Pensée no 1
30 octobre 2019
La solitude dans le silence étourdissant du monde moderne:
Séduction ou punition?
L’état de solitude dans notre siècle, chargé d’étrangeté, parfois absurde, mais aussi d’oasis de vie, nous interpelle dans ce monde de la communication, du numérique, des réseaux sociaux. Il nous invite ainsi à le circonscrire, à l’expliquer, à le définir dans ses manifestations et conséquences.
Quels chemins pour la solitude ? Nombreux sont les choix : se réfugier dans des endroits reculés pour échapper au brouhaha des hommes et de leurs créatures techniques ou, encore, pour les plaisirs d’un dialogue solitaire avec la nature; s’isoler dans la verticalité des gratte-ciels dans la solitude de l’être désenchanté des autres, en quête d’introspection et de méditation ou, encore, assoiffé d’écriture créatrice, de lecture absorbante et apaisante, de contemplation silencieuse de l’horizon mystérieux de vie.
La solitude se trouve couplée d’un silence, pas complet tout de même, notre cœur et âme pouvant nous raconter des choses, nous parler du passé, nous promettre l’avenir, nous bercer dans le rêve ou nous berner dans l’espoir, face à une nature toujours aussi prête à nous offrir sa faune et sa flore pour un autre dialogue de vie.
La solitude, choix ou une obligation? On choisit de se retirer, dans la nature, dans l’ermitage, dans sa demeure, et on sait, ou on apprend, quoi y faire. Dans d’autres cas, on nous impose la solitude, comme punition institutionnelle, comme sanction de l’âge (il semblerait qu’à l’ère technétronique les vieux n’ont rien à apporter aux plus jeunes, qui se mettent à l’abri du profond fossé générationnel, comme si le passé (l’histoire aussi?) n’aurait rien à leur dire et à leur apprendre) ou, encore, comme conséquence d’une exclusion sociétale. Source de jouissance, lieu d’inspiration, mal sociétal, cellule du condamné, la solitude est omniprésente, comme mode de vie en libre choix ou comme échec, volontaire ou involontaire, d’intégration.
Absurdité dans le monde des communications, coût du progrès technologique, concassage d’une société avare de solidarité, malédiction du pauvre et de l’exclu, sort du philanthrope oublié, deuil de l’amoureux abandonné, oasis du contemplatif, ermitage de l’anachorète, passionné de Dieu, ô combien la solitude et le silence nous guettent, nous attendent, nous attirent, nous séduisent, nous promettent, nous condamnent!
Panayotis Soldatos.
Pensée no 2
Décembre 2019
L’amitié, lien existentiel aux prises avec la précarité-fluidité du monde «moderne»
1° Lien précieux dans notre trajectoire humaine et, aujourd’hui, hélas, en processus d’érosion de ses ingrédients constitutifs, l’amitié nous met au défi d’une définition, tant sont multiples et variées ses acceptions et manifestations. Et, pour compliquer davantage notre compréhension de ses contours et de son évolution, nous sommes, également, invités à explorer, ici, ses quelques recoupements avec la famille (avec, aussi, quelques références aux unions amoureuses, potentiellement antichambres de la famille), dans ce binôme de rapports existentiels qui sous-tendent, sillonnent et façonnent la vie.
«Animal politique» («zoon politikon»), selon Aristote, qui pensait à l’appartenance et vie dans la Cité («Polis»), animal sociétal dirions-nous, aujourd’hui, avec l’«élargissement» de la «Polis» vers de plus vastes espaces de structuration sociétale (locaux, régionaux, étatiques, supranationaux), l’homme est toujours en quête de cadres collectifs d’appartenance relationnelle (famille, amitié, union amoureuse, regroupement idéologique, communauté ethnique, culturelle, linguistique, religieuse etc.), dans son désir d’y trouver, selon le cas, un réservoir d’attention, de compréhension, d’affection, d’amour, de joie, de complicité, de solidarité, d’accompagnement de marche de vie, de sécurité, d’enracinement identitaire, de réalisations communes, d’épanouissement holistique (matériel, intellectuel, spirituel) de son être et, ultimement, un sens à sa vie.
Dans cette optique d’appartenance relationnelle, la famille et l’amitié offrent à l’homme un schéma, prioritaire et de proximité émotionnelle, de cercles intersectés de vie : le premier cercle, bien que susceptible d’évolutions et de mutations, tout au long des liens interpersonnels de parenté, impose les limites et les rigidités d’une dotation héréditaire et d’une certaine dose de déterminisme (encore que relatif, compte tenu des influences de l’environnement sociétal, notamment socio-culturel, sur la famille); le second, qui sera l’objet de cette feuille de réflexion, subsidiaire et d’appoint du premier ou, encore, substitutif, pour les «sans famille» ou les désenchantés d’une vie familiale, assure le libre arbitre de l’individu et ouvre à son volontarisme un horizon (proportionnel, toutefois, à ses ressources affectives et intellectuelles et dépendant de son environnement et parcours de vécu) d’épanouissement dans des liens fusionnels d’amitié profonde et pérenne avec le prochain («fellow being»).
Mais, alors, comment tenter de définir l’amitié (on n’arrivera jamais à la cerner complètement, tant sont nombreuses et variées ses expressions chez l’humain), la sincère, l’équilibrée, la fidèle, la pérenne, dans un sens holistique, optimal, profond, exigeant, humaniste, avec ses ingrédients constitutifs et ses manifestations d’ouverture, de disponibilité, d’écoute et de don de soi ?
À cet égard, notre conception de l’amitié pointe (certes, sans aucune prétention à l’exhaustivité mais, tout de même, avec le souci de bien appréhender son essence optimale) vers une ambition créatrice de qualité de marche de vie accompagnée, par la recherche de l’établissement, à l’enseigne de la réciprocité, d’un lien affectif (le fort attachement affectif de l’amour du cœur, dans le sens de l’«agapè» des Grecs, sans les dimensions de l’attirance et prolongements physiques de l’«éros»), qui assure à l’être humain: la présence chaleureuse, l’écoute attentive, la volonté d’échange et la capacité de dialogue, la compréhension sans limites, l’harmonie, la recherche de l’épanouissement par l’apport de l’autre et sans replis d’égoïsme, la solidarité, le dévouement, la complicité d’esprit et la connivence d’action, la patience, l’assistance et le soin de l’autre devant les intempéries de la route («ami dans le bonheur, ami dans la douleur»), le pardon en cas de chute de l’autre, l’abnégation, la convergence de vertus («arété» des «hómoioi» dans la Grèce antique) et de valeurs sociétales (pour participer ensemble à une meilleure société). Il s’agit d’ingrédients constitutifs optimaux et multi-niveau, d’autres pouvant, certes, y entrer en jeu, à titre d’appoint.
Conséquemment, et pour encapsuler ces ingrédients fondamentaux de l’amitié, nous proposons cette définition épigrammatique qui veut que l’amitié soit un arrimage de cœurs, avec ses émotions et sentiments, et une élévation d’âmes, activant-mobilisant le patrimoine affectif et de valeurs de deux êtres, dans un profond lien commun.
2° Cela dit, à l’ère de la « société liquide» (pour reprendre un concept sociologique de Z. Bauman) et du monde moderne, aux structures fragiles et déficitaires, l’individu apprendra, à ses frais, que, dans la «fluidité de nos sociétés pressées, «affairées», grandes «consommatrices» de biens et de services, manquant de temps d’arrêt, de réflexion, d’appréciation, de concentration, d’approfondissement, d’engagement ferme et à l’horizon du long terme, sa quête existentielle de liens d’amitié profonde et pérenne risque de le confronter souvent au désenchantement des espoirs déçus (liens d’amitié effrités, dilués, disparus) ou des illusions perdues (l’introuvable amitié), tel un orphelin sociétal laissé sur le bas-côté de la route de vie. Dans un tel paysage de rareté ou de fluidité des vrais liens intimes (famille, amitié, unions amoureuses), les voies de «rattrapage» réel relèveraient d’un destin incertain : celui d’un Sisyphe têtu, qui roulerait, sans cesse, son rocher jusqu’en haut de la colline pour atteindre la vraie amitié (ou, encore, la famille ou l’union amoureuse), condamné à ce «cycle de l’absurde»; celui d’un Diogène patient, qui persisterait à chercher, à l’aide de sa lanterne, l’«homme vrai» («bon et sage»), donc, dirions-nous, désireux de vraies amitiés) ; celui de l’humain «fortuné», qui, aidé, par la «Tyché»( divinité de la mythologie grecque, tutélaire de la fortune), trouverait la vraie amitié, telle que nous l’avons définie plus haut ; celui, enfin, de l’être découragé par cette fluidité sociétale, qui se résignerait à l’ersatz de simples connaissances (d’école, de travail, de voisinage, de voyage etc.) et de contacts occasionnels, fortuits, circonstanciels, épidermiques, de convenance, en somme éphémères, noyés dans la mouvance des communications sociales d’aujourd’hui, antichambre d’une solitude dans le silence étourdissant du monde moderne.
3° Réfléchissons, maintenant, sur l’intersection, déjà évoquée, de l’amitié avec la famille (et l’amour familial), sans, certes, nous y attarder, vu notre projet de consacrer à la famille, ultérieurement, une Pensée distincte.
Certes, il est infiniment souhaitable (mais pas toujours du domaine réel du patrimoine affectif et du vécu familial), que les ingrédients précités, constitutifs de l’amitié (et, dirions-nous, aussi, de l’amour du cœur, tourné vers l’«âme-sœur» de l’union amoureuse) nourrissent, également, la famille, et inversement, dans un schéma d’intersection des traits des deux cercles : penser, par exemple, aux éloquentes appellations «frère d’âme» et «sœur d’âme», empruntées à la famille et transposées dans la dynamique de l’amitié et, de façon inverse, à l’approche parentale « être l’ami de ses enfants», soulignant la valeur ajoutée de compréhension et de communication qu’offre l’amitié.
Cela dit, la réalité actuelle de la famille, aux liens «éclatés» (bien que parfois remplacés ou recomposés : famille adoptive et famille recomposée) ou, tout simplement, en pente descendante d’érosion- dilution, est, elle aussi, à l’instar de l’amitié, fortement déficitaire dans son patrimoine affectif et d’un avenir hypothéqué par la délétère emprise de la «liquidité» de la société moderne et son entrée dans la zone de turbulence du simple relationnel sans fondements structurels. À cet égard, même l’amour parental inné (par exemple, maternel) subit l’influence de facteurs épigénétiques et environnementaux. Quant à la causalité de ce phénomène d’érosion-dilution et de «décote» sociétale de la famille, quelques variables paraissent, ici, déterminantes, soit : l’éloignement précoce, prématuré de membres de la famille de l’«oikos» (foyer familial), pris dans les vagues centrifuges d’un monde globalisé et d’extrême mobilité; le temps familial rétréci par le déploiement professionnel du couple parental et de tous les autres membres -- ascendants et descendants -- de la famille; l’éclatement-dilution du couple; la volonté hâtive d’émancipation-autonomisation des enfants; l’attrait grandissant de pans de vie situés à l’extérieur de la famille et plongés dans le brouhaha du trafic sociétal, dense et croissant, que génère l’univers des loisirs, des réseaux sociaux, des incessantes communications sociales à l’ère du numérique; l’érosion progressive de valeurs familiales et, plus largement, humaines (penser, par exemple, à la solidarité-cohésion du cercle familial et à ses traits de lien privilégié et durable), sacrifiées à l’autel d’un matérialisme économique et d’un consumérisme exacerbé (bien que les crises économiques ont pu ramener au «giron» familial, de façon, certes, circonstancielle et cyclique, certains membres -- notamment des enfants -- qui l’avaient déserté, ne fût-ce que temporairement); le profond fossé générationnel, se creusant de plus en plus dans un monde de vélocité et de déstructuration, où le présent méprise le passé, au risque de compromettre l’avenir.
Et pourtant, malgré cette érosion des liens familiaux, il n’en demeure pas moins que la famille, même déficitaire, sur ce plan de son tissu contemporain de rapports et de patrimoine affectif, dispose d’autres éléments de socle de cimentation qui manquent à l’amitié, soit : d’un construit sociologique et culturel, avec aussi un patrimoine commun de traditions familiales, de situations, de perceptions, de mémoire collective et de vécu dans l’«oikos» ou «estia» (termes empruntés à de la Grèce antique); d’un encadrement juridique (suivant, certes, l’évolution sociétale) de droits et de devoirs, souvent seul rempart de protection des membres d’une famille en érosion-dilution.
4° En somme, notre feuille de réflexion, fruit d’une démarche d’observation des deux cercles en intersection (amitié et famille) et de leur environnement sociétal, nous a permis d’alerter l’esprit et le cœur sur deux tendances lourdes de la société moderne : la fluidité des liens d’amitié et le détricotage de ceux de la famille. Et, chose plus grave, elle nous a «autorisé» à considérer que cette double érosion, loin d’être un phénomène isolé, passager et réversible, demeure inscrite dans les grandes mutations sociétales qui l’entourent et déterminent sa profondeur et gravité, avec notamment : le concassage sociétal, dans la primauté de l’économique qui engloutit les valeurs humanistes et les subordonne à la croissance, au progrès technologique, à la compétitivité et à la consommation; la poursuite du bonheur matériel aux dépens de l’éthique et de l’humanisme; la fragilité des structures sociétales et des institutions; l’apathie de l’individu , dans une atrophie affective et émotionnelle, qui l’éloigne du «prochain» et le pousse vers le monde du virtuel, le brouhaha de l’inintelligible et, in fine, la solitude, au sein d’une société qui n’encadre ni protège suffisamment l’«animal politique» d’Aristote, mais qui se limite à canaliser les flux humains dans la cacophonie, l’asymétrie et le concassage des êtres et de leurs relations.
Qu’il nous soit permis, en cette fin de feuille de réflexion, de formuler le souhait que le sort de Sisyphe ne soit pas, sur ce terrain de la quête d’amitiés profondes et pérennes, le destin dominant et que la persévérance de Diogène à la rencontre de l’«homme vrai», ami idéal, nous motive dans notre marche de vie, sur le chemin de la rencontre de l’autre!
Panayotis Soldatos
Pensée no 3
Juillet 2020
La marche de vie au seuil d’un âge avancé : quelle quête d’un futur ultime?
Qu’il nous soit permis, en préambule d’écriture, de confesser notre hésitation sémantique d’intitulé et de «cadrage» de temporalité de la «chère dernière étape» d’un être humain, laquelle, placée dans un continuum de mutations de vie, s’accommode peu de l’étanchéité d’une coupure dans la succession des âges, tant en amont qu’en aval du découpage. En effet, le long et multiforme processus du vieillissement renvoie à une temporalité bien incertaine, tant ses traits bio-fonctionnels, psychologiques et émotionnels ainsi que les perceptions, attitudes et comportements sociétaux qui s’y réfèrent varient selon les époques, les cultures et les frontières sans cesse repoussées de la longévité.
1° Aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales «avancées» (nos guillemets de scepticisme, à propos de ce qualificatif, y voient un progrès plus technoscientifique qu’humaniste), les «personnes d’âge» (plutôt qu’un euphémisme, adoucissant le terme «personne âgée» et ses nombreux synonymes, ce choix d’appellation souhaite tenir compte du large éventail de configurations et d’interactions, souvent en décalage, entre les facteurs physiologiques et les traits émotionnels des sujets ici concernés) sont soumises à un regard sociétal qui révèle deux approches contradictoires et au grand déficit d’humanité.
- Tout d’abord, à l’ère de la culture du jeunisme, de la performance et de la transformation numérique, du concassage générationnel, de la décote du processus de transmission du vécu, par les «passeurs d’âge», aux nouvelles générations (mémoire historique, traditions, expériences, valeurs sociétales) et, in fine, des turbulences du dialogue intergénérationnel, surgit une mouvance de «dégagisme» systémique (statutaire ou informel d’«encouragement»), qui éloigne progressivement les gens d’âge de fonctions sociétales aux attributs d’influence et de décision (dans le secteur public, dans le monde des professions, dans la sphère socioéconomique de production etc.) et contribue à leur marginalisation d’exclusion (l’amorce de politiques et de pratiques de leur réintégration ne pointe toujours pas vers un processus dynamique d’avenir, dans ce domaine). À cela s’ajoutent les phénomènes de bouleversement-relâchement-dilution des liens familiaux, fragilisés par la «modernité liquide» (terme de Z. Bauman) de nos sociétés et conduisant à la distanciation (physique, affective, de communication) des membres ascendants de la famille élargie.
- Parallèlement, une approche mercantile de «marchandisation» de la santé (en privatisation croissante, eu égard, notamment, aux carences du système public, récemment confirmées dans la pandémie du coronavirus) et, au-delà, dudit «mieux-vivre» sociétal, courtise et agglomère les gens d’âge, profitant de leurs vulnérabilités d’existence: ceux-ci se trouvent, en effet, déclassés, passant du statut d’«acteur aux fonctions et droits citoyens» à celui de «client-consommateur» de services médicaux-paramédicaux de prévention-conservation et, dans la tyrannie du jeunisme, de rajeunissement bio-esthétique; ils subissent, par ailleurs, l’étouffante pression d’un marketing de services du type d’un «sur mesure imposé», car d’une offre homogène, quasi cartellisée (par exemple, assurances de vie, de sécurité et de voyage aux conditionnalités d’actionnement souvent prohibitives) ou, encore, d’un «prêt-à-porter» régimenté (voyages et, au-delà, vaste gamme de loisirs standardisés, car faisant rimer «âge avancé-et homogénéité d’intérêts-goûts-passions).
2° Dans cet ordre d’idées, la mise en situation sociétale des personnes d’âge, soumises, de façon croissante, à ces courants contradictoires de distanciation-évitement-déstabilisation-exclusion, d’une part, d’embrigadement clientéliste, d’autre part, nous conduit, ici, aux cœur de la finalité de notre réflexion, celle de l’identification de leur positionnement et profil, en termes de quête de sens de vie dans ce futur ultime. En effet, loin de refléter un oxymore, ce «futur ultime», s’il est bien planifié et géré, pourra représenter une période d’accomplissement personnel eudémonique : l’humain, dans les paramètres actuels de durée de vie, passe, environ, ses deux premiers tiers à se développer, s’éduquer, se reproduire, élever une famille, exercer une activité professionnelle; or, le dernier tiers, cette «chère étape du futur ultime», le trouve libéré de pans entiers de vie passés à l’enseigne de l’édification de l’être et de l’accomplissement de devoirs familiaux-sociétaux, lui ouvrant, désormais, les arcanes du «soi», avec ses interrogations enfouies, ses projets entre parenthèses, ses aspirations en attente, ses élans freinés, ses rêves écartés, pour un nouveau voyage, le dernier, certes, aux tournants imprévus, aux vents d’Éole insondables, aux conditions sociétales variables, à la durée incertaine, mais, aussi, à l’espérance d’épanouissement.
Aujourd’hui, en effet, malgré la mercantilisation de la vie des personnes d’âge (devenues un important bassin de clientèle de services) et les phénomènes, en cascade, de leur stigmatisation - marginalisation- isolement- exclusion, celles-ci, en nombre croissant, peuvent faire preuve de résilience, voire de volontarisme actif, prêtes à réaliser leurs ultimes projets et à chercher une nouvelle et dernière feuille de route, connotée par des envies, espoirs, rêves, illusions. À cet égard, ces promeneurs du dernier cercle, se mettent, tout d’abord (le comment) en forme, de corps et d’esprit, dans une approche de conservation ou, selon le cas, de rétablissement, aux fins de rebondissement- redéploiement de vie, certes dans les limites sociétales imposées ; ensuite, ils se donnent des finalités (le pourquoi) dans cette quête de nouveaux horizons d’épanouissement, sous-tendues par des choix spontanés ou réfléchis (envie d’exister pour continuer à s’édifier et jouir de son «solde de vie»; projets concrets de réalisations), et, parfois, par des considérations philosophiques (valeurs à déployer- promouvoir - défendre dans un ultime parcours qualitatif).
3° La quête d’une marche de dernière étape révèle plusieurs profils de motivation que nous ramènerons ici (considérant les limites de cette réflexion ponctuelle et globalisante) à une catégorisation binaire qui reconnaît : les adeptes de la marche de continuité et les explorateurs de nouveaux pans de vie.
a) Les adeptes de la marche de continuité, passifs ou actifs, forment un premier profil-type de personnes d’âge dont la démarche est sous-tendue par un bilan de satisfaction, eu égard au parcours passé que l’on souhaite poursuivre, voire enrichir mais sur les mêmes traces, ou, alors, trahit à un comportement d’apraxie de résignation face à la réalisation de l’incapacité de changement.
- Pour leur part, les passifs de la continuité avancent les yeux fixés sur leur rétroviseur de vie (personnelle, familiale, sociale), y trouvant des souvenirs heureux, cherchant quelques joies renouvelées «à la marge» ou, encore, se plongeant dans une routine d’accommodement (simples contemplatifs du passé); et si, en revanche, l’image du passé y enregistrée est pâle, voire d’une triste réalité, ils s’en détournent, et, las de fatigue ou de déception pour emprunter de nouveaux sentiers, s’installent, pour «tuer le temps», dans l’antichambre de la contemplation de l’inéluctable.
- Quant aux actifs de la continuité, en plus de s’attacher à l’acquis du passé, ils s’investissent dans son approfondissement-élargissement : on y trouve, par exemple, les heureux d’un patrimoine affectif familial, dont ils furent les artisans et dont ils continuent à bénéficier (le cas, notamment, des membres ascendants de familles élargies qui retrouvent la joie de nouveaux rôles, tels que ceux illustrés dans «L’Art d’être grand-père» de Victor Hugo) et/ou ceux qui subissent toujours la force d’attraction gravitationnelle de leur profession ou d’autres activités cultivées dans la durée du temps (leur violon d'Ingres), s’efforçant d’y demeurer toujours ancrés (entièrement ou partiellement).
b) Les explorateurs de nouveaux pans de vie, osant une rupture imaginative-créative par rapport au passé, que celui-ci ait pu être heureux ou infortuné, et se mettant à la recherche de l’ultime futur
En effet, l’étape de l’âge avancé pourrait bien se prêter à un changement de trajectoire de vie, partiel ou total, dans la recherche de l’épanouissement personnel et/ou de l’utilité sociétale : après l’âge d’un vécu heureux (enfance heureuse, adolescence épanouie et nourrie de connaissances, âge adulte de formation et de devoirs de vie active, familiale, professionnelle, sociale) ou d’un parcours de désenchantements-déceptions –désillusions, la quête d’une nouvelle vie, celle jadis rêvée mais jamais atteinte ou celle nouvellement dessinée, mériterait d’être entreprise.
C’est dans cette quête de l’ultime futur que ces gens d’âge partent pour leur dernière mise en route, aux forces fragilisées mais à l’œil aguerri, affranchis du temps (car acceptant la fatalité d’un dérapage ou autre interruption) et de l’espace (car tournés vers l’immensité d’une nature invitante par sa beauté et intrigante par ses rides millénaires), avides d’exploration systématique des racines et vestiges civilisationnels de l’humain que la mondialisation de la communication rend accessibles, soucieux de l’Autre dans une humanité en détresse, assoiffés d’exercice philosophique pour «se connaître eux-mêmes», désireux d’un ultime rendez-vous de l’existence et, peut-être, d’un face à face avec leur âme d’enfant qu’ils ont voulu ou dû enfuir tout au long du continuum de leurs mutations de vie.
4° Au terme de cet exercice de réflexion, qu’il nous soit permis la formulation d’un profond souhait à toute personne d’âge qui entreprendra cette dernière marche : qu’ elle ne soit pas pressée, mais prête, comme Ulysse, aux détours, ouverte aux découvertes, disponible aux rencontres, pensant que, dans cet ultime aventure, c’est le voyage qui compte plutôt que l’arrivée, cette fin à retarder le plus longtemps possible; et qu’elle écoute l’inspirante suggestion du poète : « N’écourte pas ton voyage : mieux vaut qu’il dure de longues années et que tu abordes enfin dans ton île aux jours de ta vieillesse, riche de tout ce que tu as gagné en chemin » (extrait du poème de Constantin CAVAFY, Ithaque, trad. de Marguerite YOURCENAR, lors d’une de ses conférences).
In fine, est-ce la revanche du temps retrouvé sur le temps perdu ? À chacun de tenter d’y réponde à l’occasion de son voyage de la «chère dernière surprise», en lui souhaitant de pouvoir conclure, comme Jean-Jacques Rousseau dans ses promenades ultimes : «heureux si par mes progrès sur moi-même j'apprends à sortir de la vie, non meilleur, car cela n'est pas possible, mais plus vertueux que je n'y suis entré» (Rêveries du promeneur solitaire/ Troisième promenade), Paris, Les classiques de poche, 2001, p. 81.
Panayotis Soldatos