dès le mois de février 2020, et décide, par la suite, le 2 mars 2020,  le passage de l’alerte «modérée» à l’alerte «élevée», faisant, également, connaître une série d’évaluations d’étape du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC); quant à la recherche scientifique, elle accélère sa cadence dans le cadre du Programme Horizon 2020, par l’annonce, le 6 mars 2020, de la mobilisation d’un montant supplémentaire de 37,5 millions d'euros pour des travaux de recherche urgents sur la mise au point de vaccins, de traitements et de tests de diagnostic pour la lutte contre le coronavirus ; parallèlement, elle déploie des efforts pour assurer le  maintien de la  fluidité-solidarité-coopération transfrontalière et intereuropéenne, dans le cadre du marché unique.  
       - Dans la foulée de ces interventions préliminaires, la Commission présenta, le 13 mars 2020, son  initiative d’ensemble, la «réponse européenne coordonnée pour lutter contre l'impact économique du coronavirus», pièce maîtresse des mesures de solidarité européenne (complétée par le rapport de l’Eurogroupe, du 9 avril  2020), mobilisant d’importantes ressources budgétaires de l’Union pour venir en aide aux systèmes nationaux de santé publique, tout en réitérant son engagement pour le maintien de l'intégrité du marché unique, compromise par des mesures nationales de contrôles- blocages aux frontières. Au centre de cette «réponse européenne», nous relevons quelques engagements  prioritaires de l'Union, concernant les efforts de soutien du secteur socioéconomique des États membres, affaibli par l’impact de la pandémie et promettant de: i)  faire preuve de flexibilité par le recours à la  clause dérogatoire générale de dépassement du seuil de déficit budgétaire (3% du PIB) et de dette (60% du PIB) permis (Pacte de stabilité et de croissance) et, également, par l’autorisation d’aides d’État, autrement interdites, lorsqu’en vertu d’une disposition des traités (article 107, par. 2, point b) et par.3, point b) TFUE) celles-ci sont  destinées «à remédier aux dommages causés par les calamités naturelles ou par d’autres événements  extraordinaires» ou «à promouvoir  la réalisation  d’un projet important  d’intérêt européen commun  ou à remédier à  une perturbation grave de l’économie d’un État membre» ; ii) garantir la solidarité dans le marché unique (entre autres, dans «la production, le stockage, la disponibilité des équipements de protection médicale et des médicaments») ; iii) procéder à la mobilisation du budget de l’Union pour venir en aide aux PME; iv) introduire une nouvelle initiative d'investissements de 37 milliards d'euros, au titre de la politique de cohésion pour lutter contre la crise provoquée par le coronavirus ; v) déployer (de concert avec le Parlement européen) des efforts soutenus pour surmonter le «blocage» des États  au niveau du  nouveau cadre financier pluriannuel (2021-2027) et le doter de montants à la hauteur, notamment, du défi présenté par la pandémie et ses dégâts socioéconomiques, mais, également, par d’autres impératifs du présent et du futur, tels que le changement climatique et sa réponse  «Green Deal». Comme complément essentiel à cette «réponse» est venu, par la suite, un  instrument d’intervention temporaire, SURE, en faveur des travailleurs et des entreprises de pays durement frappés par la crise économique et les grandes pertes d’emplois en découlant.       

b.- Les États membres, en revanche, malgré les quatre réunions de leurs chefs d’État ou de gouvernement au sein du Conseil européen (l’une en Conseil européen extraordinaire et les trois autres en vidéoconférence) n’ont, malheureusement, pas pu arriver à un consensus sur les mesures collectives d’aide pour compenser les pertes, directes et indirectes, de leurs systèmes nationaux, en amont et en aval de la pandémie, et disposer, également,  de nouvelles ressources financières à consacrer à la relance de leurs  économies en voie d’effondrement; agissant, au contraire, au départ, en «cavaliers seuls» (pour actionner, avec des ratés, leurs propres systèmes de santé, déjà défaillants, ériger des frontières nationales, annoncer des prestations financières nationales «à chaud», en ordre dispersé, sans plan stratégique d’ensemble, ni prise en compte suffisante de l’impératif de perspective européenne de lutte), ils ont réduit l’efficacité de l’intervention de l’Union. En effet, la réunion du Conseil européen extraordinaire, des 20-21 février 2020, s’est enlisée, pour l’essentiel, dans un «bras de fer» infructueux, sur le budget à long terme de l'UE (période 2021-2027) ; quant aux trois vidéoconférences des membres  du Conseil européen des 10, 17 et 26 mars 2020,elles ont confirmé la fracture Nord-Sud sur les mesures socioéconomiques à adopter (entre autres : aider les  entreprises et les travailleurs, les deux durement frappés par la crise ; favoriser la reprise-reconstruction de l’économie après le passage de la pandémie), achoppant, surtout, sur le principe et les conditions de mobilisation du Mécanisme européen de stabilité (MES) et, également, sur la question d’une mutualisation des dettes, ne fût-ce que temporaire, soit liée à la pandémie et ses effets socioéconomiques (la proposition d’«euro-obligations corona» a, toutefois, été fortement appuyée par des pays dudit Sud européen) ; seule petite consolation, in fine, est celle du renvoi du dossier, lors de la vidéoconférence du 26 mars, à l’Eurogroupe, pour examen et rapport de propositions, dans un court délai de deux semaines, ce qui fut fait le 9 avril 2020, avec un consensus sur  l’essentiel des éléments controversés, à l’exception de la mutualisation des dettes liées au coronavirus et à son impact négatif sur l’économie, qu’elle se fasse par l’émission d’une «euro-obligation corona» ou par un fond à financer dans une optique d’«endettement mutualisé».
        Après ce sinueux parcours institutionnel-décisionnel, la fumée blanche s’est élevée in extremis de l’Eurogroupe, laissant augurer une pause dans l’inquiétante procrastination du Conseil européen. En effet, le rapport de l’Eurogroupe «on the comprehensive economic policy response to the COVID-19 pandemic», fruit d’un consensus de ses membres, fut endossé par le Conseil européen du 23 avril 2020, sur ses trois «filets de sécurité» (travailleurs, entreprises, États), comportant des mesures qui s’élèvent à 540 milliards d’euros et qui devraient être opérationnelles le 1er juin de cette année. Il s’agit, notamment: i) de la  mobilisation du Mécanisme européen de stabilité (MES), à la hauteur de 240 milliards d’euros de crédits, disponibles pour tous les pays de la zone euro ; ii) de l’intervention de la Banque européenne d’investissement (BEI), avec un fonds de garanties de 25 milliards d’euros, destiné au soutien de prêts pouvant aller jusqu’à 200 milliards d’euros, à destination des entreprises et, sous certaines conditions, des banques, montant disponible pour tous les États ; iii) du recours au nouvel instrument temporaire proposé par la Commission, celui du  plan SURE, appuyé sur le budget de l’Union et des garanties des États membres et offrant des prêts jusqu’à 100 milliards d’euros pour des programmes de soutien de la main-d’œuvre et de lutte contre le chômage.
       En revanche, après un abandon implicite de la mutualisation des dettes par la voie de l’émission d’«euro-obligations corona», le Conseil européen, sous la pression des pays du Sud, qui se sont rabattus sur le principe émis par l’Eurogroupe d’un Fonds pour la relance (dans l’espoir de certains d’arriver, in fine, à une mutualisation des dettes lors du financement de ce Fonds), a retenu cette dernière idée et chargé la Commission de lui présenter d’urgence les principaux paramètres d’un tel Fonds, compte tenu de la variété d’approches (sur la forme, le contenu, les conditions d’accès, le mode de financement etc.) évoquées par divers pays, au sein de l’Eurogroupe ou dans d’autres enceintes : à ce propos, il paraît évident que les contours d’une telle réalisation seront déterminants dans la recherche d’une synthèse de positions diamétralement opposées au sein  de la  configuration clivante  «Nord-Sud» de l’Union et, au-delà, pour l’avenir de la construction européenne que guette la cristallisation  de la fracture ou une crise financière à effets de dominos néfastes.
      À cet égard, les idées émises  en amont du mandat d’étude et de proposition donné à la Commission pourraient, avec certains raccourcis de variations, se regrouper autour de deux acceptions d’un tel Fonds. La première, qui se rapproche de ce que les pays du Nord accepteraient, quoiqu’«à reculons», se déclinerait à plusieurs traits fondamentaux :  fonds temporaire (car lié aux effets de la pandémie), intégré dans le cadre financier pluriannuel de l’Union /CFP (2021-2027) aux ressources largement augmentées (la chancelière Angela Merkel se dit prête à considérer une contribution budgétaire allemande  fort accrue, pendant que la présidente de la Commission Ursula von der Leyen émet l’idée de doubler le budget de l’Union), connaissant une répartition asymétrique des prestations(«viser les secteurs et zones géographiques européens les plus touchés»), optant pour la forme de prêts et financé par une levée de fonds sur les marchés financiers, garantie par les États membres, via le budget de l’Union (on trouverait ici une forme de mutualisation temporaire de dette). La seconde que des pays du Sud mettent déjà de l’avant, dans des versions maximalistes ou modérées, rappellerait le type de «tiroir-caisse» du «paquet» de sauvetage de 540 milliards d’euros, déjà approuvé par le Conseil européen, et répondrait aux paramètres essentiels qui suivent: fonds permanent  ou, au moins, de longue durée, pour promouvoir la relance à court et à moyen terme (suite aux effets de la crise provoquée par la pandémie), mais, également, pour favoriser, dans le long terme, la modernisation constante des économies nationales et leur homogénéisation (nous les avons déjà qualifiées de profondément  asymétriques, ce qui constitue, toujours, une anomalie, malheureusement acceptée à Maastricht, dans une union monétaire sans le préalable  d’une union économique totale, ni la présence d’économies homogènes, avec l’espoir d’alors, avéré, depuis, illusoire, d’une convergence  par le biais de critères de performance et de discipline d’ordre macroéconomique (aujourd’hui suspendus, si pas abandonnés)); fonds autonome, établi en dehors du cadre financier pluriannuel de l’Union, dans une optique de libéralité, qui le soustrairait ainsi des stricts contrôles d’attribution et de gestion, comme aussi des rigoureuses procédures budgétaires de l’Union; fonds aux déboursés, préférablement, sous forme  de subventions plutôt que de prêts; fonds aux avoirs (prévus) d’intervention inédits, situés entre 1 000 et 2 000 milliards d’euros, à financer (dans une optique de mutualisation)  sur les marchés (emprunts à très long terme), avec la garantie de l’Union.
       2° Le paradoxe qui surprend et interpelle : le glissement d’une quête d’intervention commune et cohérente de l’Union dans le domaine de la santé publique et de la reprise économique vers  une approche d’Union-providence moyennant un «tiroir-caisse», signe de refus d’accepter la radioscopie attentive des insuffisances systémiques nationales, suivie d’une feuille de route réaliste de remèdes
      Sur le plan de l’évaluation qualitative de ce «paquet» de mesures (plutôt que plan d’action, à notre avis) et du Fonds de relance au profil évoqué (surtout dans la perspective de sa seconde acception), force nous est d’y voir un type de «tiroir-caisse», ambitieux sur les montants mobilisés, modeste et déficient dans ses fondements stratégiques et conditionnalités, source probable de nouvelles dissensions-fissures à l’horizon du moyen et du long terme. Cette qualification, suivie d’appréhensions,  tient compte, en effet, d’une série d’éléments structurels et perceptuels de fragmentation de l’Union ainsi que des faiblesses propres aux mesures considérées, soit: i) de l’anticipation d’un crescendo de divisions dans cette Union déjà fissurée par le caractère socioéconomique hétéroclite des membres de la zone euro et les profonds écarts de vision et d’attentes, sans cesse observés, parmi les élites dirigeantes des États membres (clivages d’euro-enthousiastes, eurosceptiques et europhobes ; érosion des forces politiques traditionnelles, sous la pression  des extrêmes ; vent fort de populisme, traversant, bien qu’à des degrés variables, l’ensemble de l’éventail politique de l’Union et des opinions publiques qui s’y greffent); ii) de l’adoption, dans une expression de solidarité européenne face aux populations des pays qui ont le plus souffert de la pandémie, du principe de symétrie, selon lequel «tous les pays sont confrontés à un choc extérieur symétrique, dont aucun pays n’est responsable, mais dont tous doivent subir les conséquences négatives» (traduction d’un extrait de la lettre de neuf chefs d’État ou de gouvernement de pays du Sud européen, adressée au président du Conseil européen Charles Michel, le 25 mars dernier), alors que l’on sait aujourd’hui, pertinemment, que l’impact de la pandémie sur les système nationaux de santé (et, par ricochet, sur les  ressources humaines et financières des pays) n'est pas symétrique, vu que, dans une optique comparative, nombre de ces systèmes, bien préparés, en amont de la crise et de longue date, ont pu mieux résister à la pandémie et obtenir de meilleurs résultats dans la protection de la santé publique et de leur tissu socioéconomique, ce qui soulève des questions d’imputabilité, pour des raisons certes pas punitives, mais correctrices  d’insuffisances systémiques nationales par des conditionnalités d’affectation-gestion de cette aide européenne à dispenser; or, certains pays, refusant le principe même d’imputabilité, rejettent tout programme d’aide qui serait accompagné (à l’instar des programmes de sauvetage des années 2008 et suivantes) de conditionnalités de contrôles rigoureux d’utilisation et de réformes structurelles (dans le système de santé et dans l’économie), si l’on considère, par exemple, l’apostrophe, autant catégorique qu’étonnante, du président du Conseil des ministres d’Italie, Giuseppe Conte «si quelqu’un devait songer aux mécanismes de protection personnalisés mis au point par le passé, alors je tiens à le préciser : ne vous donnez pas cette peine, vous pouvez les garder, car l’Italie n’en a pas besoin » ; iii) corrélativement,  de la non-application, dans le cas d’un prochain recours  aux crédits du MES, dans la foulée des pertes causées par la pandémie (le Mécanisme prévoit, normalement, des conditions d’ajustements macroéconomiques et de réformes structurelles), des contraintes habituelles de son utilisation ainsi que de l’octroi de la possibilité d’en bénéficier non seulement pour des besoins directement issus de la crise de la pandémie mais, également, pour ceux d’un lien indirect, ouvrant ainsi la porte à des permutations de fonds par un jeu de postes budgétaires ; iv) de la suspension, parallèle à l’ouverture de ce «tiroir-caisse», des règles de discipline macroéconomique, au risque de propulser le déjà lourd endettement de certains pays vers des niveaux supérieurs, inédits, incontrôlables (pouvant, dans certains cas de pays, se rapprocher, voire dépasser, selon un scénario pessimiste, mais non moins probable, les 200% du PIB) que les marchés financiers, dans une économie mondiale aux choix multiples d’investissements, sauront sanctionner, avec comme résultat une nouvelle crise économique dans la zone euro, tirant vers le bas même les pays dits «vertueux» ; v) de l’acceptation d’une certaine forme de «mutualisation» des dettes à contracter (l’avons-nous vu) pour financer  le  Fonds pour la relance, plaçant l’Union dans une spirale d’endettement incontrôlable, vu l’extrême hétérogénéité de ses économies membres ; vi) du risque, enfin, d’un sérieux coût déstabilisant de politique interne dans plusieurs pays dits «vertueux», hostiles à ce déploiement massif de crédits et d’aides financières considérables et sans conditionnalités, comme aussi à des formules de mutualisation des dettes, ceci d’autant plus que nous sommes en système politique (l’Union) de déficit démocratique, qui, bien que privé de gouvernance fédérale (gouvernement et parlement), imposerait, tout de même, indirectement, de lourdes charges aux contribuables nationaux (pensons au vieil adage de souci démocratique «No taxation without representation» et à la philosophie dont la Cour constitutionnelle allemande fait écho dans sa jurisprudence «européenne» (notamment à l’occasion de l’établissement du MES, en sérieux déficit démocratique), celle «de la nécessaire conditionnalité politique de l’intégration économique»; vii) «in fine», de l’écart croissant qui sépare deux visions diamétralement opposées de la construction européenne en cours parmi les États membres de l’Union, la première liant la solidarité européenne au strict respect de règles de discipline macroéconomique (du reste, déjà juridiquement finalisées et contraignantes) et au principe d’adéquation du pouvoir de dépenser de l’Union avec le degré de sa structuration politique (pour éviter le déficit démocratique que nous venons de souligner supra, vi), la seconde voulant  un partage paneuropéen de ressources et de dettes, par des transferts financiers considérables, mais sans impact sur les droits souverains  des pays récipiendaires d’aides (rejet, notamment, des conditionnalités de contrôle sur l’affectation et gestion socioéconomique des aides à l’intérieur de l’espace politico-économique national), au risque de transformer ainsi l’Union en système de fédéralisme économique «à sens unique» et ceci  sans son nécessaire complément de fédéralisation politique.


                                Chronique* du 21 février 2020
                                             par
                                        Panayotis Soldatos
                  Professeur émérite de l’Université de Montréal
               Titulaire d’une Chaire Jean Monnet
ad personam
                   à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3


Le Brexit, miroir des insuffisances de l’Union européenne et source d’enseignements pour le devenir de l’Europe


* Chronique parue, également, avec notre autorisation, le 4 mai  2019, sur le site web de Paris  
www.fenetreeurope.com
au lien
http://www.fenetreeurope.com/index.php/opinions/1328-le-brexit-miroir-des-insuffisances-de-l-union-europeenne-et-source-d-enseignements-pour-le-devenir-de-l-europe
 
      Qu’il nous soit permis, en guise de prolégomènes, de relever, non sans une certaine aporie, la courtoisie «diplomatique» de circonstances  du leadership européen à l’occasion du retrait effectif  du Royaume-Uni de l’UE (le 31 janvier 2020) et de son entrée dans une période de transition et de négociations de futures relations. En effet, des déclarations telles que celles du président du PE David Sassoli « C’est une journée triste pour notre parlement » ou de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen « Vous allez nous manquer », qui s’inscrivent à l’enseigne d’une délicatesse institutionnelle d’«accommodement ultime» d’un membre récalcitrant de la famille européenne, ne sauraient effacer la mémoire historico-politique de l’Europe depuis 1973, gravée de l’euroscepticisme et de l’europhobie des Britanniques et de leur impact désintégratif sur la marche de la construction européenne. Du reste, un oubli de ce passé de relation ardue et  mouvementée augurerait mal pour la protection, lors des pourparlers de futures relations, de l’acquis communautaire (ci-après européen), déjà malmené par l’obstructionnisme britannique de plusieurs décennies au sein  de la CE/UE. Car, il ne s’agira pas, désormais, de négocier avec  un pays qui frappe pour la première fois à la porte de l’Europe, mais avec un  membre qui vient de quitter l’Union, après avoir réussi, depuis 1973, à ralentir systématiquement l’élan intégratif européen, à faire fi à la solidarité européenne par des demandes accrues de dérogations, à refuser une «Europe puissance» que nous regrettons aujourd’hui, à contribuer, grandement, à des décisions de dilution du système européen, qu’il s’agisse de l’incessant élargissement de l’Union ou du maintien de son écartèlement entre la logique de l’appartenance euratlantique et celle de l’indépendance européenne.
Une kyrielle de concessions européennes paralysantes et déstabilisantes pour l’UE, prouvées, in fine, infructueuses pour éviter le Brexit: de la résignation  au déni        1° L’illusion  d’une vraie intégration britannique «à reculons»
 
       Tout le long d’une vie commune avec le Royaume-Uni au sein des Communautés européennes  et de l’Union européenne, le leadership européen a subi, de la part des Britanniques, d’incessantes tentatives de blocage  de l’avancement de l’intégration européenne et, simultanément, de hautes vagues de revendications de «dérogations d’accommodement», dans une approche d’intégration à géométrie variable, antichambre d’une Europe «à la carte».  À cet égard, et pour avoir souvent exposé, dans nos écrits, cette politique britannique de procrastination-obstruction au sein de l'Union, nous nous limitons ici à relever cinq moments  décisifs («Schwerpunkte») de «décrochage»(d’un «opting out» sélectif), qui devront être pris en compte dans le nouveau processus de définition de futurs liens avec le Royaume-Uni: le refus, dès les premières années de l’ère Thatcher (penser à la fameuse formule «je veux qu’on me rende mon argent» /«I want my money back»), d’une solidarité budgétaire au service du bien commun de l’Europe, refus qui campait sur une vision purement comptable de l’intégration européenne et feignait d’ignorer les avantages britanniques d’une dynamisation économique par le grand marché (ouverture des marchés nationaux et libre concurrence); la ferme et durable volonté de ne pas  adhérer à la zone euro («opting out»), malgré son éligibilité à la lumière des critères de Maastricht, privant l’Union du poids monétaire du Royaume-Uni et ralentissant ainsi (certes avec d’autres facteurs) le rythme de la marche  ascendante  de l’euro en tant que monnaie internationale dominante d’échanges commerciaux et monétaires ; les nombreux «accommodements» et dérogations, notamment dans le champ  de liberté, de sécurité et de justice et celui des droits fondamentaux (Charte), affaiblissant ainsi les  efforts d’approfondissement politico-juridique de l’Union; l’inébranlable attachement du Royaume-Uni à l’OTAN et à ses rôles, sans cesse renouvelés et élargis dans l’après-guerre froide, en termes de sphère géostratégique et d’interventions (notons que les Britanniques ne sont pas  seuls dans cette orientation, des pays du Centre et de l’Est européens s’y reconnaissent aussi), qui hypothèque toujours les tentatives de certains autres pays membres, la France en tête, de trouver le nécessaire espace de déploiement d’une politique étrangère, de sécurité et de défense européenne, réellement commune et autonome; finalement, comble d’europhobie, la «répudiation» britannique (acceptée par les Vingt-Sept) de la déclaration (ô, suprême injure !) de la  finalité processuelle de l’intégration européenne, contenue dans le préambule du traité (TUE) et affirmant la résolution de «poursuivre le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe», «répudiation» s’opposant ainsi à l’élan vers «plus d’Europe économique et politico-institutionnelle», voire vers plus d’intégration  politique (sans, toutefois, nier que, sur le plan du grand marché et des services financiers, le rôle  du  Royaume-Uni au sein de l’UE a connu  des moments d’effets positifs).
 
       Pareil comportement désintégratif des  Britanniques, longtemps accepté par les autres membres et créant une sorte de «statut spécial» pour le Royaume-Uni, a provoqué l’érosion systémique de l’Union sans, par ailleurs, lui épargner l’assaut final du Brexit.
 
      2° Les partenaires européens du Royaume-Uni : de la résignation de stagnation au déni de la réalité désintégrative       
      Face à cette longue et constante continuité eurosceptique  et europhobe du Royaume-Uni, les autres membres de l’Union, certes à des degrés divers, ont, tout d’abord, fait preuve de patience d’espoir, pour se réfugier, ensuite, lorsqu’elle s’est transformée en tendance lourde de la politique britannique, dans un état de résignation, voire de déni de la réalité d’érosion progressive de l’élan intégratif européen. Il en découle une quasi permanente «aboulie», teintée de passivité de procrastination chez les  Vingt-Sept, qui alimente, aujourd’hui,  notre appréhension et soucis eu égard aux  négociations de futures relations, dans la foulée du Brexit, comme aussi pour l’avenir propre de l’Union.
     - Pour ce qui est  de la résignation de stagnation, force nous a été de souligner souvent que l’UE évolue vers un profil dominant de «grand marché» dont l’enchaînement dynamique («spill-over») vers la vraie communauté de valeurs et sa finalité politique ultime paraît, de plus en plus, aléatoire, sinon illusoire. Tout d’abord, depuis le grand élargissement à 28 membres, l’observateur averti prend conscience de la difficulté de s’entendre sur une politique étrangère réellement commune et efficacement déployée sur le terrain de l’interaction internationale, les clivages internes de l’Union l’empêchant : le Centre et l’Est européens véhiculent  encore des relents de guerre froide; le Royaume-Uni campa,  jusqu’au Brexit, sur des positions euratlantiques qui, l’avons-nous, souligné, ont «étouffé» toute tentative décisive vers une «Europe, grande  puissance géostratégique mondiale»; les relations avec la Russie et la Chine sont vues de façon différenciée par les États membres. Ensuite, l’homogénéité systémique de l’Union subit une érosion progressive  : les valeurs communes proclamées dans le traité (TUE) et la Charte des droits fondamentaux sont menacées, voire violées, dans plusieurs États membres; les politiques socio-environnementales suivent, dans l’espace de l’Union, des tendances d’une convergence ultérieure ardue; l’extrémisme et  le populisme frappent, encore que de façon différenciée, les sociétés et les systèmes politiques nationaux  membres; la refondation de l’Union est renvoyée aux calendes grecques. Dès lors, le comportement britannique d’euroscepticisme et d’europhobie ne fleurissait pas uniquement outre-Manche mais, bien au contraire,  a pu se propager au sein de l’UE et le passage du «grand marché» à la «communauté de valeurs» et, au-delà, à l’«Europe politique» finit par s’éloigner progressivement de l’horizon intégratif sous un nuage de résignation.
     - Quant au déni de la réalité, il est omniprésent dans les sphères des dirigeants européens qui se sont succédé depuis 1973 et qui ont, pourtant, pu observer, d’année en année, le refus des Britanniques d’accepter la logique supranationale du paradigme initial de Jean Monnet et, a fortiori, l’approfondissement du système politico-institutionnel  et de ses politiques sociales, économiques et monétaires, sans oublier celles, en gestation toujours, dans le domaine de la  politique étrangère, de sécurité et de défense commune (ce qui n’a, toutefois,  pas empêché quelques regroupements partiels en matière de défense européenne). C’est ainsi qu’ils procédaient, alors, à la signature de traités de réforme, accompagnés, du même souffle, de dérogations d’accommodement et de statut d’exception, sollicitées, surtout,  par  le Royaume-Uni, au niveau, justement, de dispositions d’approfondissement supranational et de croissance systémique vers «plus d’Europe». Et lorsque la volonté de Brexit se précisa, ils ont continué à faire preuve de flexibilité  d’accommodement et d’espoir de revirement des positions d’outre-Manche, en accordant des prolongations du délai «constitutionnel» de fin des négociations de retrait. C’est là le sens du long déni, pendant 47 ans, d’une réalité britannique foncièrement incompatible avec le projet d’union économique et monétaire  complète et de construction politique de l’Europe, déni qui fait craindre, aujourd’hui, de longues et chronophages négociations de relations futures avec le Royaume-Uni, aux dépens du traitement des autres dossiers cruciaux pour l’avenir des Vingt-Sept (réaliser l’Europe verte, l’Europe sociale, l’Europe de l’énergie, l’«Europe puissance» etc.).
Réussir, dans des délais raisonnables, l’accord de nouveaux liens avec le Royaume-Uni,   dans le strict respect de l’«acquis européen», et procéder, dans la foulée, à un nouveau partage de souverainetés au sein de l’UE, conforme aux exigences de la nouvelle constellation de grandes puissances et aux impératifs des défis mondiaux : un rendez-vous historique à ne pas manquer      
         1° Des négociations diligentes
       La longue saga des négociations de Brexit, due à la cacophonie des forces parlementaires britanniques et à l’incapacité du gouvernement du Royaume-Uni d’obtenir l’approbation de l’accord circonstancié de base que l’équipe de Michel Barnier avait bien ficelé, est chargée d’enseignements éclairants pour la prochaine marche des Européens lors des négociations de futurs liens avec les Britanniques. En effet, la fracture de la société britannique et de ses élites en cette matière demeure si profonde et leurs positions si chargées d’incohérences que  les négociateurs de l’Union, déjà aguerris par les pourparlers du Brexit et munis du  remarquable travail de fond réalisé par l’équipe Barnier, devraient finaliser une offre circonstanciée et rigoureusement définie, dans le respect de l’échéancier du 31 décembre 2020, pour éviter la stagnation paralysante de longues négociations; car, même si Boris Johnson se dit prêt à se conformer à cet échéancier, l’expérience du  Brexit et les  enjeux, désormais,  en considération laisseraient  penser à de longues et épineuses tractations  qu’il faudra abréger ou rompre (c’est précisément ce caractère épineux des pourparlers qu’ anticipait-appréhendait le Ministre français Jean-Yves Le Drian, lors de la conférence de sécurité de Munich, de ce mois de février, en déclarant que «sur les questions commerciales ou sur le dispositif de relations futures, que l'on va engager, on va s'étriper pas mal»). À cet égard, il faudrait éviter des prolongations périlleuses à plus d’un titre : éviter des longueurs qui risquent de faire apparaître des fissures dans les positions économico-commerciales sectorielles des Vingt-Sept; fermer le plus vite ce dossier britannique pour s’attaquer aux autres volets urgents de l’action européenne (environnement, énergie, politique sociale et inégalités, technologies du numérique,  politique d’asile et questions migratoires, politique étrangère, de sécurité et de  défense, tous  domaines déclarés déjà prioritaires par la nouvelle Commission, le nouveau PE, les États membres). En somme, sans vouloir être «punitifs», les Vingt-Sept devraient être, cette fois-ci, bien moins accommodants, ayant déjà assumé, depuis 1973, les coûts du long «détricotage à la carte» de l’intégration européenne.
       2° Protection de l’«acquis européen» de l’Union
       Les négociations du Brexit ont largement démontré l’intérêt des Britanniques à obtenir les avantages du marché unique sans l’acquis de son cadre législatif, soit un accord «sur mesure» pour l’économie du Royaume-Uni. Aussi, toute concession des Vingt-Sept dans cette direction entamerait-elle la solidarité, la cohésion et l’avenir du processus d’intégration européenne. À cet égard, et malgré les palinodies britanniques lors du Brexit, les types de possibles ententes futures sont déjà  connus et il serait, dès lors,  difficile d’en inventer sans compromettre la logique et l’intégrité du paradigme européen. Il s’agirait, notamment : d’une zone de libre-échange (probablement avec certaines exceptions de secteurs) rigoureusement balisée par des règles d’origine, une prise en compte de la question des barrières non-tarifaires et un mécanisme efficace de règlement des conflits afférents, selon, par exemple, le modèle de l’ALENA, pour éviter des diversions de commerce, une concurrence déloyale et un  processus de «guérilla»  pour la solution des différends; d’une  libéralisation  des échanges du type du CETA, mais avec davantage de contraintes environnementales, sanitaires et  sociales et un plus efficace processus de règlement des  différends; d’une union douanière, qui entraînerait, également, dans la foulée, une politique commerciale commune; du modèle  existant de l’Espace Économique Européen,  qui permet la participation au  marché unique et ses quatre libertés  (avec quelques exceptions de matières couvertes) et exige aussi le respect du  cadre législatif  de l’«acquis européen» des Vingt-Sept, notamment dans le champ des quatre libertés économiques, de la libre concurrence, des aides d’État, de la protection  du consommateur etc. En revanche, des panachages complexes de ces types de cadres d’intégration (paraissant d’un intérêt pour les Britanniques) seraient à éviter, dans un partenariat avec cette vaste Europe des 27, déjà  hétéroclite, courant, alors, le risque  de faire éclater l’Union; in fine, et dans l’impossibilité des Britanniques de choisir l’un de ces modèles, certes avec nombre d’adaptations compatibles avec l’«acquis européen», choisies avec cohérence et rigueur, l’option d’accords sectoriels, à l’instar du faisceau d’ententes UE-Suisse, existe, mais, s’agissant d’un partenaire au gabarit socio-économique et démographique  de loin plus imposant que celui de la Suisse, on devrait se limiter à quelques accords essentiels, pour laisser, à la lumière de l’expérience de leur mise en œuvre et de leurs résultats, la possibilité ultérieure de nouveaux accords (toujours sectoriels), «découplés», de la sorte,  de la négociation de futurs liens de cette année.
       3° Profiter du Brexit pour réussir le tant attendu et si impératif aggiornamento de la construction européenne, après la levée de l’hypothèque britannique
      Le scepticisme et l’europhobie britanniques furent objectivement, l’avons-nous souligné, un réel obstacle pour l’enchaînement («spill-over») du processus d’intégration européenne vers d’autres phases supérieures d’unification. Ils ont même servi d’«alibi» à ceux qui, souverainistes ou tièdes velléitaires,  procrastinaient  à chaque occasion de réforme  et de refondation de l’Union. Or, aujourd’hui, l’hypothèque britannique levée, nous aurons le «test de vérité», soit l’occasion de constater l’état des volontés politiques chez les Vingt-Sept pour aller, éventuellement,  au-delà du «grand marché», vers «plus d’Europe», avec des ingrédients forts d’intégration  politique, soit : l’injection d’une supranationalité accrue aux institutions et, notamment, à la Commission et le PE (nous avons pu, maintes fois, tracer dans nos écrits les contours d’ une telle réforme, qui passe obligatoirement par la révision des traités, comportant, également, des mécanismes de contrôle et de sanctions renforcés et efficaces); une «redistribution de cartes» de souveraineté, comportant, notamment, de nouveaux transferts et mises en commun de droits  souverains  au sein de l’Union.
    Et si un tel aggiornamento, dans la foulée du Brexit, échouait ou ne s’amorçait  jamais, alors nous pourrions penser, avec mélancolie, pessimisme et obligation d’autocritique, à charge des Vingt-Sept, aux vers du grand poète Cavafis : «Qu’attendons –nous, assemblés sur la Place Publique ? Les Barbares doivent arriver aujourd’hui…. La nuit est tombée et les barbares n’arrivent pas…  et ceux qui arrivent des frontières disent que les barbares ne viendront plus…Et maintenant qu’allons-nous devenir sans les barbares ? Ces gens étaient en fait une solution à tout » (une des traductions libres d’extraits du poème de Constantin CAVAFIS, En attendant les barbares).



                     Chronique* du 29 novembre 2019
                                      par
                                Panayotis Soldatos
               Professeur émérite de l’Université de Montréal
              Titulaire d’une Chaire Jean Monnet
ad personam
                         à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3


 
La nouvelle Commission européenne hautement politisée: une pratique institutionnelle à l’encontre de la logique intégrative de l’Union européenne


* Chronique parue, également, avec notre autorisation, le 29 novembre 2019, sur le site web de Paris 

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http://www.fenetreeurope.com/index.php/opinions/1326-la-nouvelle-commission-europeenne-hautement-politisee-une-pratique-institutionnelle-a-l-encontre-de-la-logique-integrative-de-l-union-europeenne
 
         Dans l’euphorie du dénouement, par un consensus intergouvernemental, en début juillet, de l’impasse créée au sein du Conseil européen sur la désignation des titulaires des postes de haute direction du système institutionnel de l’UE (présidence du Conseil européen, présidence de la Commission, poste de haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, présidence de la Banque centrale européenne, présidence du sommet de la zone euro), on n’a ni su ni voulu prendre la mesure de la nouvelle érosion intégrative infligée alors à  l’Union  par les chefs d’État ou de gouvernement et, au-delà, par les forces politiques nationales. S’agissant ici, plus particulièrement, de la Commission (présidence et membres), à la faveur d’un climat délétère d’ambitions nationales et de comportements de cavalier seul, d’euroscepticisme, d’europhobie, de populisme et de dérapages extrémistes, les gouvernements nationaux ont accéléré l’érosion de l’indépendance de l’exécutif européen, en accentuant leur emprise  intergouvernementale sur le processus  de désignation de son président, du haut représentant et des autres commissaires.  Quant au Parlement européen (PE), affaibli par le recul électoral de ses deux grandes familles politiques (PPE et S&D) et la constellation  hétéroclite des autres groupes politiques, traversés par lesdits courants eurosceptiques et europhobes, il fut, dans ce «bras de fer» pour le leadership des institutions de l’Union, un interlocuteur plutôt ignoré et en apraxie ; plus tard, cependant, soit en octobre-novembre, il a connu un certain regain de vigueur, à l’occasion de l’examen d’approbation des commissaires pressentis, avec 3 «candidats» retoqués, pour, in fine, approuver la nouvelle Commission par un vote largement majoritaire, le 27 novembre.
       En effet, l’abandon du mode de désignation du président de la Commission, basé sur la prise en compte  des résultats des élections européennes (article 17, par.7 TUE) et opérationnalisé, en 2014, par le choix de la «tête de liste» (Spitzenkandidat) gagnante, prive ce président et, par ricochet, l’ensemble du collège des commissaires,  du poids de  la légitimité du suffrage universel, ô combien précieux dans l’exercice réellement supranational de leurs fonctions législatives, exécutives et de gardien des traités. Par ailleurs, le déroulement du processus de sélection-désignation des commissaires, en vue de leur approbation par le PE, ne témoigne nullement du souci des dirigeants nationaux de protéger l’autonomie constitutive-statutaire et, par ricochet, décisionnelle, de la Commission, souci exprimé pourtant fort clairement  par le constituant dans son exigence de procéder à la sélection des commissaires «en raison de leur compétence générale et de leur engagement européen et parmi des personnalités offrant toutes garanties d'indépendance» : fidèles à l’orientation, progressivement suivie depuis la fin de la Commission Hallstein II (seconde moitié des années 1960), les gouvernements ont imposé la politisation de la Commission, en y installant, pour l’essentiel (le verrons-nous par la suite, infra, rubriques I et II), des personnalités politiques, privant ainsi cette institution «motrice de l’intégration européenne» de la capacité d’articulation et d’agrégation-synthèse des intérêts antagoniques (nationaux, régionaux, sectoriels) que seule une instance supranationale, en l’occurrence apolitique, indépendante desdits  intérêts et des pouvoirs politiques nationaux, pourrait entreprendre avec succès. 
        Dans cette optique notre démarche de réflexion, placée à la plus large enseigne du débat institutionnel au sein de l’Union et rejetant  la thèse de ceux  qui, plongés dans une antilogie de raisonnement, veulent une Europe au service de ses peuples mais sans ossature institutionnelle approfondie  et indépendante (supranationale, faute de pouvoir être fédérale),  proposera, en premier lieu, et  pour plus d’intelligibilité, la conceptualisation du processus arythmique, voire souvent antinomique de politisation de la Commission, oscillant entre une dimension positive, celle du renforcement de sa légitimité par une approche de «co-investiture» parlementaire («bonne politisation») et une manifestation négative, voulant sa dépendance à l’égard des pouvoirs politiques nationaux («mauvaise politisation») (I) ; elle conduira, ainsi au cœur  de notre analyse, soit à l’illustration empirique du crescendo de «mauvaise politisation» que confirme et accentue le tout récent processus de désignation- approbation-nomination de la nouvelle Commission, présidée par Ursula von der Leyen (II) ; elle consacrera nos considérations finales à l’esquisse des paramètres de l’impératif de consolidation de la «bonne politisation», par une approche de renforcement de la légitimité et de l’indépendance de l’exécutif européen, qui, notons-le, s’inscrit déjà dans l’esprit et la logique intégrative des traités (III).
        I.- La «bonne politisation» et la «mauvaise politisation»  dans  la trajectoire de l’évolution arythmique de l’exécutif européen      
        Conceptuellement, le processus de  politisation de la Commission européenne peut comporter deux dimensions : celle de la désignation-élection  de son président et de ses membres par un mode lié, directement ou indirectement, au suffrage universel («bonne politisation») et celle de leur choix par les gouvernements des États membres, essentiellement, parmi les élites politiques nationales (personnes ayant eu des mandats politiques au sein des gouvernements et  des parlements nationaux -- parfois infranationaux, notamment d’unités fédérées («mauvaise politisation»). Précisons, ici, que les termes «bonne et mauvaise politisation»  furent proposés dans la littérature spécialisée par Philippe de Schoutheete.   
         1° La «bonne politisation» de la Commission est celle qui lui a permis d’accroître son degré de légitimité, réduisant son déficit démocratique, grâce à l’établissement de liens de plus en plus étroits avec le Parlement européen, notamment  depuis l’élection de ce dernier au suffrage universel direct. En effet, à l’instar de la tradition parlementaire européenne et dans la foulée des réformes introduites par les traités de Maastricht, d’Amsterdam, de Nice et de Lisbonne, l’exécutif de Bruxelles puise, de façon croissante, sa légitimité, dans  de nouveaux liens  avec le Parlement européen, lesquels, sans aller jusqu’à une désignation et une investiture par ce seul Parlement élu, pointent, tout de même, vers un parlementarisme elliptique. En effet, aujourd’hui, le président de la Commission, quoique proposé, pour élection au PE,  par le Conseil européen, doit l’être «en tenant compte des élections au Parlement européen» (ce lien avec le suffrage universel fut opérationnalisé, voire renforcé en 2014, l’avons-nous déjà souligné, supra, avec la désignation, pour la présidence de la Commission, de la «tête de liste» (Spitzenkandidat) gagnante -- mode, hélas, abandonné en 2019), pour arriver, in fine, à son élection par ce Parlement (président élu, selon le terme du TUE); quant aux autres membres de la Commission, suite à leur désignation par le Conseil à partir de suggestions émanant des gouvernements des États membres et avec l’accord du président élu (premier ingrédient de leur légitimation), ils sont confirmés par un vote d’approbation du PE, sorte d’« investiture» partagée («co-investiture») avec le Conseil européen qui les nomme par la suite.
        2° Contrairement au paradigme intégratif initial de Jean Monnet, qui souhaitait une approche «néo-fonctionnaliste» (essentiellement technocratique) pour la composition de la Haute Autorité (CECA) et de la Commission (CE), la «mauvaise politisation»  représente, l’avons-nous évoqué, un processus constant, depuis la fin de la Commission Hallstein II. En effet, dans la foulée des réactions du général de Gaulle, lors de la crise de 1965, face aux commissaires qui se voulaient apolitiques et que le président français qualifiait, alors, d’«apatrides», la Commission se politise, au niveau de sa composition, en mode de crescendo, avec des membres qui, souvent issus de rangs politiques nationaux, bien que simples ressortissants nationaux, se rapprochent d’un de facto profil de représentants des États membres.
         Et pourtant, les traités ont toujours voulu proclamer, voire garantir le statut d’indépendance des commissaires, exigeant d’eux «toutes garanties d'indépendance» et  stipulant qu’ils «ne sollicitent ni n'acceptent d'instructions d'aucun gouvernement, institution, organe ou organisme» (article 17, par.3 TUE) et que «les États membres respectent leur indépendance et ne cherchent pas à les influencer dans l'exécution de leur tâche» (article 245 TFUE). À cet égard, le concept d’indépendance, ainsi introduit par les traités, renvoie, pensons-nous,  à la fois à l’indépendance politique des commissaires (ne pas être inféodé aux institutions et forces politiques des États membres et aux intérêts nationaux) et, de façon plus générale, à leur indépendance sociétale (entre autres, conflits d’intérêts ou manquements à des règles d’éthique).
 
        Malheureusement, cette philosophie supranationale ainsi «constitutionnalisée» n’a pas su, dans la pratique, résister aux  assauts des vagues souverainistes, qui ont contribué au déclenchement et à l’accentuation du processus de «mauvaise politisation» de l’exécutif européen, politisation en croissance constante et, soulignons-le, concomitante avec l’élargissement des champs de compétence des Communautés européennes et de l’Union, appelé à entraîner l’accroissement des rôles du collège des commissaires. En effet, les États membres, placés devant cette extension des rôles de la Commission, ont tenu à l’endiguer, par un meilleur « encadrement », voire contrôle de leur ressortissant membre, et choisi d’y « loger » des personnalités politiques, si possible des « poids lourds » de leur système politique, pour accéder, par leur biais, à un rôle d’influence au sein du collège; quant à l’argument de justification, celui de la recherche d’un apport d’expérience politique pour un dialogue efficace et équilibré avec les autres institutions de l’Union à composition politique, il est peu judicieux et crédible à la lumière de la décote constante de la Commission, aujourd’hui en perte d’efficacité et d’influence et en situation systémique crépusculaire. C’est, donc, dans cette logique et pratique croissante que des personnalités politiques de haut rang quittent (invitées ou encouragées par leur gouvernement) leurs fonctions de dirigeant politique influent, d’élu ou de membre du gouvernement, pour siéger à la Commission, et que d’anciens Premiers ministres ou ministres, écartés du pouvoir ou mis « à la réserve » du système politique national, comme aussi des candidats échouant dans la quête d’un mandat d’élu national, mais considérés politiquement influents au niveau des élites politiques de leur pays, prennent la route de Bruxelles. Il n’est, dès lors, pas étonnant de constater que ces simples ressortissants nationaux (selon le traité) se voient, après leur entrée en fonction au sein de la Commission, munis d’un « mandat officieux» de  représentant national  et n’hésitent pas (le phénomène est croissant et gênant, du point de vue de l’autonomie de l’institution), à défendre, à l’occasion, au sein du collège des commissaires, l’intérêt national, tout en continuant à suivre de près les affaires politiques de leur pays, voire même à prendre position sur des questions de politique nationale et, in fine, à quitter, parfois, en cours de mandat, la Commission pour participer à des campagnes électorales nationales et retrouver ainsi de nouvelles fonctions en politique nationale. Et, chose plus troublante, nous avons des gouvernements d’États membres qui «censurent» un commissaire en refusant sa proposition pour un autre mandat, au motif d’une conduite non-conforme à l’intérêt national et dans le but d’y voir  un ressortissant de leur obédience politique et davantage ouvert aux influences nationales (ce phénomène est «tempéré», en cas de gouvernements de coalition, vu le besoin d’un consensus entre les partis politiques concernés).
      Pour ce qui est du  Parlement européen, disposant d’un pouvoir d’examen des «candidatures» au poste de commissaire et d’approbation de la Commission dans son ensemble, force nous est de constater qu’il s’est préoccupé plutôt du manque d’indépendance sociétale, en cas de conflits d’intérêts et de fautes d’éthique (ce fut, notamment, le cas, cette fois-ci, avec trois commissaires désignés et retoqués au PE) que du profil fortement politisé d’un grand nombre de commissaires désignés, profil de vulnérabilité face aux influences politiques nationales et incompatible avec la philosophie et les fonctions supranationales de la Commission, balisées, pourtant, par les traités.
        II.- Le processus de désignation de la nouvelle Commission et de sa présidente,  à l’enseigne d’une poursuite de l’érosion de l’indépendance de l’exécutif européen  
        1° La nouvelle Commission (pour le moment, de 27 membres, le Royaume-Uni n’ayant pas  proposé un nom de commissaire), présidée par Ursula von der Leyen, loge, à l’instar des précédentes (surtout depuis le crescendo de politisation des Commissions Barroso II et Juncker), à l’enseigne de ce long processus de «mauvaise politisation» et confirme l’érosion de l’indépendance de l’exécutif de Bruxelles par rapport aux États membres et aux institutions «intergouvernementales» de l’Union (Conseil européen, Conseil de l’Union). En effet, sa radioscopie de constitution-composition révèle et confirme la transformation d’une institution initialement conçue dans un esprit d’apolitisme en un «Conseil bis», si l’on considère la présence en son sein de personnalités politiques, essentiellement, issues des rangs gouvernementaux des pays membres : présence d’anciens Premiers ministres (deux) et ministres (seize), formant une  imposante majorité (deux tiers) du  collège, d’anciens députés nationaux (deux) et eurodéputés (quatre) et de seulement trois commissaires pouvant être considérés comme technocrates - diplomates (à cet égard, pour les commissaires d’un mandat aujourd’hui renouvelé, nous tenons compte, dans notre méthode de calcul et relevé, de leur fonction, en l’occurrence ministérielle ou de député, lors de leur première nomination à la Commission). Aussi, avec ce profil politique, ces commissaires sont susceptibles de se mettre à l’écoute des gouvernements nationaux qui les ont proposés, bien qu’à des degrés variables, en fonction de leur personnalité et du degré de leur engagement européen (avec une dépendance plus diffuse dans les cas de propositions  de commissaires émanant de gouvernements de coalition qui ont eu à s’entendre sur le choix de leur ressortissant).
       À cet égard, nous regrettons  vivement que le Parlement européen, bien que témoin de longue date de cette «mauvaise politisation», n’ait pas encore jugé opportun de s’y opposer avec force et détermination de résultat, consacrant davantage son attention d’examen au critère de compétence et, dans certains cas, aux questions d’éthique et de conflits d’intérêts, vus sous l’angle de situations économico-financières, plutôt que dans l’optique d’un déficit d’indépendance politique:  le risque d’apparition-accentuation au sein de la Commission  de conflits entre les intérêts nationaux, véhiculés par des élites politiques nationales et relayés par des commissaires ainsi politisés, n’a, paraît-il, pas beaucoup préoccupé les eurodéputés, siégeant dans une assemblée cette fois-ci davantage hétéroclite et traversée par de plus forts courants d’euroscepticisme et d’europhobie.
 
       2° L’abandon de l’approche «tête de liste» (Spitzenkandidat) gagnante (mode de désignation suivi dans la foulée des élections européennes de 2014) et le «marchandage de compromis global» dans l’attribution des diverses présidences au sein de l’Union ont permis au Conseil européen d’imposer cette «mauvaise politisation» du leadership de la Commission (présidence) : les chefs d’État ou de gouvernement se sont permis de proposer, pour la présidence de l’exécutif européen, une personnalité (membre du gouvernement allemand, d’une longévité ministérielle) située en dehors du champ de vision de l’électeur européen de mai 2019 (élections au PE), dans la foulée dudit «marchandage» entre grandes familles politiques européennes et, également, entre gouvernements (ceux, surtout, qui, comme la RFA et la France, jouent un de facto rôle directionnel dans les affaires de l’Union), sans recourir, d’abord et avec insistance, à l’ordre de classement des «têtes de liste» aux élections européennes pour identifier-explorer  systématiquement celle en mesure d’obtenir l’approbation de la  majorité des membres du PE. À cet égard, il importe de souligner une certaine passivité du PE, dans cette phase d’exploration-consultation  pour la désignation d’un président, qui a laissé le champ libre aux «marchandages » de sélection en Conseil européen; quant au vote  parlementaire fort serré pour l’élection de la nouvelle présidente de la Commission, signe de malaise devant cette approche «intergouvernementale» de désignation, il fut une réaction tardive et, in fine, inopérante, dans un  processus déjà «ficelé» entre chefs d’État ou de gouvernement, le PE n’ayant , dès lors, pas pu remédier, par un «veto», au déficit de légitimité de cette nouvelle présidente, privée de la «bonne politisation» du suffrage universel (élections européennes) que souhaitait le constituant (article 17, par. 7). Et pourtant, la Déclaration (no 11) ad article 17,paragraphes 6 et 7, du traité sur l'Union européenne, annexée à l'Acte final de la Conférence intergouvernementale qui a adopté le traité de Lisbonne, précise l’important rôle du PE dans cette procédure de désignation à la présidence de la Commission, rôle joué, notamment, lors de la désignation du président en 2014 : «La Conférence considère que, en vertu des dispositions des traités, le Parlement européen et le Conseil européen ont une responsabilité commune dans le bon déroulement du processus conduisant à l'élection du président de la Commission européenne. En conséquence, des représentants du Parlement européen et du Conseil européen procéderont, préalablement à la décision du Conseil européen, aux consultations nécessaires dans le cadre jugé le plus approprié. Ces consultations porteront sur le profil des candidats aux fonctions de président de la Commission en tenant compte des élections au Parlement européen, conformément à l'article 17, paragraphe 7, premier alinéa. Les modalités de ces consultations pourront être précisées, en temps utile, d'un commun accord entre le Parlement  européen et le Conseil européen».
 
        3° Au sein de la Commission siège un commissaire à «double casquette» (vice-président du collège des commissaires et haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité), qui doit être nommé par le Conseil européen avec l’accord  (exigé à  l’article 18, par. 1er du TUE) du président de la Commission (ce qui présuppose un dialogue de consultation entre les deux). Or, ce haut représentant fut, dans les faits, «choisi» par le Conseil européen («le Conseil européen  considère que Josep Borrell  Fontelles est  le candidat approprié pour la fonction») le 2 juillet, dans le cadre du «marchandage de compromis global» pour la désignation concomitante aux hautes fonctions de l’Union (présidences du Conseil européen, de la Commission, de la BCE et du sommet de la zone euro; poste de haut représentant), soit à une date antérieure à celle de l’élection par le PE de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen : celle-ci  venait, donc, à peine d’être  proposée (au PE) pour son élection, qui n’était, par ailleurs, point assurée, vu la forte opposition au sein de l’enceinte parlementaire, et qui n’a pu intervenir qu’à une date ultérieure (le 16 juillet), par un vote, notamment, très serré. Aussi, plutôt que d’attendre l’élection d’un président de la Commission pour se concerter et considérer ensemble une candidature appropriée pour ce poste, y a-t-il  eu, de la part des chefs d’État ou de gouvernement en Conseil européen, le 2 juillet, une démarche politique de préemption de l’accord conforme du président de l’exécutif européen, accord qui fut formellement donné le 26 juillet, dans un artifice de «ratification» a posteriori, marque tangible de « mauvaise politisation». En somme, bien que le choix initial de Josep Borrell fût fait «sous réserve de l’accord de la présidente élue», pour respecter formellement la lettre du traité, politiquement, dans cet écart de dates souligné supra, on «forçait la main» (préemption) d’une présidente «in the making», en attente de sa future élection par le PE, entourée de grand flou. Pareille de facto inversion dans la séquence formelle de ces désignations (président élu, donnant, ensuite, son accord pour la nomination du haut représentant) constitue, à nos yeux, une évidente manifestation de «mauvaise politisation», le Conseil européen décidant, ici, seul, dans un «bras de fer» de compromis intergouvernemental global, de cette sélection du haut représentant, de surcroît vice-président «imposé» à la Commission, avant qu’un président élu de la Commission soit en fonction et puisse, alors, s’y pencher et s’y prononcer (autrement que par un accord a posteriori à un choix déjà fait).
 
       4° La «mauvaise politisation» affecte, également, le pouvoir du président d’attribuer les portefeuilles des commissaires, garanti pourtant, par les traités : «…les responsabilités incombant à la Commission sont structurées et réparties entre ses membres par le président, conformément à l'article 17, paragraphe 6 [du traité sur l’UE)]. Le président peut remanier la répartition de ces responsabilités en cours de mandat. Les membres de la Commission exercent les fonctions qui leur sont dévolues par le président sous l'autorité de celui-ci» (article 248 TFUE). En effet, malgré la lettre des traités, ce processus, aussi,  subit la «mauvaise politisation», vu le «marchandage politique» qui précède l’exercice de ce rôle du président : dans la pratique, force nous est de constater que la présidence subit, dans un échange d’influences,  les  pressions des gouvernements nationaux (surtout au niveau des grands États membres, à influence directionnelle), qui expriment, parfois avec insistance, des préférences de portefeuille de commissaire (penser, notamment, aux pressions du président Macron pour «réserver» au ressortissant français, membre de la Commission, un portefeuille aux larges compétences, comportant, notamment, la politique industrielle, le marché intérieur, le numérique, la défense et l’espace); cette approche édulcore, de la sorte, les traits  supranationaux de l’institution, voulus par le constituant qui, notamment depuis le traité de Nice, souhaite y voir la préfiguration d’un système parlementaire, dans le cadre duquel c’est au Premier ministre (ici au président de l’exécutif européen) de former son gouvernement, en termes d’attribution-remaniement-retrait des portefeuilles ministériels.
 
          III. Quelques considérations finales
 
         In fine, et en guise de conclusion, nous pourrions puiser dans ces réflexions un objectif «policy-oriented», ordonné à un renforcement de la légitimité-indépendance de la Commission, sans révision des traités. Son actualisation, qui résiderait dans le développement-consolidation de pratiques «constitutionnelles» de l’Union, nous paraîtrait en mesure d’endiguer, quelque peu, cette érosion de la supranationalité de l’exécutif européen, soumis, aujourd’hui, à la «mauvaise politisation» que lui infligent les gouvernements des États membres (séparément ou en Conseil européen et en Conseil de l’Union). Il s’agirait, en somme, du respect de l’esprit des avancées de légitimité consignées dans les traités et, parallèlement, de la volonté d’atténuer-éliminer, progressivement, le recours à la  «mauvaise politisation» qui paralyse la  Commission.
 
       En effet, et dans l’attente de réformes institutionnelles longtemps dues et, malheureusement, toujours  éloignées dans l’horizon, faute de volonté politique suffisante au sein des États membres de l’Union, nous pourrions contempler, aujourd’hui,  des  pratiques assurant le respect des avancées de légitimité de l’exécutif européen et du principe «constitutionnel» fondateur de son indépendance, conformément à la lettre et à l’esprit des traités, pratiques qui  comporteraient  un faisceau d’orientations prioritaires, dont : a) le retour à l’approche de «tête de liste» (Spitzenkandidat) gagnante, suivie en 2014 pour la désignation du président de la Commission, à soumettre, ensuite, à l’élection du PE; b) l’abandon, par  les gouvernements des États membres, lors du processus de sélection des «candidats» qualifiés pour faire partie de la Commission, de leur «bras de fer» intergouvernemental d’influences et de leur penchant pour la «mauvaise politisation» de l’institution par le «parachutage» d’élites politiques «like-minded» (souvent sans égard aux critères de l’article 17, par. 3 TUE); c) corrélativement, l’adoption d’une approche qui laisserait au président élu une réelle autonomie et capacité excédentaire d’appréciation et de choix des membres du collège des commissaires à partir de simples suggestions nationales comportant plusieurs noms de ressortissants, pour en retenir un par État (notons que certains États ont déjà accédé, volontiers, à cette pratique) dans une Commission à dosage mixte et équilibré (technocrates, professionnels de divers secteurs sociétaux, personnalités au passé politique (mais non pas de «fraîche date»), qui auraient  su prendre leurs distances avec les appareils politiques et faire, par ailleurs, preuve de compétence, d’engagement européen, d’autorité sociétale); d) le respect, par les États membres et les autres institutions de l’Union, du pouvoir  «constitutionnel» du président élu de la Commission de structurer, répartir et remanier les portefeuilles au sein du collège des commissaires (articles 17, par.6 TUE et 248 TFUE), sans interférences politiques nationales et pressions indues, hélas habituelles; e) chose bien plus difficile, l’affranchissement progressif des groupes politiques du  PE des servitudes nationales, pour effectuer, avec plus d’insistance, objectivité et esprit transnational-supranational, l’examen systématique (oral et écrit) du parcours, des qualités et des aptitudes concrètes  (en fonction du portefeuille attribué) des commissaires désignés, à la lumière de la grille des critères établis de compétence, d’engagement européen et d’indépendance (précisons-nous, indépendance politique et, plus largement, sociétale) .
       Qu’il nous soit, enfin, permis de mettre l’accent, ici, sur le caractère pragmatique de notre insistance sur la restauration, voire l’approfondissement de la légitimité-indépendance de la Commission européenne, constamment menacée par les vagues incessantes de «mauvaise politisation». En effet, la philosophie  supranationale et l’approche néo-fonctionnaliste d’une Commission apolitique fut, dès la genèse des Communautés européennes et la mise en œuvre de la «méthode Jean Monnet», celle de la protection de ses fonctions  d’initiative législative, d’exécution et de gardien des traités, à l’abri des chocs des intérêts nationaux que des hommes et des femmes politiques pourraient, une fois nommés par les gouvernements des États membres au sein du collège des commissaires, relayer au niveau européen et entraîner ainsi la cacophonie paralysante  de l’institution. En revanche, avec une Commission, aujourd’hui, hautement politisée («mauvaise politisation»), détecter-articuler-agréger ces intérêts nationaux, surtout dans cette Europe élargie, sans suffisante homogénéité politique, économique, sociale et démographique, pour en formuler des propositions législatives et des politiques cohérentes, équitables et à un rythme accéléré, à l’adresse du Conseil et du Parlement européen, relève de l’«art de l’impossible» ainsi que le démontre le bilan, plutôt maigre, depuis le milieu des années 1990, des Commissions successives et le confirme, hélas, avec éloquence, la Commission Juncker, victime, elle aussi, de la «mauvaise politisation» (bien entendu, d’autres raisons de ce maigre bilan que la «mauvaise politisation» sont, également, en jeu). À ce dernier propos, nous pouvons fournir quelques exemples de carence fonctionnelle- décisionnelle de la Commission Jean-Claude Juncker : sa gestion de la crise grecque fut cacophonique, arythmique et inefficace, la Grèce  ayant réussi à profiter de plans de sauvegarde sans entreprendre les profondes réformes structurelles requises (socio-économiques, éducationnels etc.); sa politique de quotas en matière de flux migratoires s’est heurtée aux rivalités et refus  nationaux ; ses  projets et interventions pour la protection des frontières extérieures de l’Union, en particulier, en Méditerranée, en matière de contrôle desdits flux, n’ont toujours pas convaincu; ses démarches pour faire sanctionner les violations des valeurs de l’Union, en Hongrie et en Pologne, furent hésitantes, timides, généralement inopérantes; son immobilisme sur la réforme de la PAC conduisit à une dangereuse procrastination ; ses «balbutiements» de «honest broker», lors  des crises internationales dans le périmètre de l’Union  (Chypre, Syrie, Turquie, Ukraine  etc.), ont profondément déçu; son insistance à l’élargissement de l’UE vers des pays des Balkans occidentaux (fuite en avant), plongés dans une crise économique et politique et frappés de phénomènes de corruption, étonne et, surtout, inquiète.
      Est-il trop tard pour un tel redressement? Jean Monnet nous offre, encore cette fois-ci, une réponse : «Renoncer à une entreprise parce qu’elle rencontre trop d’obstacles est souvent une grave erreur : ces obstacles sont, au contraire, les aspérités auxquelles peut s’attacher l’action»(Mémoires).
 
 



                                         Chronique* du 28 août  2019
                                                          par
                                            Panayotis Soldatos
                        Professeur émérite de l’Université de Montréal
                      Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam
                                 à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3
 
L’abandon du mécanisme «tête de liste» gagnante pour la désignation du nouveau président de la Commission européenne : un sérieux revers pour le processus de renforcement de la supranationalité-légitimité de la Commission européenne et d’approfondissement du parlementarisme européen,  toujours elliptique
 
*Chronique parue, également, avec notre autorisation, le 28 août 2019, sur le site web  de Paris  www.fenetreeurope.com
au lien
http://www.fenetreeurope.com/index.php/opinions/1325-l-abandon-du-mecanisme-tete-de-liste-gagnante-pour-la-designation-du-nouveau-president-de-la-commission-europeenne-un-serieux-revers-pour-le-processus-de-renforcement-de-la-supranationalite-legitimite-de-la-commission-europeenne
 
 
 
      1° L’épais brouillard qui a couvert l’atmosphère des dernières élections européennes de mai 2019, délitée par les pressions de courants extrémistes et europhobes, les arythmies et reculs des grands partis traditionnels de l’Europe, les postures populistes-nationalistes dans plusieurs États membres ainsi que les incertitudes et palinodies du processus de Brexit, a obscurci l’horizon post-électoral et détourné l’attention des effets «désintégratifs» de l’insistance du Conseil européen de «découpler» le mode de désignation du président de l’exécutif européen de l’approche «tête de liste» gagnante(«spitzenkandidat») aux élections européennes. En effet, à la faveur d’un  soulagement ressenti, au lendemain des élections, devant le maintien d’une majorité parlementaire pro-européenne, quoiqu’affaiblie (celle, notamment, composée de l’addition des forces de députation des formations européennes  PPE, S&D (socialistes et démocrates), RE (libéraux  de la formation « Renouveler l’Europe – Renew Europe»)  et Verts/Alliance libre européenne), et l’espoir consécutif d’endiguer la pression de la vague eurosceptique et europhobe, on a sous-estimé l’impact systémique de cette posture des chefs d’État ou de gouvernement en Conseil européen, celui du net recul dans la marche vers le renforcement de la légitimité-supranationalité  de la Commission, par un lien plus direct de son président avec le suffrage universel, et la réduction du déficit démocratique de l’Union dans son ensemble. Et pourtant, le verrons-nous dans la première partie de notre réflexion (I), le cadre «constitutionnel» du mode de désignation  du président de la Commission (selon, notamment, article 17, par. 7 TUE et la Déclaration no 11, annexée à l'Acte final de la Conférence intergouvernementale qui a adopté le traité de Lisbonne) n’a pas changé et les arguments qui ont prévalu lors du débat de 2014 pour une désignation selon le mécanisme «tête de liste» gagnante, demeurent toujours valides.
      2° Mais, au-delà du débat sur l’interprétation juridico-politique du cadre «constitutionnel» dudit processus de désignation à la tête de l’exécutif européen et du narratif du  «bras de fer» intergouvernemental conduisant à cette déviation de processus, c’est au niveau des conséquences systémiques plus vastes sur l’Union que portera notre second volet de développements (II). 
      Car, en effet, et notre analyse se propose de l’établir clairement, ce revers affaiblira la légitimité et l’autonomie constitutive et statutaire du président de la Commission ainsi que son poids dans le jeu d’équilibre interinstitutionnel  au sein de l’Union (vis-à-vis, notamment, du collège des commissaires, du Conseil européen, du Conseil et de l’Eurogroupe); il conduira, également, vers un surcroît d’érosion de la légitimité-supranationalité  de l’exécutif européen, le tout à l’enseigne d’une Union de plus en plus intergouvernementale; il freinera, enfin, l’approfondissement du parlementarisme européen et la réduction du déficit démocratique du système. 
      I. La violation de l’esprit du constituant et de la lettre du traité sur l’Union  européenne, en dépit des conclusions d’interprétation dominante au lendemain des élections de 2014
     1° Quelle argumentation juridico-politique en faveur du régime de «tête de liste» gagnante («spitzenkandidat») ?
     La lettre de la disposition du traité relative à la «désignation-élection» du président de la Commission (article 17, par. 7 TUE), souffre, certes, d’une certaine ambiguïté, celle liée au bicéphalisme du processus (proposition du Conseil européen au PE- élection par le PE), qui illustre le refus politique de «parlementariser» entièrement, sur ce plan, le mode d’élection du président de l’exécutif, en le confiant exclusivement au PE, refus aux motifs à la fois de rationalité politique et  de coloration partisane : sur le plan de la rationalité politique, l’absence de listes transnationales, d’un système électoral européen, complètement uniforme, et de vrais partis politiques européens, soit fortement structurés (les partis politiques européens d’aujourd’hui  relevant plutôt d’une logique de regroupements en familles politiques, d’une constellation multinationale et «multipartite»), freine un tel élan de parlementarisation  avancée (investiture exclusivement  parlementaire); quant aux considérations partisanes, elles s’abreuvent, dans le contexte idéologico-politique actuel, aux sources de l’obstructionnisme des courants eurosceptiques et europhobes et des tendances  souverainistes, fortement opposés à l’avènement d’un exécutif qui trouverait sa légitimité, de façon directe et irréfutable, dans l’expression du suffrage universel des élections européennes et, dès lors, accentuerait le poids du volet supranational de l’Union et l’approfondissement de son régime parlementaire. 
       Malgré cela, à Lisbonne, une percée s’est concrétisée en cette matière, le constituant liant la proposition  par le Conseil européen d’un président pour la Commission (à présenter, certes, à l’élection au PE) aux résultats des élections européennes. En termes concrets, le Conseil européen, lors de sa proposition au PE  d’une personnalité pour la présidence de la Commission, devra tenir compte des élections européennes, ce qui équivaut, selon notre interprétation (et celle qui a prévalu en 2014), au choix d’un profil de président qui soit : issu (en tant que «tête de liste») du parti politique arrivé en tête aux élections et capable, à la lumière des «consultations appropriées» du Conseil européen et de son président avec les élus du PE (à ne pas y voir, toutefois, des tractations-marchandages  politiques entre États membres – notamment  les plus influents -- en vue d’un partage des postes  de présidence au sein de l’Union, comme ce fut le cas aujourd’hui, dans la foulée des élections de 2019), de réunir autour de lui la majorité des membres du PE (ce qui, en l’état actuel des  forces politiques européennes, imposerait une majorité de coalition). En somme, la marge de sélection du Conseil européen demeure limitée, dans la mesure où la variable intermédiaire de précision du choix est celle du résultat des élections européennes ; quant aux «consultations appropriées» (article 17, par. 7) du Conseil européen, en son sein  et avec le PE et ses groupes politiques, elles devraient se limiter à l’exploration de la capacité de la «tête de liste» gagnante aux élections d’atteindre, par sa formation politique ou en coalition avec d’autres, la majorité requise ou, en cas contraire, se tourner, à titre exploratoire et dans l’ordre donné par les résultats électoraux, vers une autre «tête de liste» (un deuxième «formateur»), pouvant, éventuellement, y parvenir, en schéma de coalition de familles politiques. Il n’y a donc pas d’automaticité de choix de la seule «tête de liste» gagnante, vu le besoin d’une élection par le PE à la majorité de ses membres ; mais il n’y a pas non plus un  pouvoir discrétionnaire permettant de se précipiter à la désignation d’une personnalité en dehors du mécanisme des «têtes de liste» («spitzenkandidaten»). Pour ce qui est de l’argument du président Macron, selon lequel le «couplage» de la désignation avec le résultat des élections européennes devrait dépendre de l’insertion préalable, lors des élections, d’un volet de liste transnationale, il n’est pas recevable, le constituant n’ayant pas pu y penser, lors du traité de Lisbonne, en l’absence de «constitutionnalisation», à l’époque,  d’une telle liste; d’ailleurs, l’hostilité du président Macron au mécanisme «tête de liste» gagnante fut, dès le départ, fort nette et ce en dehors du préalable de liste transnationale, s’agissant, plutôt, d’une remise en question  de  la validité du mécanisme et, ultérieurement seulement, du profil de Manfred Weber, d’un manque d’expérience ministérielle (faible argumentation, dirions-nous, en régime parlementaire, où il n’est nullement inusité de voir des parlementaires,  leaders de partis majoritaires (ou en coalition), accéder à la fonction de Premier ministre sans expérience préalable de chef d’exécutif).
        En somme, notre interprétation tient grandement compte de la volonté du constituant d’assurer la meilleure articulation des citoyens au système politique de l’Union européenne (pour l’élection des législateurs au PE  et du chef de l’exécutif), à des fins de meilleure communication-transparence-participation-acceptation. Cette finalité est, aujourd’hui, d’autant plus impérative que l’Europe, bien que sortie de la longue crise économique des années 2007 et suivantes, fait toujours face à de grands défis de déploiement socio-économique,  environnemental et de politique internationale, le tout dans un contexte difficile de pressions de déviation politique provenant des extrêmes, populistes et europhobes.     
       2° Le choix d’un processus de «renationalisation» du mode de désignation du président de la Commission et d’élection à la présidence d’Ursula von der Leyen.
       À la lumière de ce qui précède, force nous est, alors, de constater que le processus de désignation du nouveau président de la Commission, dans la foulée des élections européennes de mai 2019, a été profondément marqué par le contexte eurosceptique et europhobe de la campagne électorale dans les pays membres et fut, dès lors, sujet à de fortes pressions pour sa « renationalisation». En effet, plusieurs chefs d’État ou de gouvernement ont voulu profiter de ce climat de crise de l’Union et, également, du bilan plutôt maigre du président Juncker et de son collège de commissaires – à quelques exceptions près, comme celle de  Margrethe Vestager -- pour inscrire la désignation du chef de l’exécutif européen dans un «marchandage de compromis global» («package deal»), à dominance  intergouvernementale, d’attribution des hauts postes de l’Union (présidences du Conseil européen, de la Commission, du Parlement européen (il élit son président, mais des tractations intergouvernementales et interétatiques influent sur le résultat), de la Banque centrale européenne,  du Conseil des affaires européennes» (présidé par le haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, également, vice-président de la Commission)). Pour y parvenir, et profitant de certaines faiblesses de profil de la «tête de liste» («spitzenkandidat») gagnante, Manfred Weber (notamment, de son manque d’expérience ministérielle —à cet égard, on rétorquerait que, par le passé, des personnalités à grande expérience ministérielle, voire à  statut de Premier ministre, celles, par exemple, de Santer, Prodi, Barroso et Juncker, n’ont pas fait preuve de grand leadership «intégratif» et de «capacité décisionnelle excédentaire»), ainsi que de l’affaiblissement électoral du PPE (la famille politique de Weber), ils ont entrepris et réussi l’élimination de Weber du processus de sélection, sans, par ailleurs, s’atteler, avec insistance, à la tâche d’obtention d’une majorité qualifiée en Conseil européen pour retenir une autre «tête de liste», en particulier  la deuxième, celle du «spitzenkandidat» Frans Timmermans. Notons qu’ils furent aidés à cela par de farouches opposants au mécanisme de «tête de liste» au sein de l’Union ainsi que par les nombreuses critiques, en cours dans divers pays membres, de l’orientation macro-économique de Weber, taxé de néolibéralisme  et  associé à la rigueur macro-économique allemande, qualifiée, surtout au Sud  européen, de politique  d’austérité. Dans la foulée, et dans un «bras de fer» long et épineux, surtout franco-allemand, au sein du Conseil européen, sous la pression soutenue, l’avons-nous vu, du  président Macron, nettement hostile à l’approche «tête de liste» (rappelant, d’ailleurs, une position identique des Britanniques en 2014), on a procédé à un «marchandage de compromis global» (processus de répartition des hauts postes de l’Union) et proposé à la présidence de la Commission, dans un «clin d’œil de compensation» vers l’Allemagne et le PPE,  Ursula von der Leyen (ministre du gouvernement fédéral allemand et appartenant à la CDU, de la famille politique du PPE), désignation «couplée», lors de ce «marchandage», au choix des chefs d’État ou de gouvernement de la zone euro en faveur de Christine Lagarde, pour la présidence de la BCE.
       À cet égard, il n’est pas sans intérêt de souligner le caractère plutôt tiède de la posture du  PE durant tout ce processus (de l’ancien et, en particulier, du nouveau PE, issu de l’élection de mai 2019 et affaibli par le recul électoral des forces pro-européennes, celles notamment du PPE et des S&D ) et, notamment, dans les contacts avec le Conseil européen et son président Donald Tusk. En effet, en 2014, en amont du processus de  désignation du président Juncker (communiqué du 11.2.2014), les eurodéputés, l’avons-nous évoqué,  ont défendu le mécanisme de «tête de liste» gagnante (s’appuyant, notamment, sur l’article 17, par. 7 TUE ainsi que sur  la Déclaration no 11, rattachée au traité de Lisbonne) et su mettre l’accent sur un lien plus explicite et politiquement plus contraignant de la proposition du Conseil européen avec les résultats des élections européennes, en insistant sur l’obligation  (du Conseil européen) « d’honorer le choix des citoyens lorsqu’il proposera un candidat au poste de président de la Commission, qui sera élu par le Parlement conformément aux dispositions du traité de Lisbonne». En revanche, en 2019, dans un contexte d’euroscepticisme, d’europhobie et de plus grande fragmentation des forces pro-européennes, le PE s’est montré timoré, arythmique, hésitant et résigné à l’élection d’Ursula von der Leyen, malgré les  remous (certes timides, tardifs et en aval du processus de désignation, contrairement à la situation de  2014 et au communiqué précité) d’hostilité, dans ses rangs, face à l’abandon du mécanisme de «tête de liste», au profit, de surcroît, d’une personne extérieure à l’euro-députation.  
       Ce précédent (proposition par le Conseil européen d’une personnalité, pour la présidence de la Commission, «découplée» du mécanisme «tête de liste» gagnante et dans une ambiance  de «marchandage» entre chefs d’État ou de gouvernement) transforme l’«élection» du président de l’exécutif européen par le PE en une approbation parlementaire(situation avant le traité de Lisbonne), laissant aux eurodéputés l’option de veto, en aval du processus («option nucléaire» dirions-nous, en l’état actuel des opinions publiques, des élites politiques nationales et des courants au sein du PE, traversés et tiraillés  par le populisme, les tendances extrémistes, les positions eurosceptiques et europhobes).
       Mentionnons, in fine, que cette mise à l’écart réussie du mécanisme « tête de liste » gagnante ne fut pas une surprise  totale. Déjà en 2014, dans une mouvance d’ «accommodement» à l’intention des Britanniques et d’autres membres de l’Union, sceptiques ou hostiles à une thèse d’automaticité, qui lierait , directement et automatiquement, la désignation du président de la Commission à la performance électorale des «têtes de liste»,  les Conclusions du Conseil européen, du 27 juin 2014, prévoyaient  un réexamen de l’approche suivie (« tête de liste » gagnante), « dans le respect, toutefois, des traités », ce qui, à notre avis d’interprétation de l’époque, ne  laisserait pas une grande marge de revirement à ceux qui souhaiteraient l’abandon de la formule «tête de liste» gagnante.
     II.  Les conséquences de cet abandon du principe de proposition à la présidence de la Commission de la «tête de liste» gagnante, à supposer qu’il devienne politiquement irréversible       
      L’abandon, tout au moins dans le cadre du présent exercice de mandature de l’exécutif européen, du mode d’élection du président de la Commission basé sur le mécanisme de «spitzenkandidat» implique un sérieux revers et un net recul dans le processus de renforcement de la légitimité du titulaire de la fonction et de la  supranationalité de la Commission, d’approfondissement du parlementarisme européen, de réduction de son déficit démocratique. C’est, dès lors, dans cette optique que nous proposons, ci-après, les principaux volets de notre évaluation.
       1° Les  traités d’Amsterdam et, surtout,  de Nice avaient réalisé un pas décisif vers le renforcement constitutif et statutaire d’un président de la Commission, auparavant peu éloigné du statut d’un «primus inter pares» au sein du collège des commissaires : on  lui conférait, alors, un pouvoir de codécision («commun accord»), d’abord,  avec les gouvernements des États membres (Amsterdam) et, ensuite, avec le Conseil (Nice), dans le processus de  désignation des commissaires; on le dotait aussi (à Nice) d’un pouvoir d’attribution de leurs portefeuilles ainsi que de remaniement  en cours de mandat (tandis qu’à Amsterdam, une déclaration estimait que le président devrait jouir, en la matière, d’un large pouvoir discrétionnaire), comme, également, de la possibilité d’obtenir la démission d’un commissaire, avec, toutefois, l’approbation du collège (Nice). Par la suite, le traité de Lisbonne y ajoutait un pouvoir d’«accord» du président (être en accord avec le Conseil européen) dans la nomination et la révocation du haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ainsi qu’une possibilité  de renvoi d’un commissaire sans besoin d’autorisation du collège. Or, malgré ces dispositions de «supranationalisation» du président, leur mise en œuvre réelle et efficace réclamait un important ajout de légitimité, obtenu par ledit «couplage» de la désignation du chef de l’exécutif avec le suffrage universel (régime connu en système parlementaire – profil et statut de légitimité-fonctionnalité de «Premier ministre»), opérationnalisé par la pratique de «spitzenkandidat» («tête de liste» gagnante), inaugurée en 2014. Aussi, tout abandon de cette pratique  hypothèque-t-il sérieusement cette légitimité accrue  du président dans l’exercice ses fonctions et, par ricochet, entame la légitimité-supranationalité de l’exécutif européen. 
      2° La «cohabitation de concurrence»,  depuis le traité de Lisbonne, du président de la Commission avec un président du Conseil européen stable et de durée (mandat de 2 ans et demi, renouvelable une fois), mais affecté d’un sérieux déficit démocratique, connaît  un changement d’équilibre en faveur du premier, vu l’introduction, à Lisbonne, du lien de sa désignation avec le suffrage universel des élections européennes et de son élection par le PE. Ajoutons à ceci le fait que la Commission, dans son ensemble, en sort, de la sorte, renforcée, en termes de légitimité, au sein d’une gouvernance européenne qui ne cessait de s’intergouvernementaliser depuis la« constitutionnalisation » du Conseil européen et de ses pouvoirs. Dans cet ordre d’idées,  l’abandon du mécanisme «tête de liste» gagnante, s’il s’avère définitif, éloignera le président de la Commission du suffrage universel, en l’intégrant dans la «corbeille des «marchandages» et «des compromis globaux» de distribution des hautes fonctions de l’UE par le Conseil européen.
      3° De façon plus générale, dans le contexte du fonctionnement-approfondissement du système intégratif européen, le lien avec le suffrage universel accroît le poids du président et de la Commission dans le processus de  déploiement de leur pouvoir général d’orientation, d’une part, d’initiative législative, d’autre part, et ceci tant  au sein du collège que  vis-à-vis des autres institutions qui, le savons-nous, insistent pour «suggérer» à la Commission, de façon croissante, le menu législatif (penser, notamment, aux  «invitations» afférentes à légiférer adressées à la Commission par le Conseil et le Conseil européen et, souvent, accompagnées de paramètres et contours précis de menu). L’affaiblir par un retour aux désignations par le Conseil européen dans un «marchandage intergouvernemental de compromis global» et sans considération suffisante des résultats des élections européennes, porterait atteinte au statut supranational et aux  fonctions systémiques fondamentales du président et du collège des commissaires.
      4°  Le Parlement européen, de son côté, connaîtra, dans l’abandon de la pratique de «spitzenkandidat», un recul dans son pouvoir de «coinvestiture» du président de la Commission(d’ailleurs, le choix,  par le traité de l’UE, du concept-même  d’élection, par opposition à celui d’approbation utilisé antérieurement, indique, à notre avis, la volonté du constituant de souligner lepoids central du Parlement européen dans le nouveau procédé de désignation). En effet, la désignation automatique pour cette fonction dans un mécanisme de  «tête de liste» gagnante ou de «tête de liste » pouvant réunir, en coalition, une majorité des membres qui composent le PE, conférerait à ce dernier un de facto pouvoir d’investiture, tandis que  le revirement opéré cette fois-ci  ramène les élus des peuples européens au régime de la «coinvestiture» et à une position défensive de veto risqué, dans une enceinte où les eurosceptiques et les europhobes  se trouvent en progression. 
      5° La possibilité de voir, un jour, le président de la Commission  bénéficier d’un cumul de fonctions (permis par le traité sur l’UE), en englobant celles du président du Conseil européen, s’éloigne à l’horizon, suite à cette approche de de facto  «découplage» de la désignation du président de l’exécutif européen  avec les résultats des élections européennes, tels qu’opérationnalisés par le mécanisme «tête de liste» gagnante.
      6° Le choix, pour l’encadrement  de la zone euro, d’une approche institutionnelle-décisionnelle de gouvernance intergouvernementale, aux dépens de la « méthode communautaire », avait déjà réduit le poids du président au sein de l’Eurogroupe (la Commission y participe, notamment par son président et les commissaires  dont les portefeuilles relèvent des affaires de l’eurozone : notamment,  ceux des affaires économiques et financières et de l’euro). Or, l’ajout de légitimité que lui offrit le traité de Lisbonne par le «couplage» de sa désignation avec le résultat des élections européennes, résultat rendu plus contraignant par la pratique de «spitzenkandidat», était appelé à  un impact positif sur le rôle directionnel de ce président au sein de l’Eurogroupe, enceinte, du reste, d’un grand déficit démocratique. L’en priver, comme ce fut le cas cette année, conduirait à l’affaiblissement d’une institution (l’exécutif européen et son président)  qui devrait, précisément, s’ériger en plaque tournante de la gouvernance économique et monétaire de l’Union.  
      III. Quelle réalité sous-jacente et ô combien  déconcertante ?  
      L’abandon du mécanisme de «tête de liste » pour le désignation du président de la Commission européenne que nous qualifions ici de régression qualitative dans la marche vers un exécutif européen en quête de parlementarisation, tant  au niveau de son autonomie constitutive et statutaire que sur le plan  du pouvoir afférent d’investiture (élection) par le PE, témoigne d’une crise politico-institutionnelle au sein de l’Union qui va, certes, bien au-delà de ce cas d’espèce, ici analysé. 
       En effet, la «constitutionnalisation« du Conseil européen (et de ses pouvoirs), dans un contexte de souverainisme-nationalisme galopant et de populisme croissant d’europhobie, transforme cette institution intergouvernementale en un théâtre de rivalités nationales et d’égoïsmes particuliers, qui éloignent le  citoyen des institutions européennes et accroissent sa confusion devant les défis qui fragilisent la voix européenne et obscurcissent son horizon mondial. Aussi, les derniers «marchandages» sur la désignation d’un nouveau président de l’exécutif européen dans la foulée des élections européennes représentent-ils le révélateur  d’une plus vaste incapacité structurelle de réaction de l’Union et de son leadership face au délitement intégratif de l’Europe, tel qu’il  fut réitéré de fraîche date par les résultats des élections européennes, qui n’ont pu préserver  qu’ in extremis une étroite majorité pro-européenne, elle aussi hétéroclite et incertaine (tant ses finalités divergent, allant d’une option majoritaire d’Europe intergouvernementale, espace économique sans profil suffisant de puissance diplomatico-stratégique et de légitimité de fédéralisation, à celle d’une vague aspiration à «plus d’Europe», fondée sur  une pulsion civilisationnelle arythmique, plus souvent de romantisme sociétal velléitaire).
        Dans un tel paysage de stagnation, de crise de vision, d’attentisme, de procrastination,  l’opinion publique européenne et ses leaders apparaissent concassés et désorientés, s’accrochant par des projets aux ambitions pragmatiques (protection de l’environnement, suffisance énergétique, solidarité socio-économique etc.), qui, cependant, faute de vision d’armature institutionnelle-décisionnelle proportionnelle aux défis, sont  condamnés à rester inscrits aux calendes grecques. D’ailleurs, une éventuelle prochaine crise socio-économique et diplomatico-stratégique internationale révèlerait cette fragilité, voire cette cacophonie des gouvernants et des gouvernés, dans un monde qui n’épargnera, certes, pas ceux qui se privent des moyens de leur action et, en l’occurrence,  de la construction d’un noyau dur de décisioneuropéenne, qui conjugue la pluralité et l’unité, dans un monde  qui ne pourra pas se passer de plus larges structures étatiques (nécessairement fédérales), face aux Grands de ce monde (Chine, États-Unis, Inde, Russie etc.), qui portent déjà cet habit étatique de puissance et de compétitivité, encadrant de surcroît, d’importantes forces démographiques, en contraste avec le déclin démographique des Européens et leur incapacité d’aller au-delà de l’État-nation traditionnel, d’une souveraineté du reste déjà perforée par la globalisation des flux économiques et la vélocité des progrès technologiques.  
      S’entredéchirer sur le mécanisme «tête de liste» gagnante pour se rabattre sur des «marchandages» de distribution des hautes fonctions au sein de l’Union, pendant que l’élargissement de celle-ci est de nouveau à l’ordre du jour et que les asymétries et l’hétérogénéité dans le  paradigme intégratif, pourtant savamment pensé et légué par Jean Monnet, s’accroissent, n’augure rien de bon pour un vrai sursaut de «plus d’Europe». Le temps passe et les forces directionnelles se diluent dans cet océan de cacophonies, de paralysies et d’enfermement dans l’intérêt sectoriel, régional et national, aux dépens de l’intérêt suprême d’un Vieux continent, en quête de survie, d’épanouissement, de rayonnement mondial. Qui écoutera le glas qui sonne en ces temps d’incertitudes ?


                                              Chronique* du 4 mai 2019

                                                                  par
                                                       Panayotis Soldatos
                                Professeur émérite de l’Université de Montréal
                              Titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam

                                        à l’Université Jean-Moulin – Lyon 3
 
En quête de lisibilité et de lucidité dans l'analyse du processus du Brexit
* Chronique parue, également, avec notre autorisation, le 4 mai  2019, sur le site web  de Paris www.fenetreeurope.com , au lien
http://www.fenetreeurope.com/index.php/opinions/1323-en-quete-de-lisibilite-et-de-lucidite-dans-l-analyse-du-processus-du-brexit
 
 
     1° L’opinion publique, européenne et mondiale, assiste déconcertée, depuis le référendum britannique de 2016, à un processus sinueux, confus et arythmique  de Brexit, dans une mouvance de revirements en cascade des élites politiques d’outre-Manche qui déstabilisent leurs interlocuteurs (les 27 autres membres de l’Union et les institutions européennes), plongés qu’ils sont dans l’aporie et l’incertitude. Et pourtant, malgré cette fluidité de postures,  une observation attentive du jeu des acteurs nous révèle, d’une part, la constance historico-politique de la stratégie européenne du Royaume-Uni, celle d’une préférence pour une intégration  plutôt économico-commerciale et «à la carte» et, d’autre part, l’ambivalence des 27, conscients et  satisfaits de l’apport des Britanniques à l’Europe du «grand marché» mais, également (pour certains d’entre eux), contrariés par  leur rôle de frein dans le renforcement politico-institutionnel et l’approfondissement économique et monétaire de l’Union. 
      -  En effet, le Royaume-Uni (élites dirigeantes et population), nourri d’une constance de culture historico-politique de souveraineté et d’indépendance nationale, demeure fort éclectique devant le processus d’intégration du Continent, auquel il participe toujours «à reculons», dans un mélange d’euroscepticisme et d’europhobie : il reconnaît les avantages, dans un monde globalisé,  d’une «Europe-espace» aux flux commerciaux libéralisés, mais résiste à l’approfondissement de l’union économique (fiscale, financière, monétaire) et du cadre politico-institutionnel de l’UE, dont il critique déjà le caractère supranational; il conçoit l’utilité de certaines avancées, intergouvernementales et «à la carte», de politique étrangère et de défense européenne, mais s’oppose à l’«Europe-puissance» indépendante, souhaitant avoir les mains libres pour un déploiement géostratégique et géopolitique global et «à géométrie variable» (liberté d’alignements sur les États-Unis, l’OTAN, le Commonwealth, le reste du monde). 
      - Quant aux 27, bien qu’attachés à l’acquis économique (union économique, encore qu’elliptique, qui ne franchit pas le seuil de l’union économique totale) et juridico-institutionnel de l’UE, ils participent, à l’occasion, surtout depuis le grand élargissement vers le Centre, l’Est et le Sud européens, de l’éclectisme britannique («me-tooism») et ne sont, eux non plus, à l’abri de courants de souverainisme, d’euroscepticisme et d’europhobie. En effet, ils se  disent généralement satisfaits de l’ouverture des marchés et  de la libre circulation des personnes et des capitaux et  ils souscrivent, dans leur grande majorité, à  la rationalité de l’union monétaire, financière et bancaire, des fonds structurels et  des plans de sauvegarde et, pour certains d’entre eux, à celle de la mutualisation des dettes. En revanche et parallèlement,  ils comptent dans leurs rangs des pays qui pratiquent au sein  de l’Union des politiques que seule une «Europe à la carte» pourrait justifier : ils revendiquent, notamment, le contrôle national des  flux migratoires, font fi de la nécessaire solidarité horizontale pour l’accueil des réfugiés, procèdent à des réformes juridiques sans toujours respecter l’État de droit et les valeurs afférentes de l’UE,  nouent des relations  économiques avec des pays tiers, sans égard  aux  pratiques de  solidarité et de «préférence européenne»  (penser aux récents accords du gouvernement italien avec la Chine ou  aux  ententes et approvisionnements transatlantiques, notamment  dans les domaines du numérique, de l’aéronautique et du matériel militaire  etc.).
      2° Dans cette optique d’orientations multiniveau, opaques et souvent antinomiques, il ne devrait pas être étonnant de constater, ci-après, le gâchis, espérons-le réversible, que provoque le processus de Brexit, avec les pertes de temps, d’énergies humaines et  de ressources matérielles et la gestation d’incertitudes et de fragmentations de positions, difficiles à récupérer-dissiper dans cette atmosphère de cacophonies, de tiraillements, de consensus fragiles, voire factices que nous allons exposer, ci-après, dans un argumentaire aux  paramètres d’orientation déjà effleurés.
      A.- Pour une lecture lucide de la posture de négociations de Brexit  du Royaume-Uni: la perspective d’une synthèse «gagnante» des courants britanniques d’euroscepticisme et d’europhobie qui déstabiliserait  la marche intégrative des Vingt-Sept  
       Contrairement à tous ceux (nombreux au sein de l’UE) qui voient dans les tergiversations des élites politiques du Royaume-Uni   des signes de confusion, nous n’y trouvons que leur ténacité historico-politique et leur capacité de se ressaisir, dans des circonstances de crise, pour défendre l’intérêt national, en déstabilisant, à la longue, l’autre partie et arriver à leurs fins de dénouement favorable.
       1° En effet, s’il est vrai que le Premier ministre d’alors, David Cameron, dans un geste  d’apaisement de son aile europhobe, a offert aux Britanniques l’expédient politique d’un référendum sur l’appartenance à l’UE et a ainsi ouvert le sac d’Éole avec ses vents de populisme et de «nationalisme souverainiste», jugés à l’époque électoralement minoritaires, les élites politiques du Royaume-Uni se sont, depuis, progressivement ressaisies et ont repris le contrôle du rythme et des manœuvres tactiques du Brexit. 
    À cet égard, le  gouvernement de Theresa May, qui a eu à gérer, dans ce tsunami politique de l’après-référendum, les pourparlers avec les 27, a, tout d’abord, pu «monopoliser», pendant deux ans, l’attention du leadership européen et  négocier,  dans une «surchauffe» de l’appareil de l’Union, non seulement un accord de «divorce», mais aussi une phase transitoire et, in fine, une Déclaration politique fixant le cadre des relations futures entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. Par la suite, face à un Parlement britannique poussé par une opinion publique de «second thought» et  à la recherche d’une option  gagnante de Brexit, elle a accepté le de facto rôle d’«émissaire» de ce Parlement pour rouvrir l’accord conclu (surtout sa partie –Déclaration – sur les relations futures)  et, également, s’affranchir de l’inconfortable délai de négociations de deux ans, en obtenant une «généreuse», mais  risquée (le verrons-nous) pour l’UE, prorogation, jusqu’au 31 octobre 2019. Quant à l’obligation du Royaume-Uni (à la lumière de cette prorogation) de  participer aux élections européennes, en cas de non ratification d’un accord final de Brexit d’ici au 22 mai,  malgré le risque de fracture du corps électoral, elle offre aux Britanniques un précieux levier d’influence et d’immixtion dans les affaires des 27 : par la présence au Parlement européen d’eurodéputés du pays (dont, fort probablement, bon nombre d’eurosceptiques et d’europhobes);  par une participation d’influence aux autres institutions de l’Union, en particulier lors des processus de désignations aux hautes fonctions des institutions de l’UE, dont les présidences du Parlement européen, du  Conseil européen, de la Commission, de la BCE; par une capacité  de pression-influence accrue à la fois sur les grandes décisions qui attendent l’Union (planification budgétaire, refondation de la zone euro, négociations commerciales etc.) et  sur le dossier même du Brexit (pour d’autres prorogations, pour un accord de retrait et de futures relations davantage conforme aux vues de synthèse des intérêts exprimés au Palais de Westminster et dans le pays). Notons, également, à propos de cette  participation britannique aux prochaines élections européennes, que les dirigeants du pays auront  ainsi l’occasion de  tester le comportement électoral de leur population  face à l’UE, notamment, dans la perspective du Brexit ou d’un second référendum (par le taux de participation et le poids électoral des  forces pro-européennes, eurosceptiques et europhobes, affichées comme telles). 
    Et, comble de surprise, là où certains outre-Manche craignaient un retrait sans accord («no-deal Brexit»), on ne peut nullement exclure, aujourd’hui, le recours à la possibilité offerte aux Britanniques d’éviter une telle situation  par la révocation de leur intention de retrait, révocation  que la Cour de Justice de l’UE considère, à notre étonnement (le verrons-nous), conforme à l’article 50 TUE sur le retrait d’un État membre. 
      2° De façon plus spécifique, et contrairement aux négociateurs de l’UE, dirigés par Michel Barnier, qui ont mis l’accent sur un accord bien «ficelé» de retrait et une période transitoire, les  Britanniques se battent actuellement pour parvenir à un accord gagnant de futures relations, la Déclaration (mentionnée ci-haut) obtenue en cette matière auprès des 27 ne rencontrant pas une majorité d’approbation au sein de Parlement britannique. Car, en effet, le Parlement du Royaume-Uni trouve que ce résultat des pourparlers ne répond pas à une synthèse optimale des intérêts du pays, tant au niveau des élites politiques que sur le plan des milieux économiques, et, par conséquent, n’hésite pas à «bousculer» les  27 pour une reprise des pourparlers. Aussi, considérant la fragilité politique de Theresa May, tant au sein de son parti  qu’au niveau de l’ensemble du Parlement, ce dernier a-t-il décidé, après plusieurs rejets de propositions d’accord, d’assumer un plus grand rôle directionnel (signe, notamment, de la force du parlementarisme britannique) pour amener le gouvernement et les conservateurs à une concertation-entente avec un  parti travailliste probablement enclin à envisager un futur régime d’union douanière et des points d’ interconnexion avec le marché commun, sans nullement exclure un second référendum, dans une perspective de révocation de l’intention britannique de retrait et de  maintien de l’appartenance à l’UE. En somme, nous assistons à une reprise de l’initiative par le Parlement du Royaume-Uni,  qui cherche ainsi à imposer  son propre agenda de priorités tactiques et  stratégiques en matière de Brexit.  
    Dans cette optique de meilleure précision des futures relations avec l’UE, les Britanniques, par leur posture actuelle (qui pourrait, certes, dans une mouvance de pragmatisme, évoluer), s’efforcent de concilier deux objectifs : celui des milieux des affaires et, également, des consommateurs, qui, dans la grande interdépendance économique créée depuis l’adhésion du pays aux Communautés européennes (1973), ont besoin d’un accès commercial au «grand marché», mais sans l’acceptation des  contraintes de l’acquis juridico-institutionnel de l’Union, ni de la liberté de circulation des personnes; celui de la rationalité de sécurité et de protection de la structuration territoriale du pays, qui pose le problème de la circulation des flux vers l’Irlande du Nord (la formule provisoire retenue  de «Backstop» ne paraissant pas satisfaisante) et incite ainsi à l’exploration de l’éventuel caractère utilitaire d’une option d’union douanière avec l’Union des 27, dont le corollaire, toutefois, celui d’une politique commerciale commune, compromettrait l’autonomie de négociations commerciales de libre-échange du Royaume-Uni avec le reste du monde. 
     En somme, on pourrait, ici, encapsuler l’option gagnante recherchée du côté des Britanniques (pour beaucoup,  parmi les 27, il s’agirait de la quadrature du cercle) comme suit : maintien de l’ouverture des  frontières commerciales en vue de l’accès  du Royaume-Uni au «grand marché», sans se soumettre à l’ordre juridico-institutionnel de l’UE, ni enfreindre l’indépendance des relations économiques extérieures des Britanniques ainsi que leur continuité territoriale, économique, de sécurité et de paix au niveau, notamment, de l’Irlande du Nord. 
      3° En conclusion de cette démarche, certes succincte, de «décryptage»  du dossier du Brexit, et malgré les fragilités du gouvernement britannique (revirements constants, atermoiements, divisions politiques), nous y voyons l’entreprise d’une longue marche de stabilisation du politique (après le tsunami référendaire, les fragmentations  politiques et les carences de leadership gouvernemental) et la reprise de l’initiative des pourparlers : le Parlement britannique œuvre pour un renversement de la vapeur, en faveur d’un front d’unité qui permettrait aux forces politiques du pays d’«aller de concert», en vue de l’obtention d’un accord de futures relations  optimal pour les intérêts du Royaume-Uni.  Dans le même temps, du côté des 27 autres membres, pris dans une négociation de Brexit sans fin, on devrait  s’inquiéter de l’horizon couvert de l’Union, avec de nombreux défis pendants (négociations commerciales, notamment avec les États-Unis, et traitement attentif des relations économiques avec la Chine; indiscipline de gouvernements populistes au sein de l’Union; phénomènes de corruption dans plusieurs États membres; extrémismes politiques en voie de prolifération périlleuse; voisinage géostratégique explosif; projets de «plus d’Europe», aujourd’hui «archivés» – réforme des traités, refondation de l’Union, rationalisation économique et démocratisation politique de la zone euro, etc.) et une période de campagne politique  pour l’élection d’un nouveau Parlement européen qui soulève, pour le moment, peu d’enthousiasme au niveau du grand public et des médias,  mais qui permet aux forces organisées de l’euroscepticisme et de l’europhobie de galvaniser leurs partisans, en vue d’un obstructionnisme de «détricotage» de l’Union. 
      B.- Une Union européenne affaiblie, Gulliver empêtré dans les négociations de Brexit  
      Les longues négociations de Brexit ont plongé l’UE dans un processus incertain, chronophage et semé d’embûches  qui assombrit  l’horizon d’un partenariat au devenir et  aux contours imprévisibles. Aussi, et après avoir tenté de conférer une lisibilité à la posture de négociation des Britanniques, conviendrait-il  de nous pencher, maintenant, sur le positionnement de l’UE, avec ses 27 autres membres, teinté d’hésitations, d’ambivalences, d’empirisme circonstanciel.  
    Tout d’abord, force nous est de constater que le dispositif de l’article 50 TUE sur  le retrait d’un État membre constitue une source d’incertitudes et hypothèque, aujourd’hui, dans une Union en crise, les pourparlers de Brexit: sa nouveauté (absence de pratique), ses imprécisions juridiques, son caractère dysfonctionnel, au sein d’une intégration économique avancée et d’interdépendance profonde, et son enclenchement par le Royaume-Uni, aux élites et population mues d’euroscepticisme, parfois aux accents d’europhobie, concourent aux atermoiements  actuels de négociations. 
    Plus spécifiquement, il apparaît, à l’analyse attentive du processus des pourparlers, que  les difficultés de sa conclusion résident à la fois, l’avons-nous évoqué (rubrique A), à la tendance historico-politique d’euroscepticisme-europhobie  du Royaume-Uni face à la construction européenne, comme, également, le verrons-nous, aux cacophonies et ambiguïtés traditionnelles d’orientation des autres membres de l’Union, désemparés, de surcroît, devant les imprécisions du régime de l’article 50 TUE. 
      1° Une importante pierre d’achoppement réside dans la  prescription du constituant, à l’adresse des parties au processus, de tenir compte, lors de l’accord de retrait « des relations futures» avec l’État souhaitant son départ de l’Union. À cet égard, les 27 (c’est, également, notre interprétation du régime de retrait) ont ressenti le besoin de se limiter, de concert, au départ, avec le gouvernement britannique, à l’esquisse des contours d’une orientation politique de relations futures : c’est ainsi que la «Déclaration politique fixant le cadre des relations futures entre l'Union européenne et le Royaume-Uni» présente les traits généraux d’un partenariat économique basé sur une zone de libre-échange des marchandises, «combinant une coopération réglementaire et une coopération douanière approfondies», «des arrangements ambitieux, complets et équilibrés dans les domaines du commerce des services et de l'investissement» ainsi que d’autres pistes d’ententes de rapprochement  sectoriel; elle  laisse, en revanche, la conclusion de l’accord proprement dit sur les relations futures pour l’après-Brexit (ce n’est (selon la Déclaration toujours) qu’après le retrait que les parties envisagent de négocier «les accords nécessaires pour donner une forme juridique aux relations futures»). 
   Cela dit, les Britanniques réexaminent, aujourd’hui, leurs options et leur Parlement, suite aux clivages au sein de l’équipe gouvernementale,  insiste pour un large consensus parlementaire autour d’une option plutôt mixte de formules intégratives, consignée, de surcroît, dans un accord négocié de futures relations, allant ainsi au-delà d’une simple Déclaration (c’est le cas aujourd’hui), faute de  quoi nous ne serions pas surpris d’assister à un second  référendum, voire à une révocation de l’intention de retrait, laissant l’Union dans la difficile situation d’absorber les coûts de ce processus avorté de Brexit et dans la délicate cohabitation avec un État membre qui n’a jamais opté pour une «Europe-puissance» et qui ne fut jamais enthousiaste devant le processus supranational de mise en commun de droits souverains et d’agrégation des intérêts nationaux de tous les pays membres. 
      En ce qui nous concerne,  nous pensons que, à la lumière de l’article  50TUE (qui ne parle pas d’accord formel mais d’une prise en considération d’un «cadre» de relations futures), on devrait se limiter à la conclusion d’un accord fixant les modalités de retrait et les conséquences strictement liées à cette séparation, dans le souci de protéger l’acquis intégratif européen, sans se préoccuper, en même temps, du détail des relations futures avec l’État qui se retire de l’Union.  En effet, dans la logique intégrative de l’ordre juridique sui generis de l’Union, il nous a toujours paru politiquement souhaitable et juridiquement défendable de ne pas s’engager, dans le stade des négociations d’un accord de séparation – au- delà de quelques orientations et balises générales – , à promettre, voire à prévoir déjà la conclusion d’un accord au contenu précis de liens ultérieurs avec le Royaume-Uni ; ces liens devraient, au contraire, être examinés avec l’État britannique une fois ce dernier sorti de l’Union, soit dans une seconde phase, et à la lumière des modèles existants d’articulation de divers pays à l’UE et, notamment, de participation à certains niveaux de son système d’intégration économique (zone de libre-échange ; accès au marché commun elliptique ou, encore, accès au marché unique; accords économico-commerciaux bilatéraux, d’ordre général ou sectoriel). L’argument fondamental de fond, ici, est basé sur le fait que, en cas de retrait d’un État, en l’occurrence du Royaume-Uni, on ne pourrait pas prévoir en amont, lors de l’accord de retrait, l’état ultérieur (politique, économique, social) du pays concerné, et, notamment les convulsions (pour lui et pour ses partenaires) qui en  surgiraient. C’est ainsi que l’enlisement de l’Union dans la saga des futures relations, qui, de surcroît ne sont toujours pas définies par le Parlement britannique dans une majorité décisive, constituerait  une profonde erreur qui menacerait l’unité des 27 et leur capacité de règlement du dossier du Brexit en protégeant l’acquis communautaire et l’impératif de son approfondissement face au Royaume-Uni qui les a souvent «bousculés» par  ses démarches d’«accommodements à la carte».  
     C’est, du reste, dans l’optique de ce pragmatisme politico-économique que le PE avait bien voulu prévenir un enlisement des négociations du Brexit par une telle insistance sur les futures relations : il soulignait, en effet, « qu’un accord portant sur les futures relations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni en tant que pays tiers ne pourra être conclu qu’une fois que le Royaume-Uni aura quitté l’Union européenne» (résolution du 5 avril 2019). 
     2°  Un deuxième point de controverse est apparu lors de la demande du Royaume-Uni pour une prorogation du délai de négociation du Brexit et ceci au-delà des deux ans écoulés, prorogation  prévue à l’article 50 TUE et accordée à l’unanimité du Conseil européen (nous nous référons ici à la longue prorogation jusqu’au 31 octobre 2019 et non pas aux options de report, initialement offertes à  Theresa May, celle du 22 mai comme date ultime de retrait et celle du 12 avril comme date ultime  pour solliciter une plus longue prorogation).  
    En effet, s’il est explicitement permis de recourir à cette prorogation à l’unanimité des 27 autres membres de l’Union, ceux-ci disposent d’un pouvoir d’appréciation de l’opportunité d’une telle démarche, eu égard au contexte des négociations (notamment : évaluation du comportement de négociations de l’État demandeur; degré d’avancement des pourparlers et chances d’accord final; considération de l’agenda européen de dossiers en suspens et de projets à promouvoir;  éventuels obstacles dirimants, avec, en l’occurrence, celui du  calendrier des élections européennes, qui aurait, à notre avis, pu  justifier un refus de prolongation de la saga de Brexit), avec, également,  la possibilité d’élaborer une grille de conditions à imposer (notamment : délai raisonnable; entente préalable  sur un profil précis de futures relations, accepté par les instances politiques du requérant (gouvernementales et parlementaires); «gentlemen’s agreement» assurant les 27 autres membres d’un comportement de l’État requérant, et toujours membre, qui n’affecterait pas, durant la période de prorogation, le bon fonctionnement institutionnel-décisionnel de l’Union (en ce sens, les Conclusions du Conseil européen du 10 avril 2019). 
      Malheureusement, cette évaluation rigoureuse des chances de réussite du Brexit  grâce à une prorogation (d’ailleurs, le calendrier  de la procédure du Brexit, s’approchant de sa fin, a «bousculé» les 27 et les institutions européennes et les a conduits à des déclarations préalables et à l’emporte-pièce, certains dirigeants refusant catégoriquement une prorogation, d’autres se préoccupant de sa durée, les uns la souhaitant plutôt courte et les autres se disant  prêts à considérer une période plus longue, notamment jusqu’à un an) n’a pas eu lieu et les risques pour la bonne marche de l’Union, surtout dans l’optique des élections européennes, furent sous-estimés : aussi, le Conseil européen s’est-il limité à «prend acte de l'engagement du Royaume-Uni d'agir de manière constructive et responsable tout au long de la prorogation conformément au devoir de coopération loyale», attendant de ce pays «qu'il respecte cet engagement et cette obligation prévue par le traité d'une manière qui corresponde à sa situation d'État membre qui se retire» (notons que, sur le plan juridique, de telles restrictions sur les rôles institutionnels  du Royaume-Uni nous paraissent incompatibles avec les traités européens). 
      Dans cet ordre d’idées, le flou sur le comportement du Royaume-Uni, lors du traitement des prochains dossiers de l’agenda de l’Union, demeure. Ceci d’autant plus que si les Britanniques  participent aux élections européennes (une condition de participation obligatoire, liée à la prorogation accordée, en cas d’absence d’accord ratifié de Brexit avant les élections européennes),  ils pourraient, par la suite, ne pas faire preuve de  discrétion d’abstention ou de comportement d’accommodement, notamment lors de certaines  grandes opérations décisionnelles (budget 2020 et perspectives financières 2021-2027 ; processus de sélection-désignation des présidences déjà mentionné; négociations commerciales internationales; etc.; ). De surcroît, dans le cadre de cette prorogation jusqu’au 31 octobre 2019 et l’obligation  afférente du Royaume-Uni de participer aux élections européennes de mai (en cas de non ratification d’un accord de Brexit avant le 22 mai), la probable arrivée au Parlement européen d’eurodéputés britanniques eurosceptiques et europhobes, en osmose avec une certaine vague de députation européenne souverainiste et populiste, provoquerait des soubresauts d’obstructionnisme et compromettrait les chances de consensus européen pour des avancées substantielles dans ces grandes questions de l’heure, évoquées ci-haut). 
    Notre évaluation pessimiste du climat au sein de l’Union d’ici le 31 octobre, dans ce calendrier long de Brexit ainsi envisagé, est déjà alimentée par les premières fissures du front uni des 27 membres de l’UE : précisément, malgré l’unanimité de façade pour la prise de la décision finale de prorogation, on n’a pas pu dissimuler les divisions apparues lors des vifs  débats  de huit heures en Conseil européen : au sein du couple franco-allemand; entre la France, la Belgique, le Luxembourg, Malte et l’Espagne, d’une part, initialement opposés à une longue prolongation, et les  autres membres, d’autre part. Il y a même eu des dirigeants qui ont «joué les prolongations»,  avec le souhait, latent ou affiché, de voir  les Britanniques se résoudre, in fine, à révoquer leur intention de quitter l’UE : c’est le cas, entre autres, du président du Conseil européen, Donald Tusk, qui, selon ses propos rapportés par la presse lors de l’examen la demande de prorogation, chercha,  par cette  prorogation des pourparlers de Brexit, à donner aux Britanniques cette occasion de  «second thought» pour la révocation  éventuelle de leur intention de retrait (« peut-être, affirmait-il, que nous pouvons éviter une sortie du Royaume-Uni de l’UE ; ce n’est évidemment pas mon rôle, mais c’est mon rêve personnel»).
      Enfin, il y a une forte dose d’ambiguïté, voire d’«angélisme»  dans la déclaration (Conclusions du Conseil européen du 10 avril 2019) selon laquelle «Le Conseil européen souligne que cette prorogation ne peut être utilisée pour entamer des négociations sur les relations futures. Toutefois, si la position du Royaume-Uni devait évoluer, le Conseil européen est prêt à reconsidérer la déclaration politique sur les relations futures conformément aux positions et principes énoncés dans ses orientations et déclarations, notamment en ce qui concerne le champ d'application territorial des relations futures». Car, nous savons pertinemment que cette prorogation visait, au fond, à permettre au  gouvernement et au Parlement britanniques d’arriver à un accord sur l’une des options possibles  de futures relations avec l’UE (zone de libre-échange; union douanière; marché commun, elliptique; marché unique; un certain amalgame de plusieurs options) et, parallèlement, pour certains, à leur donner le temps d’une révocation de l’intention de retrait et/ou d’un second référendum, qui renverserait  le verdict de Brexit. En  fait, les 27 se sont résignés à s’engager, d’ici le 31 octobre 2019, dans la définition précise du contenu des futures relations (par la vague formule utilisée «le Conseil européen est prêt à reconsidérer la déclaration politique sur les relations futures»), se mettant ainsi dans l’inconfortable situation de devoir considérer de nouvelles demandes britanniques en cette matière, prolongeant, de la sorte, l’agonie des institutions et des peuples européens,  qui pourraient se trouver, le 31 octobre (ou avant),  sans accord de Brexit, avec un «divorce» non «balisé» ou devant une révocation de l’intention de retrait et la cohabitation  ainsi au sein de l’UE avec un Royaume-Uni, toujours, sinon davantage, eurosceptique et d’une europhobie de désenchantement. 
       3°  Nous arrivons maintenant à une troisième (la dernière de cette analyse) épineuse question, nuage menaçant qui plane sur l’Union dans le contexte de cette saga du Brexit. Il s’agit de l’interrogation sur l’éventuel droit de révocation unilatérale de l’intention  britannique de retrait,  au milieu de ce déjà fort sombre tableau de négociations.  Loin de soulever ici une question théorique, nous sommes plutôt en présence d’une option dont la légalité fut admise par la  Cour de Justice de l’UE, lors d’un recours préjudiciel (arrêt du 10 décembre 2018), et ceci  avec un verdict des juges prononcé  malgré les objections d’interprétation exprimées, à cette occasion, par le Conseil et la Commission. 
        a.- Cet arrêt de la CJUE, basé sur une interprétation que nous pouvons qualifier «par analogie» et de «parallélisme des formes»,  considère  que le droit unilatéral d’un pays d’enclencher l’article 50 TUE  par la notification de son intention de se retirer de l’UE  comporte aussi celui de la révocation unilatérale d’une telle intention (le terme  plutôt «soft» d’intention, utilisé par le traité, renforce  cette interprétation de la Cour). Selon la Cour toujours, cette interprétation est confortée par le caractère sui generis de l’ordre juridique européen  ainsi que l’a souvent confirmé cette instance suprême, en insistant sur le fait  que «les traités fondateurs, qui constituent la charte constitutionnelle de base de l’Union[…]  ont, à la différence des traités internationaux ordinaires, instauré un nouvel ordre juridique, doté d’institutions propres, au profit duquel les États qui en sont membres ont limité, dans des domaines de plus en plus étendus, leurs droits souverains et dont les sujets sont non seulement ces États, mais également leurs ressortissants».
        En effet, pour la Cour toujours, «si la notification de l’intention de retrait devait conduire inéluctablement au retrait de l’État membre concerné à l’issue de la période prévue à l’article 50, paragraphe 3, TUE, cet État membre pourrait être contraint de quitter l’Union contre sa volonté, telle qu’exprimée à l’issue d’un processus démocratique conforme à ses règles constitutionnelles, de revenir sur sa décision de se retirer de l’Union et, partant, de demeurer membre de celle-ci». Or, affirme-t-elle,  «il serait contraire à l’objet des traités consistant à créer une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe de contraindre au retrait un État membre qui, ayant notifié son intention de se retirer de l’Union conformément à ses règles constitutionnelles et au terme d’un processus démocratique, décide de révoquer la notification de cette intention dans le cadre d’un tel processus». 
      b.- Qu’il nous soit permis, ici, d’exprimer un avis d’interprétation divergente.
      - Tout d’abord, cette nature sui generis de l’UE que la Cour invoque dans son argumentaire devrait nous orienter vers une interprétation contraire, celle de l’absence de droit de révocation unilatérale. Car, nous sommes en présence d’une communauté d’intégration poussée, de solidarité étendue, d’interdépendance économique profonde (ingrédients souvent soulignés par la Cour dans divers arrêts) que les États membres, justement dans un devoir de coopération loyale, ne devraient pas perturber par des actions unilatérales affectant le tissu socio-économique de la société et le bien-être des individus. Conformément au pari de Jean Monnet, cette interdépendance économique des biens, des services et des facteurs de production, a façonné des économies d’échelle, progressivement adaptées aux exigences du «grand marché» et, dès lors, en quête de sécurité juridique et de stabilité politico-institutionnelle, situations incompatibles avec des demandes de retrait privées de rationalité économique, comme, également, avec des démarches de  leur révocation ad nutum et  sans égard aux besoins des personnes physiques et morales de l’ensemble intégré et aux conséquences d’ instabilité,  voire de crise sociétale au sein des autres partenaires de l’Union. 
      - Quant à l’argument de la Cour selon lequel «si un État ne peut être contraint d’adhérer à l’Union contre sa volonté, il ne peut pas non plus être contraint de se retirer de l’Union contre sa volonté», ne nous paraît pas convaincant : c’est de son propre chef et en toute liberté qu’un État membre indique son intention de retrait et enclenche ainsi librement  la procédure de l’article 50 TUE. Par ailleurs, dans le cas concret du dossier du Brexit, ce n’est pas tant le contenu de l’accord de «divorce», déjà librement négocié, qui crée l’hésitation de retrait des Britanniques, mais leur  difficulté de convaincre les 27 de définir, en toute précision et selon leur desiderata, le contenu d’une entente de futures relations, exigence qui dépasse, à notre avis, la lettre et l’esprit de l’article 50 TUE.      
      - Cette absence de droit de révocation de l’intention de retrait du Royaume-Uni nous paraît, également, fondée si l’on suit la formulation  du paragraphe 3 de l’article 50 TUE, qui ne mentionne nullement un tel droit de révocation, mais stipule, au contraire : «Les traités cessent d’être applicables à l’État concerné à partir de la date d’entrée en vigueur de l’accord de retrait ou, à défaut, deux ans après la notification visée au paragraphe 2, sauf si le Conseil européen, en accord avec l’État membre concerné, décide à l’unanimité de proroger ce délai» (c’est nous qui soulignons), auquel cas, ajoutons-nous, la date de retrait est celle de la fin de la prorogation (faute toujours d’accord). D’où, d’ailleurs, la crainte des Britanniques, largement véhiculée outre-Manche, de n’avoir aucune autre option, en cas d’échec des négociations, que de quitter l’UE sans accord  (la crainte d’un « no-deal Brexit»).
      - À l’appui de notre interprétation, nous faisons, enfin, appel aux observations du Conseil et la Commission, faites à l’occasion de cette affaire devant la CJUE. Celle-ci  cite, en effet,  dans son arrêt, la position de ces institutions, qui insistent sur le sérieux potentiel de perturbation du système par de telles  révocations unilatérales et précisent : «l’État membre concerné pourrait  utiliser son droit de révocation peu de temps avant l’échéance du délai prévu à l’article 50, paragraphe 3, TUE et notifier une nouvelle intention de retrait immédiatement après cette échéance, ouvrant ainsi un nouveau délai de négociation de deux ans. Ce faisant, l’État membre bénéficierait, de facto, d’un droit illimité dans le temps de négocier son retrait et priverait de son effet utile le délai visé à l’article 50, paragraphe 3, TUE». En outre, selon ces mêmes institutions, «un État membre pourrait à tout moment utiliser son droit de révocation comme levier de négociation. Dans le cas où les termes de l’accord de retrait ne lui conviendraient pas, il pourrait menacer de révoquer sa notification et ainsi faire pression sur les institutions de l’Union aux fins d’améliorer à son avantage les termes de cet accord». Aussi, et afin de prévenir de tels risques, le Conseil et la Commission proposent-ils d’interpréter l’article 50 TUE comme permettant la révocation, mais uniquement si le Conseil européen y consent à l’unanimité. 
      4° In fine, qu’il nous soit permis, ici,  la formulation d’une précaution rédactionnelle, celle qui inscrit notre analyse du dossier du Brexit, du reste en constante évolution, dans une réalité événementielle qui s’arrête en ce  début de mai. En revanche, nous pensons que nos interrogations et points de vue sur le devenir de la «question anglaise», qui  perturbe la marche intégrative de l’Union européenne, sont à l’abri de limitations «ratione temporis», car ils relèvent d’une radioscopie des tendances lourdes de la politique européenne des Britanniques et des données fondamentales du déficit systémique de gouvernance de l’Union. Aussi, est-il certain que le Royaume-Uni et les 27, ensemble ou séparément,  auront à définir leur futur positionnement dans un monde globalisé et en profonde restructuration qui ne pardonne pas aux peuples et à leurs dirigeants  les penchants d’un souverainisme obsolescent  et les carences de vision intégrative pour «plus d’Europe» devant l’ampleur et la  vélocité des changements sociétaux du niveau  national, européen et  international.



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